Depuis quelques années, si je veux me rendre sur la tombe de mes grands-parents, pieds-noirs espagnols, au Cimetière du Haut Vernet (Perpignan), mon œil doit endurer deux crachats sous la forme de deux stèles mémorielles :
La première dédiée aux soldats harkis rend hommage à leurs « sacrifices consentis ». Là où tout atteste qu’une part non négligeable d’entre eux, a été enrôlée soit par la nécessité matérielle de la solde, soit de force par l’armée française.
La seconde rend hommage « aux fusillés, aux combattants tombés pour que vive l’Algérie française », mais parmi eux, l’ADIMAD [1] à l’initiative du monument, a glissé les noms de membres reconnus et condamnés de l’OAS.
Cette dernière stèle fait courageusement l’objet d’une contestation annuelle par un collectif d’associations « Pour une histoire franco-algérienne non falsifiée » sous le regard impavide du maire RN Louis Aliot, trop heureux d’hériter électoralement de la politique clientéliste de ses prédécesseurs de la droite républicaine.
Penser avec tendresse à mes ancêtres ici, c’est faire face à deux mensonges historiques, deux mensonges politiques. En soit, rien de bien original… Tout Français dont tel aïeul est mort au front de la guerre 14-18, se fade le fameux « mort pour la patrie », là où matériellement tout n’a été que chair à canon pour l’intérêt des grandes puissances impérialistes.
Dès lors, pourquoi à l’heure de cette séquence politique caniculaire, moi femme blanche étiquetée à gauche, que tout dispose selon la formule consacrée à s’inquiéter du « bien des générations futures », je me retrouve avec le mot « ancêtre » collé au ruban à mouches de ma cervelle ?
C’est que ce mot s’invite timidement dans les joutes médiatiques qui entourent la menace d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement National, pendant et après la courte campagne électorale des dernières législatives.
Ainsi, lors du débat du 25 juin 2024, diffusé sur TF1 entre Jordan Bardella, Gabriel Attal et Manuel Bompard, nous entendons :
Manuel Bompard : « Vous savez il y a 19 millions de Français qui ont un ancêtre étranger. C’est un Français sur 4.
Jordan Bardella : « oui, j’en ai moi-même beaucoup par ailleurs. »
Manuel Bompard : « Vous en avez-vous-même d’ailleurs. Et je dois vous dire Monsieur Bardella, que quand vos ancêtres personnels sont arrivés en France, je crois que vos ancêtres politiques disaient précisément la même chose que ce que vous dites aujourd’hui. Et je trouve ça dramatique qu’aujourd’hui, vous soyez dans la peau de vos ancêtres politiques de l’époque.(…)
Jordan Bardella : « en revanche, vos ancêtres politiques étaient contre l’immigration. Monsieur Marchais le patron du Parti Communiste, il était très opposé à l’immigration parce que cela faisait de la concurrence aux travailleurs français. »
Elle est marrante cette séquence tant elle témoigne de la relative naïveté d’une gauche - ici par la voix de Bompard - mue par son désir de considérer l’écume des raisons produisant massivement un vote RN.
Le coordinateur LFI tente de pointer ici l’incohérence « dramatique » - et par là même le conflit de loyauté - qui existerait entre des ancêtres personnels et des ancêtres politiques chez toute personne électeur du RN d’origine étrangère : en ce sens, cet électeur trahirait l’existence de cet aïeul au profit d’un ancêtre politique qu’il se serait indûment choisi.
Or ce que ne comprend pas l’ensemble de la gauche lorsqu’elle convoque cette rhétorique de l’ancêtre, c’est que les électeurs.rices RN d’origine étrangère, n’ont pas tant à cœur d’honorer la condition odieuse faite à leur aïeul, que d’être les garants du désir de l’aïeul de s’assurer une « vie sûre, bonne et honnête ». Cette vie-là sous régime capitaliste, dont l’Occident est le rouage historique, se nomme « blanchité ». « Blanchité » non comme couleur de peau, mais comme actualisation d’un horizon politique suprémaciste désirable, comme espoir d’un kit de survie qui garantirait une vie à l’abri des agressions capitalistes et racistes parce que celles et ceux qui y souscrivent, peuvent espérer être les chevilles ouvrières du système capitaliste et raciste à la manoeuvre. De fait, une personne non-blanche peut tout-à-fait matériellement désirer la « blanchité » pour lui et ses descendants en tant qu’elle protègerait du déclassement racial, associé à la régression sociale dont lui et ses ancêtres peuvent ou ont pu être victimes par ailleurs. Ainsi qu’importe que le RN se batte pour l’augmentation du SMIC ou la retraite, tant qu’il garantit le sentiment que le « Français » se trouve en haut de son régime de valeurs.
Lors du débat, le jeune poulain RN ne s’y est pas trompé quand, plus tôt dans la soirée, répondant à la question d’un télespectateur , fils de harki algérien, il répète le fameux mensonge du « choix de la France » auquel le RN ne cesse de rendre hommage, et de saluer tous les immigrés ( dont ceux de sa famille) qui ont fait « un choix exigeant de devenir des Français de cœur et d’esprit, bossent, paient des impôts, parfaitement respectueux des institutions ». Bardella endosse la fable intégrationniste et méritocratique. Or personne, même à gauche pour rétorquer que lors d’un contrôle policier, ce ne sont pas le « cœur » et « l’esprit » d’un ancêtre qui sont interpelés, mais bel et bien la couleur de la peau et/ou la religion supposée de son descendant.
Bardella sait qu’il ne peut flatter ad libitum ce mirage sans que le réel ne le prenne les doigts dans le pot de confiture d’une identité française reposant uniquement sur la haine de ce qui n’est pas caucaso-chrétien. Il préfère alors renvoyer Bompard lui-même à un autre conflit de loyauté entre celui qu’il considère être son ancêtre politique communiste - Georges Marchais - et ses aspirations politiques antiracistes défendues lors cette campagne. On ne peut que saluer la pertinence de cette saillie qui s’adresse moins à Bompard (formé par le Parti de Gauche, lui-même né du départ fracassant de Jean Luc Mélenchon du PS), qu’à tous les anciens électeurs « dégoutés de la gauche », qui en venant grossir les rangs du RN resteraient ainsi fidèles à leur « ancêtre politique » Georges Marchais, du temps où la « gauche n’avait pas encore trahi ». En somme, il dit à ses électeurs : « regardez, nous sommes les héritiers politiques conséquents du PC, pas eux ». Il ne faudrait pas que ces votants retournent au bercail de leurs premières amours électorales.
Bompard ne répond pas… et revient à ce qu’il maîtrise : l’économie. « l’immigration rapporte de l’argent, elle n’en coûte pas » et vas-y que je te cite les sources scientifiques. Vieille et pénible antienne. Inefficace tant chaque adversaire politique vient brandir le chiffrage qui servira son propos.
Il y aurait tant à répondre, tant à revisiter dans cette histoire peureuse de la gauche avec les travailleurs immigrés.
C’est Houria Bouteldja qui s’y est collée dans son dernier ouvrage [2] afin d’illustrer ce qu’elle nomme le pacte national racial, concluant précisément son opus par un dernier chapitre intitulé le « choix des ancêtres ». Le 19 juillet dernier, sur Hors –Série, dans un entretien avec Tarik Bouafia , elle revient en ces termes sur ce motif.
« Les Français doivent apprendre à accepter d’autres ancêtres. (…) Oui les luttes anti-esclavagistes, oui les luttes anti-coloniales, oui les luttes anti-racistes vous libèrent. Elles libèrent tout le monde. (…) Lorsqu’on fait reculer le colonialisme, lorsqu’on fait reculer le sionisme, lorsqu’on fait reculer l’impérialisme, on fait progresser la fraternité et l’humanité en général. Et personne n’y perd en fait parce qu’on a tous de nouveaux ancêtres et quels ancêtres ! Ceux qui ont lutté contre l’esclavage. Quels ancêtres ! Quelle fierté d’avoir ce genre d’ancêtres ! Quelle fierté d’avoir des anti-colonialistes comme ancêtres ! Et quelle fierté pour nous indigènes de partager les ancêtres des Blancs ! Je veux dire : moi je reconnais Robespierre comme mon ancêtre, je reconnais Louise Michel comme mon ancêtre. On voit bien qu’ici il n’y a pas de barrière raciale. C’est ça la fraternité. On doit créer notre panthéon. Mais c’est à nous de le choisir »
Ainsi à défaut d’ancêtres « personnels » communs, le nous des Beaufs et des Barbares devrait ainsi s’articuler autour d’ancêtres politiques communs.
On peut retrouver une proposition stratégique similaire dans les mots prononcés par Olivier Marboeuf lors du meeting post-élection « Que Faire ? » qui se tenait à Pantin. Il pointe la nécessité de synchroniser « nos histoires ». (celles de la métropole et celles des pays ultra-marins), afin de partir d’un socle commun de connaissances en vue des luttes à mener.
C’est là qu’une blanche frilosité me saisit. Car le problème est que pour choisir d’autres ancêtres, les Français doivent préalablement s’en faire. Se faire des ancêtres personnels et des ancêtres politiques, en articulant leur dynamique historique respective. Or, dans le cœur palpitant de cette gauche blanche dont je suis, tout à penser les lendemains qui chantent en conviant paresseusement deux trois noms historiques porteurs, la question de l’ancêtre (personnel et politique) reste un angle mort.
De fait, en essayant de penser ce que tente de nous dire les deux auteurs décoloniaux, je me heurte à ce mot ancêtre décidément bien chiant : un poisson qu’on tente de choper à main nue, et qui même lorsqu’on l‘extrait de l’eau vive, tout à l’agonie, soubresaute et vous glisse entre les doigts.
A plus forte raison quand ledit ancêtre – personnel ou politique - est blanc.
Prenez les comparses communards de Louise Michel, déportés en terre kanak, pour devenir au fil des décennies, ces Blancs « plantés », assurant la présence française sur l’archipel. Des ancêtres politiques que l’histoire raciale s’échine à sculpter en agents de l’ordre colonial.
De même, prenez ces pieds-noirs espagnols républicains qui s’embarquent sur des canots de fortune pour s’échouer en Algérie française pour là aussi, sous l’égide de l’Etat, se refaire une petite vie à eux, « une vie sûre, bonne, honnête et travailleuse » et ce faisant, participer à l’entreprise de peuplement blanc de la colonie. Des républicains espagnols devenus propriétaires terriens exploitant la main d’œuvre indigène.
Pour sûr, Il est plein de chausse-trappes et de funestes mauvaises farces coloniales le mot ancêtre.
Cependant qu’une banalité de petits blancs se manifeste. Il est fort rare que nos ancêtres politiques aient les mêmes traits que nos ancêtres personnels. Ces derniers font rarement partie des « grands noms » qui ont fait l’histoire, qui ont été au rendez vous de celle-ci. Nous sommes souvent le fruit de gens, sans gloire et sans fait d’armes, dont l’existence a compté de timides pas de côté auxquels nous arrimons l’amour que nous leur portons et dans lesquels nous voyons les germes d’une rébellion avortée. Pour les petits blancs que nous sommes, nos ancêtres personnels sont souvent le petit bourrelet silencieux de l’histoire coloniale, indispensable à la poursuite bonhomme de l’ordre mondial raciste, capitaliste, impérialiste.
Charge dès lors à nous d’organiser notre trahison politique en repensant à leur silence, à leur dos rond, à eux qui tentaient de passer entre les balles d’une parole politique trop révolutionnaire, qui espéraient que dans l’ombre fleurie d’une cour cimentée de soleil, rien ne bouge. Nous devrions trahir leur désir de statu quo pour vomir ce que les grandes puissances ont entendu faire d’eux et entendent faire de nous.
Ils sont nos ancêtres. Ils sont nos familles qui votent RN, qui espèrent par ce choix électoral rendre justice à nos ancêtres communs. Nous aimons nos ancêtres, nous aimons nos familles… et nous devrions les trahir dans leur désir de figer le bonheur matriciel de cet entre-soi blanc dans lesquels ils nous ont nourris et bercés si tendrement.
Mais trahir… Est-ce un mot pour nous les petits blancs ? Trahir, c’est bon pour le bourgeois qui veut trahir sa classe. L’éditeur François Maspero s’en délectait avec gourmandise devant la caméra de Chris Marker. Aurélien Barrau s’y aventure. Ce mot a quelque chose de frontal, d’héroïque, d’incisif et de jouissif tant il se présente comme la transgression ultime face à un ordre dominant nécrosé… et comme le gage d’une création à venir.
Mais ce mot-là est trop grand pour nous les petits blancs. Les nôtres sont tout au plus les agents de guingois et mal fagotés de cet ordre. Mieux encore, les trahir est le processus de rupture attendu par un système néo-libéral qui préfère se frotter à des individus sans attache, plutôt qu’à des communautés qui se tiennent.
Ces ancêtres qui nous obligent, sont à la lettre, « ceux qui marchent devant, les membres d’une avant-garde militaire, des prédécesseurs… et par extension nos ascendants ».
Face au vote que nos ancêtres attendraient et que certains membres de nos familles endossent, nous petits-blancs, sommes appelés à être des objecteurs de mémoire comme il y eut des objecteurs de conscience et ce faisant, sommes appelés à devenir non des traîtres aux nôtres mais des contrebandiers, en tant que nous contre-bandons l’arc de notre destin politique , afin que les nôtres cessent de payer la taxe de la « blanchité » imposée par l’Etat, afin que leurs « vies bonnes, sûres et honnêtes » , ne puissent plus se déployer sous le sceau dégueulasse de la hiérarchie des peaux et des dieux.
Des objecteurs de mémoire qui ne déserteront jamais l’amour des ancêtres, fussent-ils des héros, des riens du tout, ou les forts peu glorieux petits bénéficiaires des pullulantes zones d’intérêt.
Contrebande et amour. Dans un même mouvement. Jamais l’un sans l’autre. Deux rênes à tenir ferme.
Cette prise en main concrète, sans chouinade ajoutée, est le fondement à partir duquel notre focale peut s’élargir sur d’autres horizons, et laisser entrer dans notre champ mémoriel des ancêtres politiques non-blancs, artisans des résistances , des luttes, et des révolutions qui ont permis la mise en échec – même temporaire - de l’ordre colonial qui aliène encore l’anc-être colonisé et l’anc-être colonisateur.
Aimer les nôtres. Soigner l’art de la contrebande. Epargner à nos morts l’infâmie d’être les alibis des massacres en cours.

Agrandissement : Illustration 1

[1] Association pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus de l'Algérie française adoubée par le Général Salan
[2] Beaufs et Barbares , le pari du nous. 2023 Editions La Fabrique