Sylvette Gublin-Carroll, artiste plasticienne, utilise la photographie pour explorer notre relation au monde et à nous-mêmes. Parmi les rares artistes douées pour appréhender le vivant, elle nous invite à réfléchir sur notre environnement et nos vies. L'entretien va au-delà de la présentation de son œuvre, dans un contexte où le GIEC prévoit une hausse de deux degrés Celsius d'ici 2050.
Camille SAUER - D'emblée, tu as entretenu un rapport étroit avec la création. On peut dire que tu as eu les pieds sur terre dès ton enfance, car tu viens d'un milieu paysan. D'où provient ton aptitude à puiser dans tes ressources personnelles et dans la nature pour créer ?
Sylvette Gublin-Carroll - Ma mère possédait cette faculté, cette simplicité que j'admirais tant. Elle parvenait à établir des associations à partir de ce qui l'entourait. Par exemple, elle demeure la seule personne que je connaisse, du moins de sa génération et de mon coin d'origine, à aller dans la nature cueillir des herbes, des baies, qu'elle utilisait ensuite dans sa cuisine ou pour préparer des infusions. Ses réalisations étaient en quelque sorte de petites œuvres qu'elle créait au fil du temps, sans pour autant en avoir conscience. Elle souhaitait en réalité créer du lien avec l’autre.
"Il s'agit aujourd’hui pour moi, de composer mes œuvres avec ce qui est présent, ce qui est ordinaire. "
Il s'agit aujourd’hui pour moi, de composer mes œuvres avec ce qui est présent, ce qui est ordinaire. Depuis mon plus jeune âge, j'ai été habituée à travailler dur dans les champs. J'avais beaucoup de tâches à accomplir, répétant sans cesse les mêmes gestes. Pour m'évader, je portais mon attention sur ce qui m'entourait, et il y avait toujours tant de choses à observer. Il suffit simplement de ralentir notre regard sur le monde pour que tout un univers se révèle. Les sons, par exemple : même lorsque l'on croit se trouver dans un lieu silencieux, on peut toujours entendre les bruits de notre corps. Où que l'on soit, il se passe toujours quelque chose : un froissement sur le sol lorsqu'on pose un pied par terre et qu'on avance, un animal qui surgit, la pluie qui commence à tomber, la nuit qui tombe, le soleil qui se lève... Il y a toujours un événement à contempler.
Je tente de creuser ce qui est déjà là, de ne pas simplement accepter ce qui est sous mes yeux sans y prêter attention, car ce qui est omniprésent finit par ne plus être présent. Il s'agit de prendre du recul et de se demander : "Qu'est-ce que je vois ? Où en suis-je ?". C'est une question éthique, car regarder le monde de si près implique de ne plus négliger les choses.
"(...) regarder le monde de manière métaphorique implique de ne plus négliger les choses."
Il n'y a plus de retour en arrière, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de choses insignifiantes. Tout a de l'importance. Souvent, la répétition des jours qui passent nous aveugle. On peut très bien ne plus voir la personne avec qui l'on vit, précisément parce qu'elle est toujours là. Il suffirait qu'elle disparaisse pour que l'on se rende compte à quel point elle est essentielle. Eh bien, je crois que regarder le monde, c'est cela : redonner de la vie, rendre la vie vivante.
Camille Sauer - Qu'est-ce qui t'a conduit à choisir les arbres comme ressource principale dans ton œuvre photographique ?
Sylvette Gublin-Carroll - Je dirais que les arbres représentent, pour moi, des métaphores. Non pas des symboles, mais des métaphores de ce qui m'anime profondément, des personnes qui comptent beaucoup pour moi, telles que mes parents. Depuis mon enfance, lorsque je dessinais ces êtres chers, ils prenaient la forme d'arbres, car je ne savais pas comment les dépeindre autrement. Ces figures enracinées et immobiles, au caractère changeant parfois, aussi. Ma mère avait coutume de dire : "Ce qui est dit est dit", une phrase à la fois rassurante et terrifiante, car une fois prononcée, "on est dans l'être et on n'en sort pas". Et cela peut également être étouffant.
"Ma mère avait coutume de dire : "Ce qui est dit est dit", une phrase à la fois rassurante et terrifiante, car une fois prononcée, "on est dans l'être et on n'en sort pas"."
L’arbre est à la fois immobile et changeant. Dans mon imaginaire d'enfant, les arbres possédaient des feuilles et des branches, semblables à une chevelure. Le tronc, lui, évoquait une colonne vertébrale. Les arbres, je trouve, peuvent véritablement nous renvoyer à un imaginaire humain.
Pour moi, le saule pleureur incarne mon père. Il est à la fois majestueux et, par moments, terrifiant lorsqu'il y a du vent.
Camille Sauer - Quel est ton rapport à la nature ? Tu évoques souvent le rythme et le temps long, que souhaites-tu exprimer par là ?
Sylvette Gublin-Carroll - Mon lien avec la nature... La nature m'aide à comprendre où je me situe. Non pas qui je suis, car cela ne m'intéresse guère, mais plutôt où je me trouve. Dans l'existence, nous traversons divers moments, différentes époques. Nous sommes animés par diverses circonstances, dues à maintes choses : les joies, les rencontres, la maladie, le deuil, le temps qui s’écoule. L’imprévu en somme. Il existe une myriade d'éléments qui nous animent. Et je pense que la nature constitue une parfaite métaphore de la représentation de tout ce qui est envisageable, en réalité. Et cela est infini. On ne peut concevoir davantage que l'infini. Pour moi, le vivant pèse indubitablement bien plus lourd dans la balance que le réel.
"Pour moi, le vivant pèse indubitablement bien plus lourd dans la balance que le réel."
À l'instar de toute vie, je préfère évoquer le vivant plutôt que le réel. Car le réel est une notion un peu trop complexe à mon goût. Le réel est, en effet, quelque chose de conceptuel, tandis que le vivant déborde véritablement. On ne peut lui imposer de limites, car il nous surpasse. Il se manifeste toujours là où on ne l'attend pas nécessairement. Il suffit de semer quelque chose dans la terre. Et parfois, ce que l'on a planté émergera quelques années plus tard, ou pas du tout d'ailleurs. Je pense qu'il s'agit là d'une leçon de vie : admettre que l'on ne peut tout peser, tout encadrer et que l'on ne peut tout rassembler dans un paradigme, cela ne fonctionne pas. Du moins, pas en ce qui concerne la vie.
" Le réel est, en effet, quelque chose de conceptuel, tandis que le vivant déborde véritablement. On ne peut lui imposer de limites, car il nous surpasse."
Camille SAUER - Comment sélectionnes-tu les arbres que tu photographies ? Existent-ils des critères spécifiques que tu recherches ? Parle-moi de l'importance accordée au détail.
Sylvette Gublin-Carroll - Il y a des arbres qui attirent mon regard et, souvent, ceux que je photographie ne sont pas des arbres quelconques. Ce sont des arbres que j'ai appris à connaître au fil du temps. Parfois, je capture des arbres rencontrés pour la première fois, mais au final, je ne suis pas très intéressée par le résultat parce que ce sera peut-être une jolie photo mais je n'aurai pas passé suffisamment de temps avec cet arbre-là, pour en saisir le portrait. Comme dans toute rencontre, je pense que c'est la même chose avec les êtres humains. Je dirais donc que mes arbres sont des rencontres.
"Je passe beaucoup de temps à observer un arbre, à le ressentir en quelque sorte et même à échanger avec lui. Je m'efforce de capturer le détail, qui est l'impression que cette rencontre me laissera. "
Je passe beaucoup de temps à observer un arbre, à le ressentir en quelque sorte et même à échanger avec lui. Je m'efforce de capturer le détail, qui est l'impression que cette rencontre me laissera. C'est un débordement de réalité, ce que j'appellerais l’inouï (notion empruntée à F. Jullien) Ce qui peut sembler tout à fait ordinaire pour la plupart d'entre nous, car le temps est celui que l'on s'accorde finalement dans notre rapport au monde. Plus le temps est lent, plus on s'accorde la lenteur et plus on a le temps d'observer de près et de discerner le caractère d'un arbre.
Ainsi, il m'arrive de réaliser plusieurs photographies du même arbre, sous le même angle de vue à travers différentes temporalités. Je peux avoir plusieurs conversations avec le même arbre. Même si le sujet semble être le même, le contenu est totalement différent, car nous ne sommes plus au même endroit dans nos vies. Donc on aura une tout autre conversation.
Camille Sauer - Pourrais-tu nous évoquer une expérience ou une rencontre spécifique ayant influencé ton travail artistique ? Je pense, par exemple, au philosophe François Jullien.
Sylvette Gublin-Carroll - Ce qui a profondément marqué ma rencontre avec la pensée de François Jullien, c'est la possibilité d'imaginer que l'on puisse penser sans recourir au verbe être. La grande particularité de la réflexion de François Jullien réside dans le fait qu'il a choisi de vivre en Chine après avoir achevé ses études en France, lorsqu'il était jeune. Ce n'était pas par goût de l'exotisme, mais plutôt parce qu'en Chine, la question de l’Etre n’a pas lieu. On peut assigner des qualités à des choses mais il n’y a pas de verbe être en tant qu’existence. « To be or not to be » ne peut pas se traduire en chinois. Donc le rapport à la langue est très différent. Être, c'est être présent.
"(...) en Chine, il n'existe pas de verbe être et l'on ne postule pas. Il n'y a pas de sujet, verbe, complément, on ne postule pas. Donc le rapport à la langue est très différent. Être, c'est être présent. "
Donc s'il n'y a pas de verbe "être", on peut imaginer que le rapport au monde sort du cadre. Il s'agit davantage d'être dans le mouvement entre une situation et une autre, entre un lieu et un autre, de s'imaginer que l'on puisse être cela et son opposé, à la fois, par exemple. Il cite d'ailleurs souvent cet extrait du Fragment 67 du présocratique Héraclite : « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim… » Temps où la pensée de la non-contradiction n’avait pas encore émergé (où il fallait constamment choisir). Ainsi, une diversité de possibles s'offre à nous. Je parlerais donc plutôt du vivant que de la nature, par exemple.
Par la nature, on se sépare finalement. On place l'être humain au centre de toutes choses et tout le reste gravite autour, tandis que le vivant englobe tout. Je trouve cela libérateur, car cela aide à vivre.
Camille Sauer - Comment décrirais-tu ton processus de création ? Quelles sont les pratiques ou les rituels que tu mets en place pour te connecter à la nature et à ta pratique artistique ?
Sylvette Gublin-Carroll - Je pars toujours d'une nécessité. Parfois, je travaille sur des projets très précis, mais cela part toujours d'une nécessité. Par exemple, en avançant dans l'âge, je m'interroge beaucoup sur ce qui est important pour moi. C'est toujours "où en suis-je ?". Le questionnement auquel je me confronte actuellement est donc celui-ci : qu'est-ce qui est important pour moi ? Évidemment, ce qui est important pour moi, c'est de cultiver mon rapport à l'autre, à ce qui m'est le plus précieux.
Avec le recul, j'ai réalisé que tous mes paysages étaient en réalité des portraits de personnes. À présent, mon paysage, c'est là où je vis. Car j'ai pris de nombreuses photographies dans un lieu qui n'existe plus pour moi. La maison familiale, à la campagne, ayant disparu, et je ne me rends plus dans cet endroit. Aujourd'hui, l'endroit où je passe le plus de temps, c'est mon lieu de vie, en banlieue parisienne, qui représente en quelque sorte mon propre paysage. Finalement, je constate que ma pratique de la photographie demeure inchangée. Ce sont toujours des répétitions.
J'observe ce qui m'entoure. Lentement, je scrute, je contemple cette lumière qui traverse la fenêtre, cet arbre que je vois à l'extérieur et qui change au fil du temps. Je capture des éléments tels que ceux-ci, et tout réside dans le détail, constamment. Tout est dans la vibration et dans l'écho qui me dit "cela est important". Voilà où j'en suis, voilà ce qui me fait vibrer et vivre. J'aimerais transmettre ça aux gens. C'est politique en fait, d'une certaine façon, c'est un rapport au monde qui est très exigeant. Ce qui m'entoure m'aide à tenir debout. En cherchant à le rendre présent, j'essaie toujours de ramener la présence. Car être, c'est être présent. Il est impossible d'être toujours présent, mais on peut tenter de cultiver cela. On peut imaginer une manière de raviver cette présence.
Camille SAUER - Pourrait-on dire de toi que tu es une sorte de guérisseuse, à travers le travail que tu exposes ? Cherches-tu à soigner les gens en partageant tes propres remèdes ?
Sylvette Gublin-Carroll - Je n'adopte pas du tout cette posture. Il s'agit simplement de dire : observez ce qui vous entoure. Et pour cela, nul besoin de voyager à l'autre bout du monde ni d'admirer des couchers de soleil à couper le souffle. Ce n'est pas de cela dont je parle. Je ne fais pas l'éloge de l'extraordinaire, mais plutôt de l'ordinaire. Je partage avec le spectateur ce qui m'a sauvée, en fin de compte.
Ce qui m'a sauvée, c'est de changer mon regard sur les choses, sur le monde. Cela peut paraître paradoxal, mais il s'agit peut-être de devenir de plus en plus exigeante. Non pas dans le sens de rechercher un idéal. Ce n'est pas là haut que je cherche. Je n'ai pas une pensée relevant de la métaphysique. Trouver quelque chose dans l'au-delà, absolument pas. C'est tout l'opposé, en fait. Il s'agit d'insuffler du métaphysique dans mon quotidien, et non pas de chercher à atteindre la métaphysique. D'intégrer du métaphysique dans mon quotidien, ce qui est tout à fait différent.
"Ce qui m'a sauvée, c'est de changer mon regard sur les choses, sur le monde. (...) Ce n'est pas là haut que je cherche. Je n'ai pas une pensée relevant de la métaphysique. Il s'agit d'insuffler du métaphysique dans mon quotidien, et non pas de chercher à atteindre la métaphysique."
Camille SAUER - Finalement, tu sensibilises le spectateur au vivant et à la vie plus largement, dans toute sa diversité et sa complexité ?
Sylvette Gublin-Carroll - Oui. Prenons, par exemple, le Haïku, cette forme courte d’expression poétique. Il s'agit de ranimer le vivant, de faire comprendre que tout est instable, tout est fragile, et qu'il faut s'en saisir. Il faut essayer de ne pas être blasé. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires, je le répète, c'est véritablement dans l'ordinaire.
Camille Sauer - Comment envisages-tu l'évolution future de votre travail photographique ?
Sylvette Gublin-Carroll - Je désire de plus en plus aborder des sujets qui me paraissent essentiels. Actuellement, je travaille sur une série photographique intitulée "Capter la vibration". J'aimerais que mon œuvre ressemble à des gouttelettes d'eau, saisissant tel un objectif grossissant tous ces petits détails du vivant, pour les révéler au monde afin qu'il puisse les voir et les comprendre. Jusqu'à il n'y a pas si longtemps, je puisais principalement dans ma famille ma source d'inspiration. J'ai réalisé des portraits de tous les membres de ma famille en utilisant les arbres et la nature comme toile de fond. À présent, j'aimerais aller au-delà de ce sujet, ayant fait le tour de cette thématique, et développer d'autres thèmes déjà présents en filigrane dans chacune de mes séries précédentes, en puisant dans le tronc commun, si je puis m'exprimer ainsi.
"J'aimerais que mon œuvre ressemble à des gouttelettes d'eau, saisissant tel un objectif grossissant tous ces petits détails du vivant, pour les révéler au monde afin qu'il puisse les voir et les comprendre."