« “Il n’y a aucun endroit à Gaza" qu’Israël "n’atteindra pas, aucune cachette, aucun refuge”, a prévenu le Premier ministre Benjamin Netanyahu mercredi, alors que l’armée israélienne opérait dans le plus grand hôpital du territoire palestinien. »
En septembre 1999, au moment de lancer la guerre en Tchétchénie, Vladimir Poutine déclare vouloir « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes! ». « Début octobre, les troupes russes pénètrent sur le territoire Tchéchène. Vladimir Poutine ne parle pas de guerre préférant le terme d'«opération antiterroriste ».
Etrange ressemblance dans le ton et le propos de deux hommes d’Etat, à 25 ans d’écart, dont l’un est aujourd’hui honni et voué aux gémonies par la plupart des gouvernements des pays occidentaux, tandis que l’autre fait l’objet d’un soutien presque sans faille depuis plus d’un mois, alors même qu’il s’agit d’un gouvernement clairement allié à l’extrême-droite. Cependant, aujourd’hui, dans l’opération de « défense » actuellement menée par le gouvernement Israélien, que beaucoup de commentateurs décrivent comme une opération anti-terroriste mais qui s’apparente bien plus à une punition collective et à une guerre particulièrement asymétrique, un certain nombre de choses ont changé. Profondément. Sans comparer plus avant avec le cas russe, j’essaierai ici d’analyser l’actualité.
Je suis horrifiée, catastrophée, atterrée, saisie, paralysée, comme des centaines de millions de personnes qui assistent depuis des années, des décennies, à cet atroce spectacle ou chaque épisode semble pire que le précédent, d’attaque en réponse et de réponse en attaque suivante. Aujourd’hui, beaucoup de journalistes sont tués ou empêchés de travailler, tandis que les principaux médias pratiquent une sorte de propagande massive, enrôlés d’un côté ou de l’autre, avec pour effet final non pas d’aider à comprendre et peut-être de ramener de la raison, de la sérénité, mais au contraire de provoquer la peur, l’effroi, la confusion, l’horreur, la démoralisation et le désespoir, à l’échelle de la planète entière qui assiste à tout cela dans une impuissance quasi complète. Quel que soit en fait le « camp » en faveur duquel les personnes penchent, et y compris pour les personnes qui ne s’estiment pas particulièrement concernées. Ces images de violence et de destruction qui déferlent sur nous, aujourd’hui, participent d’une logique qui n’est pas très éloigné d’une technique de torture généralisée des spectateurs eux-mêmes, d’une « stratégie du choc », comme l’a un jour nommé Noami Klein.
Je regarde depuis le 7 octobre, avec horreur et incrédulité, ce qui se produit suite à l’opération militaire menée par une coalition d’acteurs armés palestiniens dirigés par le Hamas, qui ne surgit pas dans le néant mais constitue un nouvel épisode d’une longue, très longue guerre asymétrique. Opération qui a frappé non seulement des objectifs militaires, mais aussi, de manière particulièrement terrible, des dizaines de civil-e-s, femmes, enfants, personnes âgées, jeunes gens qui faisaient la fête. Il semble aussi que des violences spécifiques aient été exercées contre les femmes (violences sexuelles et acharnement sexiste spécifique dans la violence, évoquant l’acharnement misogyne qui accompagne généralement les féminicides en temps de paix), ce qui mérite une analyse et une condamnation particulière. J’adresse mes condoléances aux proches des personnes atrocement assassinées et aux personnes enlevées et je suis révulsée par ces « actions militaires » qui relèvent en fait de la pure boucherie : massacrer des civil-e-s constitue un acte absolument condamnable, moralement tout comme juridiquement, selon les quelques lois qui sont censées « humaniser » la guerre.
La réaction des autorités politiques et militaires de l’Etat d’Israël me semble elle aussi terrible et s’affranchit elle aussi des lois supposées « humaniser » la guerre, comme le soulignent les instances ONUsiennes elles-mêmes. Massacrer une population civile pour « se défendre » est à la fois lâche, monstrueux et aberrant. Il paraît incroyable que le gouvernement d’une puissance dans une telle situation de force, avec tant de ressources économiques, technologiques, une culture si riche, tant de penseuses et de penseurs, de poètes, d’artistes, de philosophes et de personnes ayant elles-mêmes vécu dans leur chair l’injustice, la violence, les massacres de masse, n’ait pas même cherché d’autres moyens de se défendre, et au-delà de la réaction immédiate à l’agression, qu’il n’ait pas réussi à élaborer des moyens de parvenir, enfin, à un vivre ensemble apaisé, serein et prospère, dans l’égalité et la justice, qui est dans le fond le souhait de l’immense majorité de la population civile, tout comme, je veux le croire, c’est le souhait de toute population civile dans le monde et à travers les âges.
Alors, je me demande : y a-t-il vraiment une population civile dans cette région du monde ? Et qu’est-ce qu’une population civile ? Oui, de fait, que signifie au juste « civil-e » dans une société comme celle d’Israël, dans laquelle les femmes font leur service militaire comme les hommes, et dans laquelle l’armée occupe une place si centrale ? En tant que féministe, je suis confortée par ce que je vois là, dans ma conviction que ce ne sont pas les femmes qui doivent entrer à l’armée comme les hommes, mais bien que ce sont les hommes qui ne doivent pas avoir accès à l’armée, comme les femmes. Je me demande ce que signifie au juste « civil-e-s » dans une société comme la société palestinienne, où les civil-e-s sont traité-e-s depuis tant d’années comme autant de combattant-e-s en puissance. Je me dis que beaucoup de femmes et d’hommes de part et d’autre, dans cette guerre qui dure depuis plus de 70 ans, peuvent, ou doivent (n’ont pas beaucoup d’autres choix ou sont carrément sommé-e-s de) s’identifier aux hommes en armes qui disent les « défendre ». Et en cela, ces civil-e-s perdent en partie leur caractère de civil-e et sont enrôlé-e-s dans la guerre, et deviennent des cibles quasi-militaires pour l’autre camp. Quasi-militaires.
Car en tant que féministe, je sais une chose : face à un homme en arme, il bien différent d’être armé-e, ou pas. Une petite fille de dix ans peut haïr de toutes ses forces les soldats de l’autre camp et peut même se jeter sur eux à coup d’ongles et de dents, elle peut maîtriser les arts martiaux et peut-être même asséner des coups mortels. Indubitablement, même désarmé-e-s, les civil-e-s ne sont pas dans l’impotence totale. Cependant, je suis persuadée qu’il existe une distinction capitale entre qui a une arme à la main et qui n’en a pas, entre qui peut donner la mort avec une facilité déconcertante, en un clin d’œil, peut-être à des dizaines de personnes à la fois, depuis le lointain, et qui n’a que son propre corps pour attaquer ou se défendre. Cette personne-là, d’un point de vue éthique, logique et selon les maigres lois censées « humaniser » les guerres, doit être considérée comme un-e civil-e et doit être distinguée des combattant-e-s armé-e-s.
En tant que féministe, et en tant que française, je sais aussi que ce sont des militaires français qui les premiers ont théorisé ce qu’ils ont curieusement nommé « la guerre révolutionnaire », en tentant de s’opposer à la décolonisation de ce qui était alors l’Indochine. Face à une lutte populaire prenant la forme d’une guérilla largement appuyée par le reste de la population, les militaires français ont théorisé les guerres asymétriques, dans lesquelles ce ne sont plus deux armées en uniformes, de force à peu près comparable, qui s’affrontent, mais bien une armée classique face à des partisan-e-s militairement sous-équipé-e-s, sommairement formé-e-s mais porté-e-s par une conviction très profonde et partagée par une partie importante de la population. Les cas d’école ont été constitué par des guerres de décolonisation, mais ce type de guerre s’applique aussi à d’autres situation de libération nationale, ou de partisan-e-s face à une occupation étrangère (comme en Italie ou en France lors de la deuxième guerre mondiale), ou encore à des luttes révolutionnaires.
La lutte algérienne pour sa décolonisation a donné à l’armée française l’occasion de peaufiner sa doctrine, ses techniques, de faire de la torture et de la guerre psychologique des axes centraux de cette doctrine de « guerre de basse intensité », une forme de conflit qui ne dit pas son nom, une sorte de guerre volontairement niée comme telle (de simples « opérations ») quoique particulièrement brutale et sans pitié. Sa cible première est précisément la population civile, au sein de laquelle la guérilla populaire est censée se cacher comme le poisson dans l’eau. Tandis que la guérilla est difficile à frapper, la population civile est une cible facile que l’on peut terroriser à moindre frais. Cependant, on court le risque, en agissant ainsi, de pousser cette population civile dans les bras de l’adversaire, qui peut alors lui sembler le dernier rempart. C’est souvent une sorte de « quitte ou double » et à moyen terme, les dégâts pour la société où l’on installe ainsi une véritable guerre civile, sont de toute façon considérables et très durables. L’armée française a enseigné cette doctrine pendant de nombreuses années dans le monde entier, bientôt rejointe par l’armée états-unienne, qui l’a largement diffusée dans son Ecole des Amériques au Panama, instruisant avec un zèle particulier toutes les armées latino-américaines et des Caraïbes, appuyant ou produisant une série de dictatures militaires particulièrement mémorables.
La logique de la guerre globale contre « l’Axe du mal » lancée par les Etats-unis suite au 11 septembre 2001 est une prolongation de cette doctrine. Désormais privés de guerre froide et d’ennemis communistes par la disparition de l’Union soviétique, les Etats-unis ont entraîné les pays dits occidentaux dans une nouvelle dynamique belliqueuse en matière de relations internationales. Il s’agit d’une logique globale de « guerre de basse intensité », qui inclut des conflits ouverts assez classiques avec déploiement militaire et occupation (de type Afghanisan ou Irak), des « guerres » plus métaphoriques quoique très brutales (« guerre contre le narco-trafic » ou la « guerre contre les migrant-e-s »), mais s’organise surtout autour de la guerre contre le « terrorisme ». Ce « terrorisme » est particulièrement mal défini, au prétexte qu’il se dissimule sournoisement, ce qui permet d’y inclure progressivement de plus en plus de cibles : d’abord les « terroristes islamistes », puis les « terroristes musulmans » puis « les musulman-e-s » dans leur ensemble, puis « les musulman-e-s et leurs ami-e-s », selon une logique d’élargissement du conflit et de polarisation croissante des sociétés, à l’échelle mondiale. Cependant, derrière les notions-écran de terroristes et de musulman-e-s, comme jadis de communistes, la logique même de cette guerre asymétrique comme de toute guerre asymétrique, coloniale ou néocoloniale, est de s’attaquer à la population civile.
Revenons maintenant à l’actualité. Constatons que nous sommes face à une guerre menée par l’une des armées les plus modernes et équipées au monde (celle de l’Etat d’Israël), appuyée entre autres par Etats-unis et la France, ces trois pays étant parmi les principaux producteurs et exportateurs d’armes, de dispositifs militaires et de dispositifs de surveillance (avec une mention spéciale pour Israël concernant les dispositifs de surveillance et la construction de murs, très prisés aujourd’hui dans les « guerres contre la migration »). Il s’agit également de champions de la conceptualisation et de l’exportation de doctrines militaires et de maintien de l’ordre.
Alors, en tant que féministe, je sais que les armes coûtent cher et qu’elles grèvent les budgets nationaux. Qu’un porte-avion, ça coûte beaucoup plus cher qu’une école. Qu’une bombe atomique, ça demande beaucoup plus de ressources non-renouvelables qu’une crèche, ou même dix crèches, et que ça pollue pas mal plus. Mais je sais aussi qu’il faut regarder plus loin, car on n’échange pas simplement une bombe contre une année de cotisations sociales : l’économie c’est plus compliqué que cela. Notamment parce que la production et la vente d’armes rapportent beaucoup d’argent. Qu’elles « tirent » l’économie. Que l’industrie de l’armement « tire » l’industrie civile, crée des emplois, modèle la géographie des pays, les routes qui sont construites, les mines qui sont ouvertes, l’histoire qui est enseignée. Je sais qu’avec les pots de vins qui vont avec les exportations d’armes, on peut s’acheter beaucoup de voix aux élections. Je sais aussi que pour convaincre les député-e-s de l’opposition de voter les budgets militaires, il faut leur faire miroiter des compensations —et en ce moment, les Démocrates des Etats-unis sont en train de promettre aux Républicains de voter des politiques migratoires encore plus restrictives contre les populations latinas, en échange de leur vote en faveur de l’aide militaire pour l’Ukraine et Israël. On se tape dans le dos en vidant des verres. Les intérêts économiques et politiques sont énormes. C’est ce que l’on appelle le complexe militaro-industriel, ou plus exactement le complexe politico-militaro-médiatico-industriel. Beaucoup d’hommes riches, puissants et très contents d’eux-mêmes, mutuellement adversaires en apparence, mais dans les faits, communiant sur l’essentiel : s’enrichir et accroître leur domination. Et derrière eux, les logiques d’airain du capital : l’accumulation à n’importe quel prix.
Parlons-en, du capital. On l’a cru cent fois à l’agonie, on le sait en crise, ou tout au moins en profonde recomposition. La finitude des ressources de cette Terre aura peut-être bientôt raison de lui. D’ailleurs il n’est pas indifférent à toute cette histoire, que le pétrole du Moyen-Orient passe par des oléoducs qui traversent la région, et que les ports d’Israël constituent un débouché sur la Méditerranée acquis aux intérêts des capitalistes occidentaux. Toujours est-il que l’essentiel, pour le capitalisme, est de continuer son expansion en trouvant de nouveaux supports d’accumulation. Dans ce cadre, au cœur du complexe-militaro industriel qui structure l’économie, l’industrie de la surveillance de masse constitue à la fois une condition technologique nécessaire pour poursuivre une exploitation de plus en plus féroce, tandis que l’autoritarisme, l’illibéralisme et la dystopie « sécuritaire » qui s’installent avec chaque fois plus d’aplomb grâce à la surveillance de masse, sont la condition politique directe de cette évolution économique.
Le pire est peut-être à venir. Car de manière particulièrement cruelle, l’un des principaux vecteurs de ces technologies de cette surveillance de masse de la population civile est l’Etat israélien et son complexe militaro-industriel, appuyé par plusieurs pays européens qui il n’y a pas si longtemps encore, étaient étroitement associés à l’antisémitisme. Cette alliance qui a émergé au sortir de la deuxième guerre mondiale se trouve aujourd’hui au cœur des processus de légitimation de la surveillance de masse. En effet, depuis quelques semaines, à la faveur de ce nouvel épisode de la guerre, les « opinions » qui se trouvent non seulement massivement scrutées, mais aussi directement censurées et réprimées, se retrouvent être les « opinions » et les contenus réputés antisémites, bien au-delà des frontières d’Israël même. Or ces « opinions » ou contenus présentent la double caractéristique d’être absolument condamnables, moralement et politiquement, alors que leur caractérisation, complexe, rend difficile d’en délimiter les frontières et permet une définition particulièrement extensible. Avant l’antisémitisme, les contenus réputés pédocriminels ont notamment été utilisés comme base morale indiscutable pour justifier et expérimenter l’organisation du contrôle et de la censure digitale. Mais cette fois-ci, l’argument est plus puissant et de bien plus vaste portée. Le type de personnes et de groupes que l’on peut potentiellement cibler, bien plus important et bien plus stratégique. En effet, depuis déjà plusieurs années, l’accusation d’antisémitisme a été utilisée pour attaquer toutes sortes d’oppositions. Que l’on ne se méprenne pas : je suis profondément et absolument convaincue que l’antisémitisme est un grave délit et doit être combattu systématiquement. Mais j’analyse ici non pas l’antisémitisme en lui-même, mais l’accusation d’antisémitisme et la manipulation de cette accusation, qui peut hélas fort bien être décorrélée des manifestations réelles de l’antisémitisme. Or le fait de brandir à tort et à travers l’accusation d’antisémitisme, en brouillant tous les repères, s’avère, in fine, particulièrement nuisible aux personnes juives et à celles qui combattent sincèrement l’antisémitisme.
Comment en effet, comprendre que l’extrême-droite française, par exemple, historiquement antisémite, puisse se prétendre un seul instant opposée à l’antisémitisme ? Toute proportion gardée, nous avons déjà vu ces dernières années, toutes sortes de personnes se réclamer de la défense des femmes, voire d’un prétendu féminisme, pour faire avancer toutes sortes d’agendas racistes (la défense des femmes « blanches » contre les hommes « immigrés ») ou d’agendas nuisibles aux femmes (la défense de certaines femmes « riches » par l’exploitation croissante de nombreuses autres femmes appauvries). C’est à ce moment-là que nous aurions dû mettre plus fermement le hola. Certaines féministes ont tenté de le faire, en disant « pas en notre nom », mais nos voix n’ont pas été assez fortes. Instruite par cette expérience, en tant que féministe, je ne peux que me réjouir d’entendre de nombreuses voix Juives crier « pas en notre nom ». Pour remettre en cause à la fois les massacres en cours, et l’idée que toute personne juive devrait nécessairement être liée à Israël.
Alors aujourd’hui, il s’agit bien sûr, immédiatement, là-bas, de faire cesser les massacres d’enfants, de personnes âgées, de malades, de femmes, de civil-e-s en un mot, de quelque côté que ces civil-e-s soient réputé-e-s se trouver. D’arrêter l’ignominie absolue. Mais il s’agirait aussi, loin du théâtre des opérations, de refuser l’instrumentalisation profondément antisémite, de l’antisémitisme comme nouveau prétexte au développement et à la légitimation de la surveillance de masse. Car au-delà même des bien trop nombreuses victimes Juives et Palestiniennes de ces dernières semaines, et de toutes celles qui les ont précédées, se dessine à l’échelle globale un futur terriblement inquiétant, où pour citer Antony Loewenstein, qui cite lui-même le travail de Shoshanna Zuboff autour du « capitalisme de surveillance » : « la focale s’est déplacée des machines qui dépassent les limites physiques vers les machines qui modifient le comportement des individus, des groupes et des populations au service des objectifs du marché ». Ce sont nos comportements qui sont visés, les plus intimes et les plus politiques, indissociablement liés, et à la faveur de cette guerre, le marché se confond avec le politique et capture entièrement le privé. Quand écrire sur les réseaux sociaux que l’on prie pour les morts devient motif de persécution politique au nom de la lutte contre l’antisémitisme, l’heure de la plus profonde autocensure s’approche, et avec elle, d’un nouveau totalitarisme particulièrement redoutable.
Tout cela, pour que l’accumulation et son corollaire, la dépossession, se poursuivent… Est-ce bien dans ce monde-là que nous voulons vivre ?