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Billet de blog 12 février 2012

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Méditations philosophiques : Georges Bataille, L'expérience intérieure

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En parcourant ma bibliothèque, je suis tombé sur L'expérience intérieure de Georges Bataille (Editions Gallimard, 1954). Avant de me plonger dans cette lecture, j'ai laissé ces deux mots flotter dans ma tête. Difficile de transformer en paroles ce vécu où s'intriquent lectures méditatives (Bouddha, Upanishads, Cioran ?...) postures quotidiennes (quête du silence, admiration de la nature, appréhension profonde de l'altérité... ?) etc.

Je me lance. Très vite, l'exposé me paraît confus et logorrhéique. C'est le reproche que je fais souvent aux livres de philosophie. Pourtant, à la page 29, je tombe sur le passage que je vais citer ensuite, et j'imagine que le livre va s'ouvrir sur de profondes réflexions :

"Le mot silence est encore un bruit, parler est en soi-même imaginer connaître, et pour ne plus connaître, il faudrait ne plus parler. Le sable eût-il laissé mes yeux s'ouvrir, j'ai parlé : les mots qui ne servent qu'à fuir, quand j'ai cessé de fuir me ramènent à la fuite. Mes yeux se sont ouverts, c'est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer figé comme une bête. J'ai voulu parler, et, comme si les paroles portaient la pesanteur de mille sommeils, doucement comme semblant de ne pas voir, mes yeux se sont fermés. C'est par une "intime cessation de toute opération intellectuelle" que l'esprit est mis à nu. Sinon, le discours le maintient dans son petit tassement. Le discours, s'il le veut, peut souffler la tempête, quelque effort que je fasse, au coin du feu le vent ne peut glacer. La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un moyen, un obstacle ; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent." (page 29-30)

Je répète cette phrase que j'aime dans ma tête : ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent. Et je continue ma lecture.

Mais je me rends bien vite compte que Bataille ne s'est absolument pas allégé du fardeau de la pensée chrétienne. Dans un chapitre intitulé Supplice, il parle de son expérience divine :

"O Dieu le Père, Toi qui dans une nuit de désespoir, crucifias Ton fils, qui dans cette nuit de boucherie, à mesure que l'agonie devint impossible - à crier -devins l'Impossible Toi-même et ressentis l'impossibilité jusqu'à l'horreur, Dieu de désespoir, donne-moi ce coeur. Ton coeur qui défaille, qui excède et ne tolère plus que Tu sois !" (page 59) A un autre moment, Bataille nous explique qu'il a été chrétien, alors s'il ne l'est plus, que vient faire ici ce jargon philosophico-mystico-théologique ? On croit à l'existence de Dieu ou on n'y croit pas. On peut aussi admettre qu'on ne sait rien. Mais si on accepte de croire que Jésus est fils de Dieu, qu'il s'est sacrifié pour nous, etc, la méditation et la réflexion s'engagent sur un tout autre chemin que celui qui n'accorde aucun crédit à ces allégations. Cela n'a pas l'air de gêner Bataille, qui écrit quelques pages plus loin : " Dérision ! qu'on me dise panthéiste, athée, théiste !... Mais je crie au ciel : "je ne sais rien". Et je répète d'une voix comique (je crie au ciel parfois de cette façon) : "rien, absolument rien." Alors on a envie de dire à Bataille : Alors, si tu ne sais rien, pourquoi tu convoques sans cesse Dieu, le Christ et ses Saints pour parler du monde ?

Morceaux choisis :

Page 67 : "Prière pour me coucher : Dieu qui vois mes efforts, donne-moi la nuit de tes yeux d'aveugle"

Page 77 : "L'imitation de Jésus ; selon saint Jean de la Croix, nous devons imiter en Dieu (Jésus) la déchéance, l'agonie, le moment de "non-savoir"..."

Page 159 : "Dieu se savoure, dit Eckart. C'est possible, mais ce qu'on savoure est, me semble-t-il, la haine qu'il a de lui même, à la quelle aucune, ici-bas, ne peut être comparée..." Je m'arrête là, je pourrais citer des tonnes de passages similaires. La plupart semblent sortis tout droit d'un livre de catéchisme et d'autres, tout en prenant une forme provocatrice, ne sortent pas du domaine théologique. En criant que Dieu se déteste, Bataille dit en même temps qu'il croit non seulement à son existence, mais base cette détestation sur tout un arsenal de croyances chrétiennes : le péché, le sacrifice de Jésus sur la croix, etc.

Après le problème religieux, je voudrais évoquer le thème de la philosophie. Des chapitres du bouquin portent sur des philosophes. Il ya Descartes (p 163). Le philosophe du cogito avait besoin de Dieu pour lancer d'une pichenette son système et je comprends que Bataille lui en veuille pour ça. Mais avait-il besoin pour ce faire de toute une argumentation compliquée ? L'idée de Dieu n'a rien de scientifique ni de rationnel. En conséquence, on est en droit, si on le souhaite, de rejeter d'emblée toute construction intellectuelle basée sur cette affirmation. Et ce n'est pas l'argument de Saint Anselme, cité par Bataille, qui changera quoi que ce soit à l'inanité de la proposition : " L'être parfait ne peut manquer d'avoir pour attribut l'existence." Un être est vivant, donc il existe, qu'il soit ce que vous voulez parfait, imparfait, incomplet, il n'existe pas plus ou moins que l'autre, cette proposition n'a aucun sens, d'autant que justement, pas la moindre connaissance de cet être parfait ne nous a jamais été délivrée.

Tout aussi peu constructif est de dénigrer la connaissance raisonnée prônée par Descartes en affirmant que toutes les réponses que nous pourrons obtenir par elle nous laissera finalement dans le non-savoir. C'est idiot. On ne reste pas dans l'ignorance quand on apprend. On apprend qu'on sait peu, sans aucun doute, d'où la maxime "plus on sait moins on sait". Mais on sait des choses qu'on ignorait la veille : comment se forment les orages, de quelle manière les Indiens d'Amérique ont été massacrés, la révélation d'un secret qu'un mari, qu'une femme nous a cachés pendant vingt ans. Et je ne vois pas pourquoi le philosophe cherche à savoir si "le besoin infini de savoir impliqué dans l'intuition de Descartes pourrait être satisfait". Aucun homme ne peut prétendre à un savoir infini, c'est une évidence, donc le problème ne se pose pas. De tout ceci, Bataille conclut : "Je ne sais qu'une chose : qu'un homme ne saura jamais rien". On en revient à la même bêtise qu'un peu plus haut. Le sujet "Pourquoi connaître" est un sujet passionnant, il débouche sur de multiples interrogations, mais dire qu'après avoir appris on ne sait jamais rien, c'est tout bonnement erroné.

Après le chapitre sur Descartes, on en trouvera un autre intitulé Hegel (p 168). Il commence par : "Connaître veut dire : rapporter au connu, saisir qu'une chose inconnue est la même qu'une autre connue. Ce qui suppose soit un sol ferme où tout repose (Descartes) soit la circularité du savoir (Hegel). Dans le premier cas, si le sol se dérobe...; dans le second, même assuré d'avoir un cercle bien fermé, on aperçoit le caractère insatisfaisant du savoir. La chaîne sans fin des choses connues n'est pour la connaissance que l'achèvement de soi-même."

On arrêtera là. C'est déjà assez lourd à digérer.

Connaître signifie saisir qu'une chose inconnue et une autre connue sont les mêmes, nous dit l'auteur. Mettons que vous ignoriez l'existence du boson de x mais que vous connaissiez celle de la blanquette de veau. Un boson égale une blanquette ? En terme d'unité de connaissances ? D'autre chose ? Et cela supposerait un sol ferme où tout repose ? Une circularité du savoir ? C'est quoi la circularité d'un savoir ? Il tourne en rond ? Il part d'un point A, circule sur tous les points du cercle et revient au même point ? C'est quoi ce cercle, qui, même fermé n'empêche l'insatisfaction du savoir ? Et cette "chaîne sans fin des choses connues", je peux bien imaginer qu'elle est une suite infinie de tous les savoirs mis bout à bout, mais comment peut-elle déjà représenter quelque chose pour la connaissance ? elle serait elle-même la connaissance totale. Et comment serait-elle achèvement de soi-même ? Personne ne détiendra jamais cette supposée connaissance totale, à l'exception d'un Dieu hypothétique omniscient, donc cette connaissance parfaite ne concerne aucun homme.

En termes vulgaires, on appelle ça un propos fumeux.

C'est en tout cas un propos codé, qui intéresse sans doute ceux qui se piquent de philosophie classique, mais, comme les autres propos du même type, ils ne m'intéressent pas et je le soupçonne de cacher beaucoup plus de vide qu'autre chose. Pour dissiper ce doute, j'attends du philosophe qu'il me démontre le lien qui existe entre son propos et une réalité qui puisse être appréhendée par l'un et par l'autre. Et si tel était le cas, je ne vois aucune raison de passer par un jargon abstrus pour expliquer sa manière de penser le monde, la langue commune est suffisamment riche pour offrir tout l'arsenal nécessaire à un bon philosophe. J'arrête là la lecture de Bataille, très décevante, je range le livre et je tombe sur un ouvrage de Nietzsche. Ecce Homo.

Sources des images :

- http://www.theparisreview.org/blog/wp-content/uploads/2010/09/georges-bataille.jpg
- http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQgBA2AjYkkqO3YQRhQFM7Pcwv8u0vOyczzpb8qN1Wymg10qcMF7IbGabZd

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