Le résultat du premier tour des élections présidentielles s'étant déroulées au Pérou dimanche dernier est un véritable choc. Ollanta Humala et Keiko Fujimori vont en effet se retrouver face à face aux deuxième tour qui aura lieu probablement le 5 juin prochain. Or il s'agit de deux candidats problématiques dont l'ascension en dit long sur la stabilité démocratique dans ce pays d'Amérique Latine.
Humala, qui avait déjà remporté le premier tour lors des élections de 2006 pour finalement s'incliner face à Alan Garcia, s'affirme comme le seul candidat "de gauche". Ancien militaire ayant servi pendant le conflit armé interne (1980-2000), on le soupçonne d'avoir participé à des actes de répression dans le cadre de la lutte contre subversive. En 2000 dans le Sud du pays, il mène en compagnie de son frère Antauro un soulèvement contre Alberto Fujimori alors président depuis 1990. Ils avaients été faits prisonniers mais avaient été remis en liberté quelques temps après, alors qu'Alberto Fujimori avait renoncé à la présidence et fuit au Japon. Il est par ailleurs difficile de ne pas mentionner le fait qu'Antauro dirige de son côté le mouvement etnocacériste, une sorte de parti indigéniste et nationaliste dont les objectifs sont, entre autres, de défendre les intérêts particuliers du Pérou (en tout premier lieu face au Chili, l'"ennemi" séculaire), d'installer un pouvoir"indigène" ou encore de légaliser et libéraliser la culture de la feuille de Coca. Le 1er janvier 2005, il avait ainsi mené un soulèvement dans la ville d'Andahuaylas dans les Andes péruviennes qui s'était soldé par 8 morts (dont des policiers) et son emprisonnement dans un pénitentier de Lima. Alors qu'il n'avait toujours pas été jugé en 2006, il s'était lui aussi présenté à la présidentielle depuis sa prison, non sans provoquer une certaine confusion chez les électeurs, les deux frères candidats s'étant alors déclarés bien évidemment la guerre. Ollanta Humala avait pour cette raison incarné le "candidat de la catastrophe", celui qui instaurerait un climat de racisme et d'intolérance, faisant ainsi fuir les investisseurs étrangers dont dépend encore étroitement le développement économique. Il avait par ailleurs été présenté comme le candidat des ignorants, de ces "cholos" illétrés qui empêchaient le pays de progresser selon le point de vue des classes dominantes liméniennes. Ollanta Humala avait alors fait l'objet d'une attaque en règle de la part de la plupart des médias nationaux qui le présentaient à l'époque comme un "pion de Hugo Chavez", des assertions qui ne l'ont apparemment pas empêché de gagner une nouvelle fois le premier tour des élections présidentielles cinq ans plus tard.
Le cas de Keiko Fujimori est différend. Alors qu'Ollanta Humala possède un programme, le seul véritable leitmotiv sur lequel repose la campagne de Keiko s'appuie sur le fait qu'elle est la fille d'Alberto Fujimori, celui-là même qui avait fuit au Japon après avoir régné en maître sur le pays pendant plus de dix ans. Après moults préripéties juridiques et politiques, Alberto Fujirmori avait finalement été extradé au Pérou en 2007 et jugé deux ans plus tard à 25 ans de prison pour divers chefs d'inculpation incluant la violation des droits humains. On pourrait croire ici que le lien de filiation représenterait alors un certain handicap. Ce n'est pas le cas, loin de là. Alberto Fujimori continue en effet de bénéficier d'un réel soutien de certains secteurs de la population dans la mesure où il est encore considéré par une majorité de péruviens comme étant celui ayant réussi à en finir avec "le terrorisme" (la majorité des cadres des groupes armés actifs à cette époque au Pérou ayant été en effet arrêté dans les années 1990). Par ailleurs, il était arrivé au pouvoir alors que le pays se trouvait dans une crise économique sans précédent, et avait embrassé sans hésitation les mesures néolibérales prônées à l'époque par le Consensus de Washington. La reprise en main et la modernisation de l'économie nationale, si elle aura des effets dramatiques sur les secteurs les plus appauvris et sur la démocratie, reste encore aujourd'hui associées à son arrivée au pouvoir. Cette popularité profite ainsi à sa fille qui en avait déjà profité en 2006 pour se faire élire comme congressiste.
Ollanta Humala et Keiko Fujimori sont deux candidats bien différents, aussi bien dans leur style que dans leurs idéologies. Le premier, qui a su tirer les leçons de sa première candidature, a abandonné le discours éthnique et anti-système et essaye maintenant de concilier un idéal de justice sociale tout en assurant la poursuite du modèle économique actuel. Il cherche ainsi à briser l'association qui lui est faite avec Hugo Chavez dans la presse en se rapprochant plus sensiblement d'un style "à la Lula". Keiko fait reposer l'essentiel de son projet politique sur les "réussistes" passées de son père et son rejet des condamnations dont il a fait l'objet. Elle trouve elle aussi un certain appui parmi les secteurs les plus marginalisés, dans les quartiers excentrés de Lima mais aussi dans certaines régions des Andes, celles notamment ayant été le plus affectées par le conflit armé où l'on considère bien volontiers que Fujimori a permis de ramener un semblant de paix.
Ces deux candidats cependant, partagent un certain nombre de points communs. Tous deux symbolisent ainsi à leur manière l'amnésie dont semble souffir le Pérou vis-à-vis d'un passé pourtant récent. Tous deux se retrouvent liés, directement ou indirectement, à des cas de violations de droits humains et adoptent ou ont adopté un discours et des pratiques politiques difficilement conciliables avec la démocratie. Tous deux en outre gagnent l'essentiel de leur vote parmi les classes populaires, les secteurs marginalisés, "les pauvres", les "indiens", ce qui ne les empêche pas de pouvoir compter sur certains membres de l'oligarchie (intellectuelle ou entreprenariale) afin de mener leur campagne. Tous deux enfin, ont été considérés, jusqu'au tous derniers moments de la campagne du premier tour, comme des "outsiders".
En effet, pendant plusieurs semaines, voir mois, les sondages étaient dominés par Alejandro Toledo, qui avait été président du Pérou entre 2001 et 2006. Ollanta Humala et Keiko Fujimori le suivaient d'assez loin, alors que deux autres candidats, Perdo Pablo Kuczynski (PPK), chef d'entrerpise ancien ministre de Toledo, et Luis Castaneda, ancien maire de Lima, pouvaient encore tirer leur carte du jeu. Cela a notamment été le cas pour PPK qui avait récemment réussi à rattrapper Toledo dans les sondages en attirant de plus en plus le soutien des liméniens de classes moyennes ou aisées. Péruvien d'origine polonaise, PPK est avant tout un chef d'entreprise millionnaire (si ce n'est milliardaire), naturalisé américain depuis le début des années 1980. Alors que les Etats-Unis ne reconnaissent pas la double nationalité, il avait promis de renoncer à la nationalité américaine en cas d'élection (chose fort improbable lorsque l'on sait que toute personne décidant de renoncer à la nationalité américaine doit rembourser 30% de tout ce qu'elle a gagné aux Etats-Unis). Malgré cela, PPK a gagné des votes peu à peu, en s'imposant finalement comme le candidat des classes privilégiées et détournant une grande partie des électeurs d'Alejandro Toledo et même de Castaneda.
Résultat des courses, aucun des trois "favoris" des classes dominantes ne passeront au deuxième tour, et les oustiders "border line" ont la voie libre.
Ce qui est intéressant cependant ici n'est pas de voir que ce sont ceux qu'on n'attendaient pas "vraiment" qui finalement s'imposent au premier tour. Mais d'observer les réactions et les commentaires que suscitent de tels résultats sur les réseaux sociaux tel que l'incontournable Facebook ou sur les sites internet des principaux médias péruviens. Ainsi, certains usagers se plaignent de devoir "supporter et assumer le vote majoritaire des ignorants". Les "indiens", encore une fois, sont reconnus comme les responsables de cette débâcle électorale qu'ils auraient provoquée sans même en avoir conscience. Le racisme, encore une fois, a trouvé un bon créneau et peut alors s'exprimer en toute impunité, comme cela est régulièrement le cas au Pérou (et ailleurs, devrait-on souligner...).
En réalité, ce premier tour à révélé les brèches profondes qui structurent la société péruvienne selon l'appartenance etnique, le capital culturel ou économique, mais a montré surtout que les quelques 7% de croissance économique dont se sont targués les gouvernements antérieurs n'ont rien fait pour une meilleure redistribution des richesses ni pour une réelle intégration des secteurs marginaux qui sont cependant constitués par la majorité de la population.
Les personnes analphabètes (c'est-à-dire de langue maternelle native et ne lisant ni n'écrivant l'espagnol) n'ont eu le droit de vote qu'en 1980, lors du retour à la démocratie après plusieurs années de dictature militaire. Mais cette même année, le Sentier Lumineux déclare la guerre à l'Etat péruvien et démarre un série d'interventions armées dans les zones rurales andines situées au Centre et au Sud du pays en prenant pour cible cette même population. A la violence extrême déployée par cette organisation, va alors répondre celle des forces armées appelées à la rescousse et chargées de la lutte contre-insurrectionnelle dans un conflit qui aura fait presque 70 000 morts. Par la suite, les réformes néolibérales entamées dans les années 1990 et la mise en place de programmes de luttes contre la pauvreté ciblés ont d'une certaine manière contribué à renforcer les inégalités et les disparités sociales. Si certaines régions connaissent un réel développement au Pérou (notamment les zones côtiéres du Nord et du Sud) et que Lima n'est plus le seul poumon économique du pays, les départements andins restent partiellement marginalisés. L'administration des mines, généralement gérées par des compagnies étrangères, est désastreuse pour le développement humain et la protection de l'envirronnement. Le boom de l'agro-industrie participe quant à lui du déséquilibre des cultures vivrères, menace l'écologie et les ressources naturelles en eaux et reproduit le système grands propriétaires - peones qui s'est pourtant révélé problematique pour une réelle intégration du monde rural dans l'économie nationale et le développement social tout au long de l'histoire du Pérou. Enfin, la culture illégale de la feuille de Coca et le narcotrafic maintiennent une instabilité sociale et politique dans des régions où l'Etat reste absent, laissant les populations locales comme des laissés-pour-compte.
Or, il serait erroné d'utiliser ces constats afin de justifier "l'ignorance" dont font preuve les pauvres. Mon expérience de terrain dans ces régions m'a appris que, bien qu'on leur demande rarement leur avis, les habitants des communautés andines sont généralement capables d'exprimer une opinion bien tranchée sur la politique de leur pays, ainsi que de susciter de fortes mobilisations politiques et sociales. Ils sont donc loing d'être aussi "ignorants" qu'on voudrait bien le croire, et votent en leur âme et conscience. Bien sûr qu'ils seront influencés par des candidats qui sauront instrumentaliser leur frustration et sentiments d'injustice au sein de leur stratégie électorale.Mais ils auront aussi conscience, j'en suis persuadée, de jouer le rôle du chien dans le potager en votant pour des candidats comme Humala et Keiko Fujimori.
Il est peut-être un peu tôt pour tirer des leçons de ce premier tour. Mais d'ores et déjà il est possible de dire qu'il va peut-être permettre aux secteurs dominants de la société péruvienne d'ouvrir les yeux. Il va peut-être aussi, bon gré, mal gré, mettre en valeur de nouveaux profils politiques et de susciter de réelle vocations. Il montre surtout que malgré tout, le vote reste une arme lorsqu'il s'agit, pour la majorité silencieuse, de s'exprimer. La minorité hurlante saura t-elle se taire deux minutes et écouter ?