Chers Cahiers,
Voilà, puisque votre dernier edito le réclamait, je me suis infligé Tardes de Soledad – quoique votre travail de critiques, ainsi que les multiples interviews que vous lui aviez consacrées, m’en avaient déjà donné une idée très précise.
Mon discours à son endroit, comme de votre couverture de celui-ci, ne change donc pas d’un iota. En revanche, ayant passé deux heures à y penser, j’ai formulé de nouvelles remarques, que j’aimerais vous soumettre ici.
Je n’ai jamais beaucoup aimé les films d’Albert Serra, et je pense pouvoir dire que Tardes de Soledad est, à mon sens, son plus regardable, c’est-à-dire celui qui lui ressemble le moins (vous en parliez en évoquant son usage exceptionnel de la musique). C’est à la fois le plus fort et le plus beau. Les images sont puissantes, et elles sont sidérantes.
Seulement voilà. Cette force, cette beauté, procèdent des plans de taureaux. C’est là que ça coince : nous tenons l’héritier anachronique de Cannibal Holocaust. Vous connaissez ce film de Ruggero Deodato sorti il y a 45 ans, qui se faisait passer pour un snuff movie au point de faire fuir les gens de la salle… Parce que c’en était vraiment un : d’un point de vue humain, spéciste, non bien sûr ; d’un point de vue animal, oui : chaque prise de la décapitation d’un saïmiri à la machette requit la mise à mort d’un nouveau primate, dont on ne peut plus nier qu’il s’agit de petites personnes, sensibles à la peur, et à la douleur évidemment. Ruggero Deodato, peu avant sa mort, admit d’ailleurs que s’il devait refaire le film aujourd’hui, il ne recommencerait pas. On sentait qu’il avait honte. Reste que le succès de son film est dû à ces animaux, singes, tortue, cochon, tués devant sa caméra : ce sont ces scènes-là, pas les scènes de maquillage gore et d’actrices époumonées, qui ont fait vomir le public, et marqué la réception.
Je pense à Ruggero Deodato mais aussi, plus proche de nous, à Julia Ducournau, dont Grave se gargarisait également de faire tomber son public dans les pommes : mais comment ? Par la force de sa mise en scène, de son récit ? Pas du tout : c’était encore une histoire d’animaux. Grave a été tourné dans une école vétérinaire, on y trouve de nombreux plans d’animaux filmés comme de vulgaires morceaux de chair. Quant aux doigts humains que dévore Garance Marillier dans une de ces stupides « scènes choc », ne sont-elles pas en gélatine de porc ? Deodato, Ducournau, Serra, je pourrais encore ajouter Howard Hawks ou Naomi Kawase : la force de leurs films avec animaux procède, très largement, de leur exploitation violente. C’est comme ça qu’ils choquent, c’est à ça qu’ils carburent. C’est de l’exploitation animale 1.0. Ils capitalisent sur cette zone grise dans la morale spéciste : il ne faut pas tuer d’animaux inutilement. Ce qui laisse quand même la possibilité de choisir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Or dans le milieu du cinéma, on a plutôt tendance à ne pas trouver le septième art inutile… C’est l’un des plus vieux trucs de l’histoire, regardez les premiers Cooper & Shoedsack : taper dans cette zone grise, et transcender son film à peu de frais.
De fait, si Tardes de Soledad est si beau et si fort, c’est avant tout grâce aux taureaux. Et ce que vous devriez comprendre, c’est que si l’indignation des animalistes décoiffe à ce point, c’est qu’elle a trait à quelque chose de beaucoup plus intime et diffus que la corrida : le rapport à la viande. La viande, c’est bon, c’est beau, c’est culturel. Pourtant, les animalistes en réclament l’abolition dans nos sociétés. Parce que ça exploite des animaux. Qu’on doit donc s’en passer, puisque c’est inutile.
Tardes de Soledad, c’est exactement la même chose. La corrida est belle, et la beauté du film procède de la beauté du taureau : de la beauté de la violence. C’est le principe des spectacles de gladiateurs, de la boxe, des films de Tarantino, bref, ne faisons pas semblant. Quant à la force du film, elle procède de la force du sang : c’est pourquoi les plans de Roca Rey maculé sont aussi impressionnants. On pourrait s’adonner à quelques génuflexions théoriques pour arguer que cette beauté et cette force ne sont pas parfaitement les mêmes, certes ; mais une chose demeure : elles en procèdent. Elles en dépendent. Elles ont partie liée.
C’est ici que le problème posé par Tardes de Soledad rejoint celui de la viande. Il y a de la sauce autour, des condiments, de la cuisine – musique, montage, cadrage… Et c’est beau, et c’est bon. Mais au milieu, qu’est-ce qu’il y a ? Un animal torturé.
En cela, Tardes de Soledad est avant tout un film de carnistes, c’est-à-dire de personnes qui acceptent que le plaisir humain, peu importe son caractère vital, supercède le simple droit à la vie d’un animal. Il y a 2 % de végétariens dans la société, ce qui fait 2 % de végétariens dans la critique – peut-être légèrement plus en étant optimiste : ainsi, à quelques très rares exceptions près, Serra a été défendu par des gens qui mangent encore de la viande, et attaqué par des végétariens et des végétariennes.
C’est aussi « bête » que ça. Tu manges encore de la viande ? Tu peux aimer Tardes de Soledad : a fortiori parce que l’animal tué dans l’arène y est mieux respecté que dans un abattoir. Cet angle mort de la critique, qui n’est pas constituée de pures pages blanches, ouvertes « au seul acte de regarder » (en dépit de ce que votre edito suggère), pose un réel problème – c’est la raison pour laquelle j’ai écrit Le Cinéma des animaux. On ne pense pas un film de la même manière si l’on considère les animaux comme des aliments potentiels, et si on les considère comme des personnes.

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Quiconque regarde les taureaux de Tardes de Soledad non comme des clones, des spécimens ou des machines, mais comme des individus – ce qu’ils sont, question d’éthologie élémentaire – se trouve ici confronté à des scènes insoutenables. Serra ne les individualise à aucun moment, avez-vous remarqué ? À l’exception de leur robe, détail purement graphique, rien ne permet de différencier un taureau d’un autre. C’est toujours le même qui meurt. Circulez, il y a rien à voir : le rond de l’arène est une boucle temporelle. C’est la base du principe de l’abattoir. C’est la base des massacres. Aucune mort n’est un événement, puisqu’aucun animal n’est quelqu’un en particulier. On pourrait tout aussi bien être en train de cueillir des pâquerettes.
Ce genre de chose, en 2025, devrait mettre la puce à l’oreille, signaler un cinéaste certes spéciste – ce n’est pas vraiment une surprise, on parle quand même de l’idéologie dominante chez nous – mais surtout : partisan. En tout franchise, qu’Albert Serra soit pour ou contre la corrida, je m’en fous. Ce qui importe, c’est qu’il ait fait ce film comme il l’a fait : grâce au martyre de dizaines d’animaux. De personnes non-humaines dont on n’aura jamais connu les noms, ni le passé, ni les personnalités, au profit d’un présent insultant, dégradant, et tendant à faire croire que c’est toujours le même taureau qui meurt. Prétendument ni pour ni contre la corrida (ce qui est une comédie, regardez le compte Instagram de Serra, il posait en matador en 2016), mais résolument pour le spécisme, c’est-à-dire la ségrégation radicale et violente des humains et des autres animaux. En d’autres termes, c’est un militant.
Dès lors que le taureau est considéré comme la petite personne qu’il est, Tardes de Soledad n’est plus seulement un film certes violent et cruel, mais surtout très beau et très fort : c’est, sans équivoque, un film insoutenable, immonde et méprisable. D’autant plus qu’il ne prétend porter aucun discours contre la corrida : rester neutre en regardant d’aussi près mourir d’aussi grands animaux – là est l’abjection. Couverte par la critique amatrice d’entrecôtes. Je vous en veux beaucoup.
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Le principe même de la corrida, c’est de décorer la violence pour la sublimer. On pourrait même dire que la corrida, c’est déjà du cinéma – dans la mesure où certains films cherchent aussi à sublimer la violence ; je citais Tarantino, mais ça marche aussi avec John Ford, Mel Gibson ou Katryn Bigelow. L’arène est ronde comme un objectif de caméra. On parle des habits de lumière parce que le matador est un projectionniste : chargé de projeter le sang sur l’écran du sable. C’est ça le spectacle. C’est ça qu’on vient voir. Tardes de Soledad, c’est de la corrida en distanciel, ni plus, ni moins. Le film de Serra permet d’assister à la corrida aux premières loges : si un art cinématographique se déploie ici, c’est celui d’être le plus transparent possible pour donner accès à la corrida dans sa forme la plus pure – sans la déformation du plan large et du public ; sans la déformation non plus des caméras cachées d’activistes infiltrés. C’est Shine a light, de Scorsese, qui permettait de regarder un concert des Rolling Stones de tout près. Ce que fait aimer Serra ici, ce qu’il fait admirer, c’est la corrida dans son essence. Il n’y a rien d’autre à voir.
Apprécier le film en croyant se désolidariser de la pratique est à peu près aussi naïf que de prétendre aimer La Vie d’Adèle indépendamment de l’érotisme de ses scènes de cul. Ou Shine a light sans aimer les Rolling Stones. Permettez-moi d’insister, mais la neutralité de Serra est hypocrite : accorder le moindre crédit à son discours « ni pour ni contre », lui qui avouait volontiers, interviewé dans les régions taurines, avoir assisté à de nombreuses corridas aussi bien dans son enfance que ces dernières années… C’est ridicule. Marcos Uzal va encore sauter au plafond – lui qui oublie peut-être, comparant Tardes de Soledad au Sang des bêtes, que le film de Franju se termine par un criant écho à la Shoah –, mais c’est comme si vous aviez défendu La Zone d’intérêt en précisant que vous n’étiez ni pour, ni contre les camps de concentration, et que le film vous intéressait surtout pour sa proposition de cinéma. Ça grince, hein ? Pour quiconque considère les taureaux martyrisés comme autre chose que des émanations de la nature ou des clones reproductibles à l’infini, la différence entre la détresse absolue d’un humain dont on cisaille le cerveau et celle d’un taureau n’est que de degré, pas de nature.
Au sujet de la corrida et de sa violence à découvert, la critique ne peut pas ne pas prendre position. Je me souviens de Jérôme Momcilovic, dans un podcast sur le film, qui commence une phrase en disant : « sans être le moins du monde militant, je ne vois pas comment le film pourrait convaincre les gens d’autre chose que de l’indignité de ce spectacle ». Tout est dit : le film n’est pas pour, mais pas contre non plus ; à tel point que quelqu’un qui vient de se l’enquiller peut toujours se sentir « le moins du monde militant ». C’est dire la charge offensive du truc ! A l’époque, Jacky Goldberg avait raconté dans une critique cannoise s’être commandé une omelette aux lardons en sortant d’Okja, et j’avais déjà écrit que c’était la preuve que Bong Joon-Ho se foutait du monde. Les critiques ne sont pas de purs esprits. S’ils continuent de ne pas prendre position sur la viande ou la corrida après avoir vu un film prétendument engagé, c’est que le réalisateur faisait semblant d’appuyer là où ça fait mal. Parce que les animaux font vendre, parce que leur souffrance est fascinante. Oldest trick in the book.
Être critique, ce n’est pas feindre de n’être atteint qu’en esthète – relisez le texte d’Olivia Cooper-Hadjian sur Monteiro, bon sang. Une scène peut annuler toute une filmographie. Tardes de Soledad, dans un monde où le spécisme ne serait pas aussi largement toléré, annulerait celle de Serra.
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J’étais heureux que l’edito mentionne les snuff movies, parce que personne n’en avait parlé nulle part. Je n’ai également pas du tout entendu parler de pornographie. Les signaux ne manquent pourtant pas, mais là encore, c’est un angle mort – le considérer ferait honte au spectacteur, et écornerait passablement l’image de l’artiste catalan. Comme la corrida, la pornographie est légale, et l’on peut consommer tous les viols simulés que l’on veut, jusqu’à ce que de vrais procès aient lieu, parce que des « actrices » ont dénoncé leur martyre. Un film sur la corrida, une vidéo de viol prétendument simulé sur un site pornographique, c’est le même principe : c’est transgressif, c’est fort, ça décuple la puissance de l’image, et l’adrénaline du spectateur.
Cette idée m’est d’abord venue lors d’un des plans du début, où Serra essaie de cadrer la plaie sur l’échine du taureau comme si c’était une vulve. L’objectif n’est-il pas, pour le matador aux super couilles, d’y enfoncer son épée jusqu’à la garde ? Tout est obscène ici ; pas un mot nulle part en revanche à ce sujet. Y compris dans les textes qui voyaient en Serra un féministe undercover qui ferait la satire d’une forme de masculinité (ce à quoi je ne crois pas une seconde) : pas un mot sur le fait que, dans l’arène, ce sont des tournantes qui ont lieu. Pénétration, sang, « quelles couilles », « Oh c’est bien rentré au fond », les banderilles remplaçant les organes génitaux écrasés dans le pantalon des matadors… Que les Cahiers aient consacré un dossier à la réception du Dernier tango à Paris dans un numéro dont la une représentait le perpétrateur de multiples violences non-simulées : voilà l’acte manqué le plus catastrophique de votre histoire.
Comme des sexistes de l’époque, vous soutenez le film tout en évacuant pudiquement la question éthique en début de texte (n°818, p.20). On n’est pas contre, mais on n’est pas pour non plus, alors ça passe ! On est neutres, on est critiques, quoi ! Vous y croyez sérieusement, à cette impartialité ? Le « pour moi, non » de Marcos Uzal dans l’edito de juin me laisse croire que non. Mais alors n’est-il pas temps de se poser quelques questions, y compris sur les animaux, qui ne sont pas des choses ?
Ce qui m’a donné envie de vomir devant Tardes de Soledad, c’est à quel point le regarder implique de se retrouver complice de la passivité du public et du réalisateur. Comme les aficionados, on se retrouve assis sans bouger, et l’on ne peut absolument rien faire. Serra a voulu montrer ce que ça faisait de regarder tout ça sans bouger. La répétition des mises à mort crée même la désensibilisation. Pareil : à ce sujet, pas un mot, nulle part. Le pire avec Tardes de Soledad, c’est qu’au bout d’un moment, oui, on est désensibilisé – moi compris ! La première mise à mort révulse. La deuxième aussi. Mais la cinquième ? Regardez ce panoramique, ça doit être à la quatrième corrida : la caméra part de Roca Rey, panote vers la droite sur le taureau qui vient mourir là, contre la palissade, sans même qu’on ne lui accorde tout un plan. C’est juste un truc qui arrive à côté, alors on tourne la tête pour jeter un œil… Et on revient au point de départ, sur Roca Rey, dès le cut d’après. Pour retrouver des sensations, Serra cale même vers la fin le plan le plus insupportable, du taureau encore conscient lorsqu’on lui cisaille le cerveau : il cligne des yeux, il serre les dents. Parce qu’on commençait déjà à se lasser.
Et pourtant vous donnez la parole à Francis Wolff, vrai militant pro-corrida quant à lui ; et celui-ci croit diagnostiquer qu’il ne s’agit là que des ultimes réactions physiologiques d’un taureau « déjà mort ». Connaissances éthologiques élémentaires : vous avez tendu le micro à un pseudo-spécialiste incapable de faire la différence entre un taureau vivant et un taureau mort. C’est pratique. C’est lâche. C’est partisan. C’était dans les Cahiers.
Regarder Tardes de Soledad, c’est faire l’expérience de la complicité avec la passivité face à la détresse et, oui, je trouve honteux qu’une revue appelée Les Cahiers du cinéma ait choisi d’inciter le plus de monde possible à goûter à cette complicité aussi. À collaborer, à soutenir, à venir mater, avec tout un dossier d’appareil « critique » pour apaiser les gens qui auraient pu écouter leur conscience à la place. Au fond, je ne nie pas la nécessité d’un tel film : enregistrer, pour l’Histoire et les musées, ce que notre époque infligea aux animaux. C’est pourquoi j’ai avant tout attaqué le discours. C’est pourquoi les Cahiers sont fautifs, plus encore que Serra, qui n’est que le jouet de son voyeurisme, lui.