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Billet de blog 24 juillet 2013

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Protestations sociales à Lima: CORRIGE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On ne l'observe pas si souvent à Lima. Ce lundi 22 juillet, près de deux mille de personnes ont manifesté dans les rues du centre de la capitale péruvienne afin de protester contre la corruption du Congrès et l'assujettissement de ses membres aux lobbys d'intérêts privés, dont, notamment, le CONFIEP (équivalent du MEDEF). Contrairement aux mobilisations sociales que l'on peut observer dans les zones rurales, autour de la problématique de l'exploitation des ressources minières notamment, ce sont les représentants des classes moyennes éduquées de la capitale qui ont spontanément exprimé leur rejet de la classe politique. Si plusieurs groupes d'intérêts se sont saisis de cette opportunité afin de servir leur propre agenda, il n'en reste pas moins vrai que l'on pourrait bien être en train d'assister à une véritable renaissance de la protestation sociale urbaine au Pérou.

Un système politique à bout de souffle

Le Pérou est en effet entré dans une crise politique sans précédent alors que les partis Fuerza Popular y Perú Posible se sont alliés à la majorité du Président Ollanta Humala (Gana Peru) afin de se "partager" les sièges vacants au Tribunal Constitutionnel, à la Banque Centrale et à la fonction d'Ombudsman. Si la formation d'alliances entre les diverses mouvances composant la scène politique péruvienne n'est pas chose exceptionnelle en soi, l'évident mépris des congressistes vis-à-vis de leurs électeurs a soulevé l'indignation générale. Dirigeante du parti Fuerza Popular et candidate malheureuse du second tour des élections présidentielles de 2011, Keiko Fujimori n'est autre que la fille d'Alberto Fujimori, qui dirigea le pays d'une main de fer entre 1900 et 2000. Or, bien qu'il purge à l'heure actuelle une peine de vingt-cinq ans de prison pour différents chefs d'inculpation dont la violation des droits humains et la corruption des institutions, A. Fujimori est resté un politicien populaire et influent dans certains milieux, notamment celui du secteur privé qui le considère comme celui ayant permis la modernisation du pays grâce à l'adoption d'un régime économique ultra-libéral dans les années 1990. Sa présence au second tour des élections présidentielles avait créé un choc parmi les électeurs et beaucoup de péruviens s'étaient résolus à voter pour O. Humala à contre-coeur, dans le seul but d'empêcher un éventuel retour du fujimorisme à la tête du pays. Perú Posible de son côté est le parti d'Alejandro Toledo, président entre 2001 et 2006. Alors qu’il se présente en théorie comme un opposant au groupe mené par Keiko Fujimori, A. Toledo et se trouve à l’heure actuelle au centre de plusieurs scandales financiers et accusé de nombreux faits de corruption  qui ont fait de lui la cible de sévères critiques de la part de l'opinion publique. Dans ce contexte, on comprend que l'accord passé entre les trois partis, qui s'assuraient ainsi la majorité des votes au Congrès ait pu scandaliser les électeurs.

A peine les nominations controversées avaient-elles été données mercredi dernier que les partis non inclus dans l'accord quittaient l'hémicycle tandis que des centaines de personnes s'étaient réunies devant le Congrès afin de manifester leur désaccord face à une (trop) évidente clientélisation de la politique péruvienne. Or, bien que les personnalités nommées par le biais de l'accord annonçaient peu à peu leur retrait du poste injustement acquis, la mobilisation de la société civile s'est poursuivie jusqu'à former une véritable manifestation réunissant plusieurs milliers de personnes.

Un nouveau visage de la protestation sociale?

Etrange manifestation en vérité, qui est parvenue à mobiliser de façon relativement spontanée une population plutôt hétérogène grâce au relais exercé par les fameux réseaux sociaux sous l'acronyme #tomalacalle (#accaparelarue, dans la traduction française). Ce sont cependant en majorité des étudiants ou de jeunes professionnels de l’action sociale issus des classes moyennes, qui se sont déplacés lundi soir dans le Centre de Lima. A leurs côtés, des activistes des Droits de l'Homme et représentants d'ONGs, quarantenaires ayant pour certain d'entre eux étudié à l'étranger et étant habitués à traiter avec la presse et les caméras, côtoyaient "les vieux de la vieille" de la gauche déchue des années 1970 -80, de vieux messieurs aux sourcils froncés et à l'air digne, serrés en rang d'oignon derrière une banderole d'un autre âge. Quelques pancartes témoignaient fièrement quant à elles de la présence de groupes militants gays et lesbiens, qui ont ainsi profité de l'occasion quant à eux pour dénoncer le manque de représentation de leur communauté au sein du parlement. Beaucoup de gens étaient là aussi enfin parce qu'ils avaient entendu parler de la mobilisation, ou parce qu'un de leurs amis de fac les avait motivés. A 18 h ce lundi, tout ce petit monde se croisait gaiment, échangeant des saluts et des politesses, prenant des photos et distribuant des tracts, regroupé autour de la statue de San Martin, le fondateur de la nation péruvienne, imperturbable.

Après une petite heure à s'échauffer sur la place, le cortège s'est mis en branle en direction du Palais de Justice, puis le long d'une des avenues principales menant au centre ville, pour enfin se diriger vers le Congrès. Sans leader véritable pour prendre le commandement des opérations, c'est tout d'abord de façon hésitante que la foule s'est aventurée à marteler le pavé osant petit à petit investir l'espace public jusqu'à bloquer des rues entières, suivie de près par des policiers armés jusqu'aux dents et en manque d'instructions claires Plutôt que des slogans hurlés à tue-tête, ce sont avant tout des expressions d'hésitation qui émanent de cette foule frileuse à la trajectoire. Petit à petit cependant, le rassemblement s'est fait de plus en plus compact, de plus en plus énergique, de plus en plus indigné, jusqu'à courageusement se décider à se diriger vers le Congrès, alors en séance extraordinaire. C'est là que les policiers ont réagi, en bloquant l'accès, en lançant des bombes lacrymogènes et en arrêtant quelques   personnes relâchées le lendemain.

Depuis, les partis incriminés sont plus ou moins revenus sur leur accord. Il semblerait que la mobilisation de l'opinion publique ait, en partie, vaguement retenu l'attention d'une classe politique peu habituée à voir les rues investies par les classes moyennes qui, si elles forment la majorité de la société civile organisée, reste en réalité peu mobilisées en politique. Près de deux mille personnes se sont ainsi réunies spontanément, ont cherché une direction à leurs pas, ne sachant trop qui suivre, puisque ce mouvement n'a pas (encore?) identifié de leader et qu'il n'est pour le moment dominé par aucun groupe militant ou activiste particulier. Pas de proposition d'alternative politique, si ce n'est, pour certains, celle d'une nouvelle Constitution, pas de représentants, pas de consigne, mais finalement une certaine cohérence dans cette protestation sociale qui peu à peu à réussi à exprimer le rejet des péruviens de leur classe dirigeante.

L'absence des classes populaires

Les organisations sociales de base, tels les fameux "clubs de mères", associations de quartiers ou syndicats, sont restés de leur côté en effet soit absents, soit particulièrement discrets. Malgré la présence de quelques groupuscules se réclamant des mobilisations paysannes contre l'exploitation minière, qui commencent à tisser les premiers fils d'une nouvelle gauche mobilisée autour du capital environnemental, ce sont avant tout des secteurs sociaux relativement privilégiés qui ont manifesté lundi soir.

La protestation contre le Congrès dont le Pérou est actuellement le théâtre manque t-elle de représentativité pour autant ?

Le Pérou se présente comme un pays marqué par des divisions et ruptures nées d'un passé colonial et d'une hiérarchisation des rapports sociaux au sein de laquelle l'appartenance de classe et l'identité ethnique, pour ne parler que d'elles, jouent un rôle fondamental. L'arrivée au second tour d'O. Humala en 2011, massivement appuyé par les populations rurales, avaient déclenché les vindictes des "limeños" des classes supérieures qui se lamentaient de "l'ignorance de ces indiens prêts à voter pour n'importe qui". Ces mêmes réseaux sociaux ayant permis le relais des informations sur les protestations de cette dernière semaine avaient alors représentés les canaux de l'expression d'un racisme décomplexé. On retrouvera ce même type de discours un an plus tard, à l'occasion des mobilisations formées par les communautés andines de la région de Cajamarca contre l'exploitation du mine d'or menaçant leurs ressources hydrauliques.

A dix ans de la publication du rapport final de la Commission Vérité et Réconciliation faisant le point sur vingt ans de conflit et de violence politique (entre 1980 et 2000), la société péruvienne apparaît encore dans son extrême polarité et porte les traces des colères inassouvies d'un passé extrêmement violent. Au cours de cette période, près de 70 000 personnes, pour la majorité d'entre elles issues des zones rurales et quechuaphones, trouvèrent la mort dans l'indifférence des classes moyennes et supérieures liméniennes.

Or, le fait que ce soient elles qui se soient mobilisées lundi auprès des activistes et militants montre une certaine évolution des représentations sociales circulant autour de la politique au Pérou. Ces classes sociales, qui connaissent un certain essor du la croissance économique soutenue suivie par le pays depuis quelques années, se montrent de moins en moins prêtes en effet à céder à leur confort au prix de leurs prétentions démocratiques. Cela est un fait relativement nouveau. La très forte présence des jeunes montre en outre une certaine prédisposition des jeunes générations à investir l'espace public et se sentir sujets de droits. Dans un pays encore traumatisé par la violence du conflit armé, ce n'est pas rien.

Vers une nouvelle génération politique ?

"Pérou, je t'aime, c'est pour cela que je te défends" "Péruvien, écoute, ton peuple t'attend", sont quelques uns des slogans scandés tout au long de la manifestation de ce lundi.

Il y a encore dix ans, quand je commençais tout juste à faire du travail de terrain au Pérou, la plupart des gens que je rencontrais exprimaient leur profond désir de partir à l'étranger et portaient un regard très négatif sur leur pays. Or on assiste ces dernières années cependant à une certaine réaffirmation de la "péruanité". Or jusqu'à présent, cette dernière avait, à mon sens, surtout des relents de ce nationalisme dont, en tant qu'Européenne, et à fortiori française, je me méfie tant. Mais ces slogans m’ont ce lundi évoqué tout autre chose. Loin d'être « impérialistes », ils exprimaient avant tout une forme de réappropriation de l'identité nationale par une génération qui ne se reconnaît pas dans ses représentants, mais qui n'en pas pour autant pas prête à jeter le bébé avec l'eau du bain. La démocratie pour ces jeunes, ne se résume pas à la capacité de gouvernants à moderniser le pays et améliorer les conditions de vie de ses citoyens. Elle apparaît aussi comme un moyen de créer un espace où peut être représentée la diversité de la société péruvienne, où peuvent être rassemblés les différents groupes qui la composent, en dépassant les nombreuses dichotomies du pays. La démocratie semble être vécue comme le moyen de se réapproprier une nation dont les contours ont jusqu'alors toujours été esquissés par l'oligarchie.

Cela paraît ingénu, idéaliste, et moi même, si prompte à me lamenter de l'indifférence de liméniens face au reste du pays, n'en croit pas mes doigts alors qu'ils frappent ces derniers mots. Mais pourtant, un changement, timide et indécis, s'est fait sentir ce lundi. Tous ces jeunes en effet, n'ont pas, comme cela pu être le cas de leurs parents, voir même de leurs aînés, grandi dans la peur, avec une jeunesse rythmée par les coupures d'électricité et le "couvre feu", assommés par des médias sensationnalistes et pourvoyeurs de colère, et faisant la queue des heures pour un kilo de sucre. Les jeunes qui se sont mobilisés lundis soir n'ont pas peur de passer pour des "terroristes" tout simplement parce qu'ils remettent en cause la légitimité du pouvoir établi. Ils se sentent investis de leurs droits et estiment que la liberté d'expression fait partie de leurs prérogatives de citoyens. Les militants marginaux de gauche et activistes de droits de l'homme ont-ils enfin trouvé des partenaires ?

Il y a à peine quelques semaines, Sao Paulo, aujourd'hui, en version (extrêmement réduite), Lima. Entre les mobilisations sociales autour de l'exploitation des ressources, l'émergence de mouvements identitaires qui ont largement investi la scène politique, notamment dans des pays comme l'Equateur et la Bolivie et l'affirmation d'une espèce de "nouvelle gauche" à la fois libérale mais qui revendique aussi son autonomie vis-à-vis des grandes puissances, l'Amérique Latine est actuellement le théâtre de modèles de société alternatifs. Il est ainsi frappant de voir cohabiter dans un même espace un système discriminatoire si puissant et d'aussi grandes inégalités, avec autant d'innovation et d'affirmation d'un sous-continent à la fois très divisé et très uni.

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