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Billet de blog 10 juillet 2024

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Le cri d'alarme des "chiens de garde"

Quand pourra-t-on entendre un jour sur une grande chaîne de service public la voix d'un journalisme de qualité ?

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En 1997, Serge Halimi explorait les collusions entre journalisme, politique et économie, au travers du fameux essai intitulé "Les Nouveaux chiens de garde".  Un peu moins de trente ans plus tard, la situation n'a guère changé. Le 19 septembre 2023, paraissait une étude sur le sujet, menée par la  chercheuse Julia Cagé, mais aussi Moritz Hengel, Nicolas Hervé et Camille Urvoy (cf. INA, Revue des médias :   Comment une chaîne devient-elle de gauche ou de droite ?). Elle montre, en particulier,  à quel point les idées portées par la gauche radicale sont extrêmement peu représentées dans les médias. Alors qu'aux élections présidentielles, la France Insoumise avait réussie à attirer 22% des voix, c'est à dire des millions de personnes, ces dernières (et ne parlons pas de toutes celles et ceux qui ne votent pas) se voient toujours très largement empêchées de diffuser, de débattre régulièrement et publiquement des idées politiques et économiques dans les médias de grande audience. Et le petit filet de voix contestataire, si rare et si salubre, sur le service public, est rapidement bâillonné : rappelons-nous l'éviction de Guillaume Meurice de France Inter, sans parler de "Là-bas si j'y suis" de Daniel Mermet avant lui, ou les menaces qui pèsent sur "La Terre au Carré" de Mathieu Vidard à la rentrée prochaine, qui mêle dangereusement écologie et politique. Adèle Van Reeth, en bonne gardienne des intérêts des puissants, tient bon la barre.    

Les chiens de garde des politiques capitalistes, de l'ultralibéralisme occupent des places principales de pouvoir de présentateurs, d'éditorialistes, dans de très nombreuses chaînes de radio et de télévision et font entrer leurs idées à coups de burin dans le crâne de millions de gens, et cela est bien montré et n'a rien à voir avec les idéologies complotistes. Sur une bien moins grande échelle que les études précitées, chacun peut comprendre tous les jours leur pertinence et leur gravité en faisant soi-même l'expérience d'écouter et de voir ce que propose les chaînes et canaux publics de diffusion de l'information en termes politiques ou économiques. 

Hier, mardi 9 juillet 2024, je voulais rapporter cette expérience personnellement. Premièrement, dans les grands médias, on continue massivement à faire en sorte que la forme occupe l'esprit du téléspectateur ou de l'auditeur bien plus que le fond. Les invités politiques de gauche sont sommés de donner le nom d'un premier ministre, on rappelle sans cesse les chiffres, les équilibres des forces, les alliances, les tractations. On appelle ça de la politique politicienne, c'est à dire celle qui  ne s'occupe pas de débattre profondément des affaires de la cité, mais exploite toutes les manières possibles de s'éloigner d'un sérieux débat de fond sur notre société. D'autre part,  ces pratiques s'accordent parfaitement au rythme effréné que cherche à imposer partout le capitalisme : consommer tout le plus rapidement possible : les réponses doivent être express, les synthèses, les plus courtes et percutantes souvent interrompues par les journalistes ou les autres intervenants. La politique Tik Tok, en quelque sorte. Les gens qui ont les choses les plus intelligentes à dire sont ceux qui sont les moins invités et quand ils le sont, il sont pressés de parler ou empêchés de développer tranquillement leur pensée.

Ainsi Sandrine Rousseau devant Jean-Jacques Bourdin (Sud-Radio, 9 juillet 2024 , 8 h 30), qui n'en peut plus de ne pas savoir le nom du premier ministre que  doit choisir le Nouveau Front Populaire (NPF) : Avant le premier tour, se plaint l'éditorialiste, on nous disait : nous sommes en train d'y travailler, dans la semaine qui suit pareil, après les résultats du second tour : encore pareil.  "Vous n'avancez pas, vous en êtes où ?... Vous ne trouvez pas que ça devient un peu ridicule, d'ailleurs, ça fait des  m..  des semaines qu'on vous pose la question sur le... qui premier ministre, et vous n'arrivez pas à vous mettre d'accord. Est-ce que ça ne devient pas ridicule ?" 

Sandrine Rousseau, naturellement, s'énerve de tant de bêtise :  "ça fait un mois qu'il y a vraiment un matraquage total, pour dire que nous ne sommes pas solides : nous sommes solides. qu'il y a un matraquage total, pour dire que ce sera  Jean-Luc Mélenchon et là on est en train de discuter..."  

Ou encore, la gauche au défi de gouverner, sur "C à vous", le 9 juillet 2024, par Nathalie Saint-Cricq : 

"Un programme, bricolé en quelques jours, pardonnez-moi, sur lequel personne n'est véritablement d'accord... des personnalités qui, au mieux se tolèrent, au pire se détestent ou ne s'adressent plus la parole..."  Et l'autre  journaliste d'invoquer "les deux gauches irréconciliables" de Manuel Valls.

Comment accuser la forme, pour discréditer le fond, c'est l'exercice perpétuel des éditocrates. Là où une personne intelligente et humaniste aurait peut-être répondu :

"Malheureusement, il y a toute une gauche socio-démocrate, qui depuis longtemps fait des compromis dommageables à la justice sociale, qui ne parvient pas à vouloir changer radicalement le système politico-économique pour assurer beaucoup mieux le bien commun, et il y a une gauche radicale qui doit faire évoluer la démocratie à l'intérieur de son mouvement,  mais il faut s'unir pour le bien commun, parce qu'il y a une occasion historique de changer profondément les choses."

Comme pour la majorité des politiciens, celle des éditorialistes ne pose jamais sur la table les problèmes de société en cherchant à savoir les meilleures manières possibles de les résoudre. Ils ne remettent jamais en cause le système économique qui crée toutes les injustices et déclarent, en bons disciples de Margareth Thatcher : "Il n'y a pas d'alternative".

Tous derrière le MEDEF, qui a martelé comme beaucoup d'éditorialistes, de petits patrons, d'observateurs politiques, économiques, etc., à quel point le NPF va dégrader les finances publiques, la note de la France accordée par les agences de notation, sa capacité à s'endetter, causer des hausses d'impôts pour les ménages etc etc. Les chiens de garde attisent la peur et le chaos dès qu'on cherche à améliorer substantiellement les conditions de vie des plus précaires en pratiquant la justice sociale. La redistribution équitable des richesses est leur tabou le plus absolu. Ils ne se demandent pas une seconde à quel point le système économique dans lequel on vit est aberrant, mortifère, puisqu'il permet de plus en plus à de moins en moins de gens de vivre dignement et quelque peu heureux. Ils ne l'interrogent jamais. Ne le remettent jamais en cause, malgré la foule d'information dont nous avons à disposition. Idéologie, encore et toujours. Ils poussent les invités à répondre sur les attaques d'objectifs ukrainiens sur le sol russe, sur Poutine, mais jamais sur la criminalité de Netanyahu. Les avez-vous vu inviter pour toute une émission une personne éborgnée  par la police, comme a pu le faire Le Média ? Les avez vous vu faire une seule grande émission pour expliquer comment l'Etat d'Israël a réussi à exister en colonisant, en dominant et en expulsant le peuple palestinien ?,  réalités historiques parfaitement établies, il faut l'affirmer haut et fort. Et après, ils vont se glorifier d'être l'avant-garde du combat contre les "fake news". On croit rêver. 

Mais revenons au débat politique du moment. 

"Peut-être ce qui finira par emporter la décision, ou la situation politique, ... sera la pression des marchés financiers et des milieux économiques" nous dit Jean-Sébastien Ferjou, directeur de la publication d'Atlantico sur Franceinfo, 9 juillet 2024.

 Ou encore, Guillaume Roquette, du Figaro au milieu d'une brochette d'invités sur France Inter, la veille, pour 

'Analyses du second tour des législatives 2024" : 

« le pays est tellement endetté que nous ne pouvons pas nous permettre ce genre d’excentricités »

« Il m’a semblé tellement dingue, ce programme, mais tellement dingue… que je me suis  dit bon ben jamais ça sera appliqué donc, au fond, ne nous intéressons pas trop  à la gauche…" s'exclame de son côté Jean-Michel Apathie, sur France Inter, entouré de Françoise Fressoz du Monde et du politologue Jérôme Jaffré, tous différents mais qui appartiennent au même club de gardiens de l'orthodoxie libérale.  

Pas une autre voix dissidente sur le plateau, et surtout pas les "journalistes" Nicolas Demorand et Léa Salamé, criant en permanence avec les loups sur le sujet ou laissant passer sans mot dire la tonne d'âneries que déversent chaque semaine leurs invités. 

Le sujet des milliardaires est prétexte à Jaffré de se marrer un bon coup, participant du même coup à la ridiculisation permanente des idées et de la personne de Mélenchon : " Le calcul de ce que gagnent les milliardaires, sous la pandémie, en une année, en un mois, en un jour, en une heure, en une minute, en une seconde, par rapport au nombre de salariés qui gagnent 2000 euros par mois, c’est un morceau d’anthologie." En clair, s'indigner que les uns gagnent des milliards pendant que d'autres peinent durement à manger ou se chauffer, tient du ridicule.  Mélenchon  n'est bon que "dans la dénonciation",  et quant à son programme "le risque de simplisme est assez grand... je fais des tas de dépenses et des dépenses dans tous les sens parce qu’il le faut, les besoins sociaux sont énormes, évidemment, mais comme ces gens-là consomment  et paient des impôts, alors j’en récupère le quart et je le remets dans l’économie", un très bref résumé du leader de la France Insoumise que caricature Jaffré en le rapprochant ensuite du "jeu de bonneteau". Moi, je me rappelle des sept heures et des poussières de présentation du programme de LFI avant les élections présidentielles, et je me disais : "ce n'est pas révolutionnaire, mais il faut un début qui peut être encourageant pour les gens". 

Et que dire de Françoise Fressoz, à qui on demande ses premières réactions face aux résultats des Législatives : 

"ce qui est très très positif à mon avis, c’est la dynamique du Front Républicain, qu’on croyait très diminué ces dernières années, et au fond, qui a montré vraiment son amplitude parfaite… "

"la gauche n’est pas prête à gouverner" 

Je me rappelle ses interventions lors du débat sur la loi des retraites, en janvier 2023, dans un débat de "Questions politiques" avec pour invitée Marine Tondelier :

"Comme souvent sur le PAF, une émission comme « Questions politiques » cherche moins à faire entendre la parole de l’invité qu’à faire valoir l’invitant : trois têtes d’affiche de l’éditocratie, réunies chaque semaine autour du présentateur Thomas Snégaroff – en l’occurrence ce 8 janvier, Nathalie Saint-Cricq (France Télévisions), Carine Bécard (France Inter) et Françoise Fressoz (Le Monde). « L’interview » à proprement parler débute d’ailleurs après un passage obligé par trois éditoriaux successifs, tant le commentaire de ces grandes observatrices de la vie politique est jugé incontournable..."

(Pauline Perrenot, ACRIMED, 9 janvier 2023)

Je conseille à tous et toutes de relire ces passages anthologiques de l'éditocratie, si consternants de vide de pensée et de bêtise.  J'aurais pu continuer à parler de Michèle Cotta, de Gilles Bronstein et de bien d'autres... mais les paroles auraient été du même acabit.

Quand pourrons-nous espérer qu'une chaîne publique de télévision et de radio soit créée et animée par des journalistes dont nous serions fiers et enthousiastes ?   

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