Dad
Lors d’un (rare) jour de repos, avec mes parents et ma cousine Marion nous visitons la tombe de Mam & Dad – nos parents et grands-parents respectifs.
Lointains souvenirs !
Nous marchons dans le cimetière, quand Marion me questionne inopinément :
« Tu dois être passionnée, par tous les voyages de Dad en Afrique,non ? »
Je suis sidérée.
Quelle révélation ! Je n’en avais jamais rien su. Je questionne mon père qui grommelle :
« Ça n’a pas d’importance. »
Je ne cesserai de l’interroger, ainsi que son frère Bruno, sa sœur Florence. Il nous faudra plusieurs soirées, plusieurs longues discussions doucement alcoolisées, pour que par bribes ils racontent l’histoire de Dad.
Le grand-père de Camille était l’un des trois présidents fondateurs de la Lyonnaise des Eaux. La recette de l’expansion de la Lyonnaise et de sa mutation en multinationale sous le nom de Suez – comme sa consœur la Générale des Eaux, devenue Vivendi – est un secret de polichinelle : elle a grossi à la mesure de l’« arrosage »des élus français. Sa filiale Dumez s’est montrée l’un desplus généreux bakchicheurs du bâtiment et des travaux publics africains. Valsaient les valises à billets, par dizaines de millions de francs français, par milliards de CFA : le patron de Dumez, André Kamel, l’a d’autant mieux avoué devant la justice que cen’était pas condamnable en droit français.
Or qui a implanté la Lyonnaise des Eaux en Afrique ? Le grand-père deCamille. Il a supervisé la privatisation de l’approvisionnement en eau de plusieurs capitales africaines. On prend l’eau du pays, et on la fait payer. Certes, entre-temps, on l’a rendue potable (en principe) et de temps en temps on change un tuyau. Mais avoir l’eau puis l’argent de l’eau, c’est quand même une belle opération.
Qui tient l’eau d’un pays le contrôle en partie. Quand donc laLyonnaise a-t-elle réalisé ses plus belles privatisations africaines ? Juste avant les indépendances…
À Sadiola, la Semos tient aussi les habitants par le contrôle de l’adduction d’eau.
Simple.
Une adduction de 64Km de long transporte depuis le fleuve Sénégal les 5 millions de mètres cube d’eau annuels nécessaires au traitement du minerai.
Gracieusement, la SEMOS en distribue aux populations du nouveau village de Sadiola - qui n’ont désormais plus d’autres sources d’approvisionnement, les puits antérieurs n’ayant jamais été rétablis.
L’eau
Les premières réactions réflexes à la résistance nouvelle des habitants de Sadiola, au printemps 2003, montreront qu’il ne faudrait pas trop chatouiller Crésus.
En avril, au Mali la température grimpe brusquement vers les journées les plus chaudes de l’année. À Sadiola la SEMOS coupe l’eau.
Après une dizaine de jours de coupures intermittentes, dans une chaleur suffocante - 3 jours entiers sans eau au Cescom (Centre de Santé Communautaire) de Sadiola, au cours desquels comme par malchance les femmes accouchèrent en nombre – les populations se rebellèrent.Elles décidèrent de marcher sur l’usine.
« Tous ceux qui pouvaient marcher ont marché ! » , témoigne le fils de Djeneba. Il a onze ans, vaillant et fier - un vrai petit brave. Bien sûr, il en était, il a marché comme les autres. Il raconte, lorsque la foule arrive devant les locaux de la SEMOS. Trois bataillons de gendarmerie les y attendent.
Le vieux chef de village Sankoumba Dembele s’approche pour parlementer avec la SEMOS. Il est refoulé violemment, brutalisé par les gendarmes. La foule gronde. Les gendarmes la couchent en joue.
[Le spectre flasque de la Guerre Civile flotte un lourd instant.]
Lorsque le Chef des Gendarmes s’écrie : « NE TIREZ PAS ! Ne tirez pas. Ce sont des femmes et des enfants. Ils sont dans leur droit. »
Honneur à toi, vieux Chef des Gendarmes !
[Le spectre dépité s’éloigne mollement.]
Le chef de village est enfin autorisé à rentrer, parlementer avec la SEMOS – leurs échanges sont interprétés par l’inévitable Birama Samaké.
Dans l’heure, l’eau est rétablie à Sadiola.
« Donc, leur problème technique était nul ! », s’exclame le 1er adjoint à la Commune Sambala Makalou, très remonté au souvenir de cet épisode.
Retour encore à Sadiola
Mi-mai : cette fois je retourne à Sadiola avec Samira Daoud, représentant l’association Sherpa. Nous sommes escortées de Keita Diallaba, grand beau monsieur âgé, vénérable secrétaire de l’ARSF aux relations extérieures. Notre but : constituer les dossiers des ouvriers afin d’obtenir des dédommagements pour leurs familles - ou attaquer la SEMOS.
Samira Daoud repart après quelques jours… (beaucoup trop) rapidement.
Elle livrera par la suite un rapport accablant (extraits) :
« Plusieurs témoignages font en effet état de maladies, dont la cause exacte reste inconnue de nous à ce jour, mais qui pourraient s’assimiler à des intoxications au cyanure, à l’arsenic et à des métaux lourds. Plusieurs cas de décès directement liés à l’activité professionnelle ont été répertoriés. Certains seront présentés dans le détail, d’autres simplement évoqués à titre d’information. (…) Monsieur Mady Dansoko est né le 19 mars 1965à Sadiola et décédé en mai 2000. La famille ne peut donner avec exactitude la date du décès.
Mady Dansoko a travaillé en tant que manœuvre temporaire au département Métallurgie pour la Société d’Exploitation des Mines d’or de Sadiola (SEMOS – SA) du 18 février 1997 au 31 décembre 1998, sous six contrats à durée déterminée successifs. »
Son dernier CDD ne fut pas renouvelé. Atteint d’un cancer de l’œsophage il fut hospitalisé à Kayes, puis à Bamako – où il décéda.
Samira partie, je reste en attendant l’atelier prévu fin mai. Claude & Julien, l’équipe de tournage jeune & dynamique, doivent me rejoindre dans quelques jours.
J’attends.
Le Temps n’a pas la même dimension en Afrique !
Au sein du village se déclenche alors un véritable phénomène de“libération de la parole”. Les gens me croient désormais ; ils m’ont vu venir et revenir, et revenir encore – cette fois avec une juriste. Ils sentent que leur est permis un espoir de Justice. Ils viennent me parler un à un.
Ô Samira, tu me laisses si seule face à ce recueil de détresses !
(Un ouvrier atteint de conjonctivite aiguë) « [Le docteur] me donne 3, 4 jours seulement puis je recommence le travail. Il a dit que tout le monde est malade, donc on peut pas donner d'arrêt à tout le monde.
- Le docteur a dit ça ?
- Le docteur ! Je lui ai dit : je vois rien... Il m'a dit : prends tes trois jours. Ça suffit pas.
- (un autre ouvrier) On peut pas demander de droits là-bas. Si tu es malade tu travailles plus. On lutte pour le travail. »
Chaque jour j’apprends de nouveaux cas de décès, invalidités, licenciements abusifs. Je baigne dans la tristesse.
Cette petite veuve qui vend les quelques légumes qu’elle a cultivés au bord de la route poussiéreuse, sillonnée de camions… Près d’elle, cette autre femme a perdu son fils dans les rouages de l’exploitation…
Je suis logée au “campement” (local communal destiné à accueillir les visiteurs), juste derrière la préfecture de Sadiola. Préfecture où le tout-puissant sous-préfet répercute les ordres de la SEMOS.
Nous ne nous apprécions pas mutuellement. Il se fait un plaisir de m’annoncer que la SEMOS retire ma participation à cet atelier. Sur le coup je ne le crois pas - les rumeurs les plus insensées circulent à Sadiola ; une de plus… Mon nom, ainsi que ceux de mon équipe, figurent bien sur la liste de participants de l’atelier de mai. Alors ?