Lors du mandat de José Pepe Mujica (2010 - 2015), François Hollande était à la tête du gouvernement français, revendiquant être un président «normal». Alors, qu'est-ce donc qu'un président normal? Celui qui vit à l'Élysée ou celui qui vit dans sa ferme?
Me revient aussi le fameux : «Si à cinquante ans on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie !», de Nicolas Sarkozy en 2009. «Une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien», nous expliquait Emmanuel Macron en 2017. N'aurions-nous pas banalisé le luxe et l'arrogance dans les sphères politiques?
Face à la crise démocratique - qui se manifeste par l'abstention, les votes blancs, les manifestations toujours plus réprimées, les discours médiatiques sous l'emprise de milliardaires, les infox qui pullulent - comment penser l'être politique?
À quelques mois des présidentielles françaises, dont les campagnes prennent un ton toujours plus emprunt d'extrême droite, cette question ne cesse de me revenir : qu'attend-t-on d'un président? Comment a-t-on défini ce qui est «normal» en politique?
Dans cette interview réalisée il y a 7 ans, José Pépé Mujica, au pouvoir en Uruguay de 2010 à 2015, nous partage sa vision politique, emprunte de sagesse. Son austérité revendiquée répond, aujourd’hui plus que jamais, aux défis climatiques menaçants. Des valeurs qui semblent, pourtant, avoir désertées le champ du politique.
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Juillet 2013, le mariage homosexuel fait débat en France, plus d’un million de Français, s’y opposant, défile dans les rues. Alors en échange universitaire au Brésil, il ne se passe pas un cours sans que la France ne soit prise en référence pour ses valeurs libertaires et universelles.
Sous couvert d’un mémoire en cinéma et audiovisuel, je questionne les notions de libertés individuelles et de liberté d’expression. Les compromis sont difficiles, c’est un duel liberté - sécurité. Comme l’explique le philosophe Zygmunt Bauman: « La sécurité sans la liberté, c’est l’esclavage. La liberté sans la sécurité, c’est un chaos complet, l’impossibilité de faire quoi que ce soit, de prévoir quoi que ce soit, ou même d’en rêver. Donc vous avez besoin des deux. Le problème est que personne, encore, dans l’Histoire, sur la planète, n’a trouvé la formule magique. »
Du point de vue des libertés individuelles, les actualités internationales et françaises, laissent penser que le monde s’oriente vers des politiques sécuritaires. Cependant, les recherches pour ce mémoire me mènent rapidement jusqu’au personnage de Pépé Mujica, président de l’Uruguay jusqu’au 1er mars 2015. Cet homme politique qui sort des rangs, navigue à contre courant des mouvements sécuritaires : au cours de son mandat il légalise l’avortement, le mariage homosexuel et le cannabis.
Voyant les avancées sociales de ce petit pays connu comme « la suisse de l’Amérique Latine », notre belle image de pays de la « Liberté » est, désormais, plus fondée sur notre Histoire au passé, que nos actualités présentes. Pepe Mujica aurait-il trouvé une formule magique résolvant l’équation liberté/sécurité?
Ayant refusé de s’installer dans le palais présidentiel, Pepe vit dans son humble ferme, dans la banlieue de Montevideo. Les secrétaires de communication faisant barrage pour obtenir une interview et divers contacts n’aboutissant pas... Tentons le tout pour le tout : y aller à travers champs.
Grace à des amis, d’amis, d’amis, d’amis... je rencontre un couple d’Uruguayens longtemps exilés en Europe lors la dictature et vivant près de la ferme de Pépé́ Mujica, dans la banlieue dite El Serrano à une heure en bus de Montevideo.
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                    Leur expliquant le pourquoi du comment de ma démarche, ils acceptent de m’aider et nous établissons un plan pour tenter d’aborder Pepe.
Il est fréquent de le voir sortir avec sa fameuse Fusca Bleue les dimanches. En recoupant plusieurs informations, il y a de fortes chances pour que Pepe soit chez lui ce weekend. J’irai dormir chez Marta et Alfredo le samedi soir pour pouvoir être en poste le dimanche matin, le plus tôt possible, au bout de l’unique chemin menant à la ferme du président. La police étant postée à l’entrée de la ferme et interdisant tout passage.
La banlieue d’El Serrano est réputée pour être un peu dangereuse, je laisse mon matériel et tout ce qui a de la valeur chez eux. Alfredo me dépose à 8h du matin à l'entrée du chemin. Si je parviens à aborder Pepe, Pierre, franco-uruguayen, le fils d’Alfredo et Marta me rejoindra avec le matériel. Comme tombé du ciel, il se trouve être le parfait traducteur.
Vers 11 heures une Fusca bleue sort de la ferme. Mon coeur bat à 200 à l’heure. L’interview en main, je m’approche. La Fusca s’arrête devant ce qui semble être une maison communale. Les quelques personnes présentes s’agitent. Au moment où Pepe sort de sa voiture une femme me coupe le passage quand j’allais l’aborder, puis fait rentrer Pepe dans la petite maison. Juste avant qu’elle ne me ferme la porte au nez, je lui tends les feuilles où j’avais imprimé mes questions. «Je vous en supplie, transmettez ces questions à Pépé. Je veux juste savoir si il voudrait bien y répondre», lui dis-je dans un parfait portugnol.
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                    En photo : la Fusca bleue de Pepe Mujica garée devant la salle communale - El Serrano, Banlieue de Montevideo, Uruguay, Décembre 2014.
Dix minutes après la porte s’ouvre à nouveau. La femme me fait signe d’entrer. Pepe était au milieu de la salle, assis sur une chaise en plastique, l’interview entre les mains. Il me regarde entrer et me dit : «Ne viens pas me dire c’est un hasard, petite française. T’as une novela dans la tête.»
Je m’approche, il demande à voir mes mains, les touche. «Tu ne travailles pas la terre!», me lâche-t-il sur un ton de reproche.
Il me fait m’asseoir à ses côtés et me dit qu’il veut y répondre à cette interview. On discute avec les gens présents dans la salle. Ils préparaient une fête de Noël pour des enfants. Plusieurs piles de cadeaux étaient entassées un peu partout dans la salle.
Pierre me rejoint et Pepe nous emmène jusqu’à sa ferme dans la fameuse Fusca Bleue, accompagné de sa chienne, Manuela, à qui il manque une patte et qui est tout aussi célèbre que sa Fusca.
La ferme est bien comme tout le monde la décrit : réellement petite et humble. Elle me rappelle la maison de mes grands parents. Il y a des objets un peu partout. Pépé s’assoit à son petit bureau, nous interdit de filmer, on ne pourra qu’enregistrer le son.
Camille Malderez : Ayant pu voyager, crois-tu qu’il existe une seule réalité?
José Pepe Mujica : L’unique réalité qui existe, est celle que nous portons en nous. Nous regardons toujours à travers nos yeux et notre conscience, en conséquence, il y a des interprétations qui sont distinctes. Chaque être humain va avoir une perception un peu distincte de la réalité et en plus, à chaque instant, cette réalité change.
Par exemple, si je suis en train de regarder cette table de cet angle, jusque là, j’ai une vision. Mais si je suis au centre de la table et que je la regarde de là, j’en ai une autre.
Ce qui signifie qu’à l’origine, c’est la période historique dans laquelle une personne est, mais aussi sa formation culturelle qui influent. Tout influe, Ce qui donne des perceptions qui sont distinctes à chacun. Il n’y a pas une réalité, il y a une multitude de réalités.
C.M. : Alors comment croire en une justice universelle ?
J.P. M. : Je ne crois pas au mot « justice », ni au concept de justice. Je n’y crois pas, je n’y ai jamais cru. Il existe quelque chose que nous appelons justice, qui est une institution humaine, que nous avons inventée, nous, les hommes, pour pouvoir vivre ensemble, sans que ça ne soit la loi du Talion. Sans quoi ce serait un désastre. Mais le fait d’avoir un équilibre de justice, tout dépend de la classe la plus forte qui domine. Par exemple, Bolivar ou Artigas, pour le droit espagnol, étaient des traîtres. Comme ils gagnèrent les révolutions, ils furent libérateurs. Tu vois que la justice n’est pas une réalité.
C.M. : Donc, le concept d’une universalité...
J.P.M. : Il est faux. Ce qui existe d’universel, c’est la vie. Et certaines caractéristiques de la vie et certaines questions, mais la justice est une construction humaine, elle n’est pas universelle. Parce que sinon nous remettons en cause tous les animaux qui vivent en se mangeant entre eux et tout le reste. La piété n’existe pas dans la nature, sauf à la maternité des animaux supérieurs. Je sais que je romps les schémas, mais bon.
C.M. : Tu penses que la Terre appartient à ceux qui l’habitent et la travaillent. Pas à ceux qui la spéculent ?
J.P.M. : Dans tous les cas, d’un point de vue profond, ni de l’un, ni de l’autre. Nous appartenons à la Terre, parce que nous sommes de passage et que la Terre reste. La Terre, dans tous les cas, est une propriété de la nation. Nous sommes en transit, nous l’usons seulement, dans le meilleur des cas. Le concept d’une Terre qui appartient à celui qui la travaille, si il le prend comme bien d’usage, me paraît correct. Si il se prend comme propriété, il ne me paraît pas correct.
De mon point de vue, parmi ce que nous pourrions organiser, je dirais que la Terre idéale est celle qui a le statut de colonisation, c'est à dire que que l’on loue. Par exemple, ta famille paye un loyer le temps que tu l’utilises et quand tu ne peux plus l’utiliser parce que tu vieillis, tu la passes à un autre, qui la passe à un autre, et à un autre.. Et ainsi successivement.
Ce n’est pas une marchandise qui se vend. De mon point de vue, c’est ce que ça devrait être. Ça, ce n’est pas moi qui l’invente, c’est plus vieux que le «trou du mate».
C.M. : Et pour en revenir au concept d’universalité...
J.P.M. : C’est très français, c’est un concept français l’universel. La déclaration des Droits de l’Homme. C'est du vent ! L’universel, nous en sommes bannît!
C.M. : Ça resterait une utopie.
J.P.M. : Oui, une utopie à la faveur des plus forts, qui établissent ce qui est universel et ce qui ne l’est pas.
C.M. : L’universalité serait...
J.P.M. : L’Église catholique dit qu'elle est universelle. Le christianisme dit qu'il est universel. Mais ça serait l’Église œcuménique, par exemple.
C.M. : Qu’est-ce que le bonheur? Où et comment le rencontrer?
J.P.M. : Tout dépend du concept du bonheur que tu as. Je peux te parler de celui qui m’est personnel. Je pense que je suis heureux en ce me moment dans ma vie. C’est à dire que plus je passe de temps de ma vie à faire les choses qui me motivent, plus je suis heureux, et c’est lié au concept de liberté. Pour toi ça peut être de passer ce temps à faire autre chose, à moi autre chose et à lui une autre.
Mais l’idée c’est que ce qui te motive, te gratifie moralement. Si j’ai une vie très compliquée, si je dépense beaucoup, si j’ai une grande maison, pleine de choses et que j’ai un travail pour gagner de l’argent pour payer et maintenir ce que j’ai, je ne peux pas être heureux.
Pourquoi? Parce que je perds beaucoup trop de temps de ma vie pour des choses qui me servent à me maintenir. Ce temps de travail, je n’aime pas forcément le passer à faire ce que je fais. Parce que ça ne me motive pas. C’est donc quand on travaille par obligation pour couvrir les nécessités matérielles de sa vie. Je n’en suis pas forcément libre, ni heureux. Plus long, plus grand, est ce temps que je lui dédie, moins je suis heureux.
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                    Photo - Installation à l’Espace d’art contemporain de Montevideo, Uruguay, Novembre 2014
C.M. : Alors liberté et bonheur sont liés ?
J.P.M. : À la liberté, mais pas la liberté à la française avec de grandes déclarations. La liberté du temps durant lequel je suis en vie. C’est concret, la liberté que je vis comme individus. Celle qui me laisse du temps pour faire ce que j’aime.
Si j’aime pêcher, que je prenne le temps d’aller pêcher dans un fleuve par là. Ou bien d’aller jouer au football. Ou encore de dormir sous un arbre, je ne sais pas. Ou encore, en faisant des recherches, parce que ça te rend heureuse, ça te plaît. Tu n’y vas pas parce qu’on t’envoie, ni parce qu’on te paye, ni pour l’intérêt économique, tu y vas parce que ça te motive. À un autre ça peut être la musique, qu’est-ce que j’en sais !
C’est pour ça que tu es libre, parce que chacun choisit. Pour moi, c’est ça le concept de bonheur. Qui est très lié à la liberté, mais au temps libre. Je définis la liberté comme le temps libre, que je passe à faire ce que j’aime. Parce que sinon, le concept de liberté reste une chose très abstraite.
C.M. : Quand tu disais que l’Homme est un être humain et un animal, nous sommes éduqués pour réprimer certaines de nos émotions, mais jusqu’où les réprimer ou les vivre ?
J.P.M. : Je pense que pour tous, il existe des limites dans ce qu’on provoque sur les autres parce qu’on vit en société. Donc j’ai, aussi la nécessité de restreindre mes émotions, parce que mes émotions peuvent offenser ou être préjudiciables à un autre. C’est à dire, qu’il y a une certaine part qui est liée à la vie ensemble en société et cette société m’impose de réprimer certaines émotions. L’être collectif de la société me l’impose et ça varie avec les époques, c’est très sujet à la culture. Il y a des émotions dont il est plus facile de se libérer que d’autres, parce qu’il faut voir comment réagit le reste de la société.
C.M. : Ça varie selon le temps, le lieu, tout reste mouvement...
J.P.M. : Parce que nous sommes des êtres historiques, parfois fils d’une culture, dans une époque déterminée, et quand l’époque change et la culture change, des choses qui nous paraissaient impossibles commencent à ne plus l’être et inversement.
C.M. : Le monde est rempli de contradictions. En France, aux dernières élections européennes, il y a eu 56% d’abstention de vote. Quand à la même période, des Afghans eurent des doigts coupés pour avoir voté. Certains traversent les mers dans des «coque de noix» sans sécurité y perdant parfois la vie ou étant ensuite emprisonnés ou renvoyés dans leurs pays, quand d’autres traversent les océans sur des bateaux valant des millions et sont accueillis au port par des foules de gens applaudissant l'exploit.
La différence est le passeport, où ils sont nés...
J.P.M. : Oui le monde est plein de ces contradictions, elles existent et sont terriblement douloureuses. En Europe, ils installent des barrières plus élevées que jamais pour que les gens ne puissent pas aller d’Afrique vers la Méditerranée. Et ce qu’ils devraient faire, c’est aller lutter contre la pauvreté en Afrique pour que les gens n’aient pas à la quitter, mais la pensée est encore très égoïste.
C.M. : Alors pourquoi l’argent et les biens peuvent traverser les frontières plus facilement que les personnes ?
J.P.M. : Parce que nous sommes dans une société capitaliste, qui est sujette aux marchés, qui orientent toutes les formes juridiques de constructions de droits, constitutions et barrières douanières... Ces choses ne sont pas pensées du point de vue humain, mais du point de vue des intérêts du marché, malheureusement. Oui, ça se passe ainsi, et pire, il y a encore des esclaves, bien que du point de vue du droit ils disent qu’il n’y en a plus, il y en a.
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                    C.M. : Qu’est ce que tu penses de la phrase « Libère-toi de la culpabilité, de l’argent et de la peur. »
J.P.M. : La peur est une réaction naturelle de l’Homme, c’est comme la crampe qui a la fonction de protéger le muscle. La peur est un mécanisme que nous offre la nature, dans le but de nous aider à nous préserver, c’est à dire que c’est une sensation plutôt naturelle. Parfois vaincre sa peur coûte beaucoup. Parfois on peut, parfois on ne peut pas.
L’argent, ça a à voir avec le moteur central des sociétés dans lesquelles nous vivons qui sont sujettes au marché, et dans lesquelles, l’argent se trouve être l’élément central dans la conduite de nombreuses personnes. Ce qui provoque donc une certaine sensibilité chez les personnes. Il faut savoir que l’organe le plus sensible de l’Homme, ce n’est pas son cœur, ni la colonne vertébrale, c’est son porte monnaie. La plupart des gens, ce qui leur fait le plus mal c’est ce qu’ils perdent ou gagnent dans le porte monnaie. C’est l'éducation que le capitalisme a faite pour la plupart des gens. Je ne veux pas dire que tout le monde est ainsi, mais la plupart des gens sont motivés par l'intérêt de gagner, et ça nous atrophie d’autres sentiments, de la solidarité...
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                    C.M. : Et la culpabilité ?
P.M. : Dans quel sens la culpabilité ?
C.M. : Dans le sens de souffrir pour avoir fait quelque chose, se réprimer, se condamner.
P.M. : Je ne peux pas te répondre, c’est une question un peu individuelle, je ne crois pas en l’existence de classes sociales, et de mon point de vue, c’est le problème capital. C’est la lutte des classes sociales.
Je ne peux pas culpabiliser un individu. En réalité la culpabilité, plus qu’individuelle, est une conséquence de la vision de classes distinctes. Pour cela, le changement, la transformation et la lutte pour un monde qui n’a pas de classes sociales qui sont antagoniques, un qui est propriétaire d’une terre et les autres qui n’ont rien. Ce type de choses pour moi, est la culpabilité globale.
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                    C.M. : Si on voit l’art comme un produit de l’âme, le vendre, est-ce que ça ne serait pas se prostituer ?
P.M. : Ce qui se passe dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, c’est que tout se vend, ou presque tout. L’art, on le transforme aussi en une marchandise, terriblement. Et il s’achète, se consume et se jette. Et beaucoup de gens vivent de cette situation, parce qu’à travers les mécanismes du marché, nous apprenons selon ce que reflète l’art, comment il est, nous le sentons... Mais je ne crois pas qu’il y ait une excessive malhonnêteté en cela, mais bien une espèce d’adaptation, de l’art à la société dans laquelle il vit pour être véhicule de transmission. Le problème c’est quand on considère l’art, comme une question trop élitiste, que peu peuvent consommer, là il me paraît y avoir un problème.
C.M. : Quand tu as pris le pouvoir, comment avoir la certitude de ne pas devenir le dictateur que tu voulais abattre ?
J.P.M. : Je n’ai pris aucun pouvoir, je suis au gouvernement parce que j’ai été élu. Ça, ce n’est pas avoir le pouvoir, c’est faire quelque chose. Mais le pouvoir est un concept beaucoup plus abstrait, plus grand, c’est très flou dans une société. Et au jour d’aujourd’hui la partie la plus décisive du pouvoir a la concentration des propriétés et des richesses.
Par exemple, je suis comme tous dans une contradiction dans la société dans laquelle je vis, parce que je dois trouver des gens qui investissent, pour générer du travail pour les gens qui n’en ont pas. C’est la vérité, parce les gens doivent avoir un travail pour avoir de quoi gagner leur vie. Donc celui qui vient investir, je dois lui donner certaines facilités pour qu’il n’aille pas autre part. Pour qu’il investisse ici, parce que je dois générer du travail pour mes compatriotes.
Maintenant, celui à qui je donne ces facilités, a déjà de l’argent. Mais en plus je lui donne des facilités, donc il en aura encore plus, vrai ? C'est ainsi que se concentre encore plus la richesse et on ne peut l’éviter. Ça, c’est en lien avec les relations à la propriété, l’existence de classes. Donc, dire que parce qu’on est au gouvernement, on a le pouvoir, c’est une fantaisie. Si il devait y avoir une chose, et seulement une chose, pour avoir le pouvoir, il faudrait la capacité de changer la classe sociale qui détient la concentration de la richesse.
C.M. : Les médias également gouvernent le monde...
J.P.M. : En grande majorité oui, ils t’imposent certaines choses auxquelles tu ne peux renoncer. Ce que je dis par exemple sur le travail et les capitaux est une chose évidente, parce que je dois leurs donner des facilités sans quoi ils s’en vont vers l’Argentine où on leur donnera plus de facilités. Mais à qui je donne des facilités ? À celui qui n’en a pas ? Non, non. À celui qui a le capital pour investir. Donc celui qui a le plus, gagne le plus, avec quoi il accumule à chaque fois plus de richesses. C’est ça le capitalisme !
C.M. : Oui, mais c’est délicat. Par exemple, le problème du salaire minimum est également derrière tout ça. Des entreprises françaises vont employer des salariés en Chine où ils pourront les payer beaucoup moins chers. Pour autant on ne peut pas aller faire la révolution en Chine pour faire respecter les droits des salariés.
J.P.M. : Le problème, au-delà de ces sujets dont nous parlons, c’est qu’en réalité la majorité des gens, a une mentalité semblable au Monsieur détenteur de capital, sauf qu’il n’a pas le capital et y est subordonné. Et comme il fait pareil, il est prisonnier dans la société de consommation. À chaque fois, il doit consommer une plus grande quantité de choses, desquelles il dépendra toujours un peu plus. Et il demande des crédits à la banque et doit payer des intérêts. Parce qu’il veut changer de voiture, ou parce que la télé ne lui convient plus. Et en définitive, ça ne s’arrête jamais. Ça, c’est fonctionner au capitalisme.
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                    «Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès», écrit Walter Benjamin dans 'Thèses sur la philosophie de l'histoire.' (Ed. Denoël, 1971, traduction corrigée).
C.M. : Est-ce que t’aurais une parole d’espoir, une pensée pour un jeune qui serait un peu comme «l’Ange de l’Histoire», représenté dans le tableau de Klee qu’analyse Benjamin Walter. Un ange qui regarde vers le passé, qui regarde vers l’avenir, ou le futur, le rêve, l’utopie, et quand il joint le tout, se trouve bloqué dans une tempête entre les deux. Il y a comme un abysse qui se crée entre l’évolution de la technologie et le savoir-faire qui était acquis dans le passé. Et le tout mélangé aux utopies, aux rêves, forme comme une tempête émotionnelle pour vivre le présent.
P.M. : Regarde, ce que je peux te transmettre, que tu sois d’accord, ou pas, c’est que la chose la plus importante qui existe c’est la vie. Pourquoi la chose la plus importante c’est la vie ? Parce que normalement, personne ne veut mourir. Vrai ? Au delà de ce que nous disons, nous voulons vivre, mais tous nous savons que la vie passe, la vie nous échappe. Ce que je veux dire c’est que la chose la plus importante est de vivre cette vie que nous avons. Nous avons eu une éducation chrétienne, disant que la vie était une vallée de larmes pour aller au paradis. Non ! Quel paradis ? Il n’y a pas de paradis, le paradis c’est notre vie, ici. Les musulmans, ils les éduquent en leur disant que si ils meurent à la guerre ils seront... S’il vous plaît!
La vie que l’on doit défendre c’est celle là ! Et le paradis possible, c’est ici.
Pour cela, il faut donner un sens à la vie, la vivre avec envie, et savoir que la vie a des étapes, et qu’il faut vivre chaque étape avec intensité. L’unique différence qu’a la vie de cet animal, qui s’appelle Homme, c’est que jusqu’à un certain point il peut donner un sens à sa vie. Le chien ne peut pas, l’herbe ne peut pas. L’Homme peut jusqu’à un certain point parce qu’il a quelque chose qui s’appelle conscience. Il peut la dédier à quelque chose, c’est là qu’il y a l’art de la vie et un bonheur possible, trouver ce qui te motive, ce qui te rend heureux, et en partant de cette base, il y a des étapes dans la vie.
À ton âge, quand on est jeune il est probable qu’il n’y ait rien de plus important que l’amour, mais l’amour a besoin de temps, de dévouement. Si tu ne lui accordes pas de temps, tu ne vivras pas cet amour. À mon âge, l’amour est une douce habitude, c’est une autre histoire.
Dans mon cas personnel, ce qui me rend heureux c’est la lutte sociale pour le sort des autres, sachant que je ne toucherai jamais le ciel avec ma main, ni n’arriverai à un arc de triomphe où tout sera arrangé, ni rien, je fais ce que je peux. Mais je passe ma vie à faire ce qui me motive. Peut être que toi tu aimes dessiner, et tu passes ta vie à peindre, à dessiner, qu’est-ce que j’en sais. À un autre ça peut être la musique, à un autre inventer des plantes qui résistent à la sècheresse et ainsi successivement, mais on doit avoir une raison de vivre.
Quand je te disais au début, que nous étions des animaux, et que nous sommes nés, c’est un fait. Nous vivons parce que nous naissons. Ce qui n’est pas un fait, c’est si nous donnons un sens à notre vie. Ça, ça dépend de chacun, c’est ce que chacun choisit. Tu ne choisis pas de naître, on te donne la vie, mais tu peux choisir l’objectif de ta vie. L’autre valeur, c’est qu’on ne réussit pas toujours, mais que l’Homme est un animal très fort, qui peut tomber plusieurs fois, l’important est alors de se lever à nouveau, et recommencer. On peut toujours commencer quelque chose de nouveau dans tous les domaines de la vie.
Les vaincus sont ceux qui arrêtent de combattre, ceux qui n’ont pas la capacité de rêver qu’on peut faire des choses mieux. Ça, c’est ce que je peux te transmettre à toi et à la jeunesse en général. Je suis le président de la république, tu peux voir que je ne vis pas dans un manoir spectaculaire, ni quelque chose du genre. Je vis avec ce dont j’ai besoin pour vivre, je n’ai pas besoin de plus. J’ai une petite chambre là... Je ne veux pas me compliquer la vie parce que je veux avoir le temps pour faire les choses que j’aime, j’étudie, je suis toujours à la recherche de quelque chose... D’autres auront d’autres goûts, c’est ça ce que j’appelle liberté.
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À la fin de l’interview Pepe nous invite à boire un rhum dans sa cuisine. Tout en préparant la nourriture pour son chien, il nous montre fièrement un portrait de Manuela, peinte par un ami. Nous discutons politique surtout. Pepe nous reçoit comme si nous étions de vieux amis. Deux heures et deux rhums plus tard, Lucia, sa femme et première sénatrice d'Uruguay, rentre et nous rejoint autour de la petite table.
Nous prenons une photo en souvenir de ce couple politique hors normes et nous laissons la petite maison au milieu des champs dans un grand ciel bleu et un soleil rayonnant, imbibés de... joie, très joyeux.
Une anecdote lue dans le livre de l'autrice Leila Macor, intitulé «Lamentablemente estamos bien» (Lamentablement, nous allons bien), est une belle métaphore de l’état d’esprit de solidarité et de la conscience collective, piliers de la culture qui a porté José Pepe Mujica au gouvernement du pays. Elle y décrit l’unanime réaction perplexe des journalistes internationaux alors venus assister aux entraînements de cyclistes uruguayens au vélodrome. Car contrairement aux autres équipes, dès qu’un des coureurs devançait le groupe, le but était de parvenir à reformer le peloton et non d’arriver le premier. Jusque dans les entraînements sportifs, l’enjeu est alors avant tout d’avancer ensemble, unis.
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                    En photo de gauche à droite : Pierre, Jose Pepe Mujica et Camille Malderez, à Montevideo, 2024
Je tiens à remercier tout spécialement Damian, Javier, Marcela, Cristian, Pierre, Marta et Alfredo,
mon "matriarcat", Camilo Molano (transcripteur), Anne-Laure et Claude et bien d'autres, qui ont rendu cette aventure possible.