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Billet de blog 3 février 2012

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Le théâtre antique nous parle-t-il encore aujourd'hui ?

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THEÂTRE ANTIQUE ET MODERNITÉ

Dès les premières lignes, Oreste nous explique un plan. Dans quel but ? :  

"Je suis allé auprès de l'oracle delphique
Pour demander comment assouvir ma vengeance
Contre les meurtriers de mon père...
"   Le fils d'Agamemnon expose ensuite ledit plan, son mensonge au vieux précepteur pour parvenir à ses fins. Le mensonge : répandre la fausse nouvelle de sa mort :  Moi aussi, c'est certain, après cette nouvelle,
Je serais éclatant face à mes ennemis.
Ô sol de mes aïeux, vous dieux de ma patrie,
Accordez-moi de réussir un tel voyage,
Toi aussi, ô maison de mes pères que je vais
Purifier en tant que justicier divin ;
Faites que je ne sois point renvoyé de ces lieux,
Faites que je puisse reprendre ce qui est mien,
Et retrouver mon rang.
"   Tout en parlant, Oreste remarque la présence d'Électre, sa soeur, et voudrait prendre un peu de temps pour écouter sa plainte. Mais le sage précepteur lui répond :  Non. Ce qu'il faut d'abord, c'est obéir aux ordres
De Loxias. Commençons par offrir à ton père
Des libations, car telle est la garantie
De nos succès, du triomphe de nos desseins.
"   On entend pourtant la plainte d'Électre, qui pleure non la disparition de son père, mais une mort sans gloire, comparée à une mort plus glorieuse, celle qui se produit au combat, si honorable pour un Grec : "Lui que la Mort, quand il combattait les Barbares,
N'a jamais ensanglanté... Dire que nul au monde, si ce n'est moi-même,
Ne crie sa rage d'un trépas si infâme et si injuste."
Parlerait-elle à un seul moment de la profonde tristesse de cette perte, en se rappelant un souvenir aimant, une parole, un moment vécu entre eux ? Non. Elle parle de vengeance.
"Et vous, Érinyes, effrayantes filles des dieux,
Dont la prunelle épie les crimes monstrueux,
Les actes vils commis au sein des foyers,
Venez, assistez-moi, et vengez
Le meurtre de mon père..."
  "Au sein des foyers", dit-elle, car le meurtre de son père a été perpétré par Clytemnestre, sa mère, et par Egisthe, son amant. Matière à polar, à thriller, pensez-vous aujourd'hui : vous n'y êtes pas. Nous sommes dans un autre monde.   Il ne s'agit pas de s'interroger sur l'amour entre sa mère et son amant, sur les motivations des uns et des autres, de pleurer des moments d'affection perdus, non, il ne s'agit pas tant de cela que d'être ébranlée par la violation d'un ordre établi, le crime, la privation d'un époux, d'une descendance. Mais plus que tout, il s'agit pour Électre de venger son honneur, de trouver le bras qui sera l'outil de cette vengeance. Elle est obsédée par la vengeance. Elle ne vit que dans l'attente du vengeur :  Je vis dans son attente, malheureuse,
Sans époux, sans enfant !
Je suis engloutie par les larmes,
Harcelée par le cortège incessant des tourments.
Et lui, ne sait plus tout ce que j'ai fait pour lui.
Ce que j'apprends à son sujet n'est qu'insignifiance.
Il « voudrait », tel est son vœu,
Mais il ne vient pas...
"  Et je me ronge ici, orpheline,
Sans un parent se dressant pour défendre ma cause.
Voyez : je fais la servante au palais de mes pères,
Allant autour des tables
Perpétuellement vides
."  Mais ma misère est-elle encore mesurable ?
Voyons ! Négliger les morts est-il juste ?
Ce principe aurait-il cours chez certains mortels ?
Non, je le réfute. Et si je suis encore digne,
Que le Ciel me garde de subsister
La paix au cœur auprès de ces gens.
Ce serait une offense à mon père
Que de refouler ainsi l'élan de mes sanglots.
Si ce malheureux mort devait rester couché,
Simple cendre et réduit au néant,
Sans que les assassins n'expient dans le sang,
Juste châtiment, alors l'honneur et la piété.
"  

Entre ses larmes, le choeur répète sa morale sans se lasser :  Ma fille, tu n'es pas seule en ce monde
À éprouver les affres du chagrin.
Et tu te laisses trop ravager par lui.
Regarde ceux de ton lignage et de ton sang,
Vois Chrysothémis,
Vois Iphaniassa : elles savent vivre, elles
!"  Courage, mon enfant, courage !
Dans le ciel trône le grand Zeus :
Il voit tout et régit tout.
Adresse-lui ta rancune implacable,
Et ne poursuis pas ainsi
Tes ennemis d'une haine tenace,
Même s'il ne faut rien oublier.
"   Etc, etc.  

Nul n'est besoin d'être grand clerc pour s'apercevoir bien vite que cette pièce parle à des hommes d'un temps bien éloigné de nous. Pour assister confortablement et avec intérêt à une représentation de ce théâtre grec antique, il faudrait pouvoir éprouver dans sa chair la crainte et le respect des dieux, comprendre qu'une femme puisse être bien plus tourmentée par la mort d'un mari, d'un père dont la vie s'achève autrement que glorieusement sur un champ de bataille. Il faudrait comprendre que cette femme ne puisse apporter de repos à son esprit que par l'intermédiaire d'un bras mâle et vengeur. Il faudrait faire sienne, aussi, il faudrait comprendre l'imprégnation totale d'un être par son sentiment d'appartenance à un rang, à un sang. Il faudrait aussi saisir profondément ce que représente l'honneur, celui, par exemple, qui place sa famille au-dessus de tous les autres, mais ces conditions ne s'arrêtent pas là. Elles incluent de connaître de multiples significations, de multiples symboliques de ce théâtre, celles du choeur, du choryphée, par exemple, mais au-delà, des codes sociaux et comportementaux de ces hommes et de femmes que, même des spécialistes sur la question, peinent à comprendre parfois avec précision, et qui leur demande des allers-retours perpétuels dans l'histoire, celle des hommes, des mentalités, dans le dédale des acceptions de mots, de concepts utilisés par les auteurs de ces temps, si lointains et si impalpables aujourd'hui.  

Nulle intention ici, cependant, de prétendre que ce théâtre n'a aucun intérêt, il en a de nombreux : historique, littéraire, poétique (en quelques vers, on peut être saisi par la puissance du Verbe), tout en rappelant qu'il est nécessaire au préalable de se donner de la peine pour y voyager sans trop d'embûches. Mais, il n'est en aucun cas, ce me semble, cet objet littéraire universel que bien des gens, de tous horizons culturels, et pas des moindres, nous proposent comme source d'inspiration et d'éclairage à nos problématiques contemporaines.  

Pour toutes ces raisons, je restitue ici le coup de gueule de l'humoriste et acteur François Rollin, qui tranche si bien avec le discours plat et convenu qui vient d'être critiqué. Il n'est pas très nuancé, certes, mais il est un écho fidèle de l'exaspération que je ressens de tous les propos à la mode entendus ici ou là sur le théâtre :  

"Châteauroux, le 18 Août 2002
Chers amis de la Revue,
Je suis franchement fatigué de l’insistance hystérique avec laquelle vous me pressez, depuis des semaines, de publier je ne sais quelle « réflexion sur le théâtre » dans la revue du Rond-Point. Je vous l’ai dit et répété, - je vous l’ai redit avant-hier lorsque vous êtes venus, tel un commando terroriste, me réveiller au milieu de la nuit pour me supplier à genoux de vous livrer un article « même court, même ancien, et nous payerons s’il le faut » !! -, je vous le répète une ultime fois : ma réflexion sur le théâtre, que vous avez l’air d’attendre comme on attend le Messie, se borne à ces quelques mots : le théâtre m’emmerde. Est-ce donc cela que vous voulez entendre et publier ? Le théâtre m’emmerde, - pas tant le théâtre actuel, pour lequel il m’arrive d’avoir quelque indulgence, ne serait-ce que parce que je n’y ai pas foutu les pieds depuis vingt-cinq ans… mais bel et bien votre cher « théâtre classique », vos adulés « grands auteurs ».
Eh bien vos grands auteurs m’emmerdent, au delà de tout ce qui est humainement possible. Toutes leurs pièces réunies n’ont éveillé en moi qu’une seule et lancinante émotion : l’ennui.
Pierre Corneille, avec ses vers d’un autre temps, interminables, au service d’intrigues aussi indigentes que dépassées, Pierre Corneille m’endort, Polyeucte me saoule, Le Cid me gonfle, Cinna me gave, L’Illusion comique, si mal nommée, me pompe l’air… Pierre Corneille m’emmerde.
Et que dire de Jean Racine, ce cagot dépressif auquel il n’a pas fallu moins de vingt mille alexandrins ampoulés pour tenter de soigner sa névrose ordinaire ? Que dire sinon que Britannicus me fait lourdement chier, que Phèdre me casse les couilles, qu’Andromaque me pèle proprement le jonc, et qu’Iphigénie, la mal nommée, ne m’inspire qu’un irrépressible désir de sieste ? Est-ce bien là ce que vous voulez faire savoir à vos lecteurs ?
Que Shakespeare, votre grand maître, votre idole par dessus toutes, me rase à cent sous de l’heure à tourner pesamment autour d’un pot transparent ? Tout est à jeter, selon moi, chez cet anglais bavard et bouffi de prétention, aussi bien Richard III le démodé que la pitoyable Mégère Apprivoisée, autant le lourd Marchand de Venise que le soporifique Songe d’une nuit d’été, sans oublier la triple punition d’Othello, Mac Beth, et Hamlet, ni l’indigeste Roi Lear, ni la laxative Tempête.
« Mais tout de même », me demandiez-vous l’autre fois en sanglotant au téléphone, « vous accepterez bien d’épargner Molière ? ». Non. Encore moins. Le prochain qui me ressert la blague de « Quoi de neuf ? Molière… », je l’encule sur le champ. Molière est irrémédiablement vieux. Ses mots sont vieux, ses tournures et son style prétendument direct et léger me donnent mal à la tête, ses personnages et ses décors sont vieux, son humour, surtout, est une misérable antiquité. Il faut être de bien mauvaise foi pour faire mine de rire aux boulevardesques Fourberies de Scapin, à ces Précieuses Ridicules caricaturales jusqu’à la nausée, au grossier Malade Imaginaire, au monocorde Avare et autres Tartuffe(s) à la crème.   Toutes ces farces connement pédagogiques sont, quoi qu’en disent les snobinards de l’Education Nationale, atrocement dépassées, définitivement poussiéreuses. Plutôt crever la gueule ouverte que de revoir Dom Juan, l’Ecole des Maris ou le Bourgeois Gentilhomme, ces fabulettes à deux balles et à la morale de plomb, qui n’ont pas quatre siècles et qui en paraissent cent ! Il n’y a guère que le Misanthrope qui eût pu m’inspirer un commentaire moins tranché, mais l’auteur est passé totalement à côté du sujet.
Je crois inutile de vous entretenir davantage de mon sentiment à l’égard de vos « classiques ». J’ai trop vomi dans ma jeunesse au sortir des tapageuses représentations de toutes ces pièces assommantes, qui ne diffèrent des fossiles que parce qu’elles sentent le cadavre à plein nez, pour accepter une quelconque façon de compromis.
Soyez raisonnables, amis : il y a des milliers de gens qui rêvent d’écrire de très belles choses sur le théâtre ; ouvrez leur vos colonnes, partagez leur passion pour l’épuisante Nuit des Rois, le cauchemardesque Bajazet, la fastidieuse Rodogune, et le mortel Georges Dandin… et foutez moi la paix.   Professeur Rollin"  


extrait de : http://www.ou-pas.net/rollin_revue_rondpoint1.htm
Texte de Sophocle extrait de :
http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/sophocle_electra/lecture/1.htm

image du vase grec, source  : http://jjandlu.blogspot.com/2010/11/ancient-greece.html

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