11 Juin 2023 > place Saint-Sulpice à Paris 6ème ( je souligne), clôture de la 40ème édition du Marché de la Poésie centrée sur les nations des Caraïbes, entachée par l'éviction de sa présidente invitée la poétesse afro-cubaine Nancy Morejon, dans le silence gêné et estomaquant - à quelques exceptions - du petit monde poétique hexagonal qui prétend pourtant subvertir la langue, la travailler au corps.
19 mai 2023 > arpentage Des Suites décoloniales- s'enfuir de la plantation en présence de son auteur Olivier Marboeuf, des artistes militantes Loriane Kunsendi et Eden Tinto Collins dans le cadre de Rennes- Pluriel dont l’édition 2023 s’organisait autour de deux grandes thématiques : diversité ethnoculturelle et création artistique, héritages et mémoires de l’esclavage.
Voici la version remaniée de ma contribution, enrichie par les personnes présentes qui y ont pointé quelques angles morts :
"La traversée d’un texte sous-tend l’usage d’interroger le fond de l’écrit, le point d’ancrage de son auteur. Permettez que préalablement, ici, soit fait un sort à l’autre point d’ancrage : celui de l’œil blanc qui lit ce texte. Le mien. Le nôtre.
Même né.e et ayant grandi dans une cité de la banlieue bordelaise, même prolétaire, il est toujours périlleux de lire un ouvrage décolonial : le danger résidant dans la manière dont notre œil, notre œil blanc a été dressé à lire. Une lecture blanche.

De fait, l’école républicaine nous enseigne à ne pas vibrer avec le mot écrit : la pâte molle de nos jeunes cervelles se devant au fil des classes de décorréler le mot lu de toute expérience sensible et physique, de lui ôter tout devenir performatif. Le mot écrit est cette instance séparée, ce paysage noyé dans le formol, avec lequel il est louable d’avoir une distance critique et/ou esthétique au mieux contemplative, au mieux "poétique" - oui, avec une approche pareille du mot, son devenir ne peut être que digestif. Le mot reste couché sur la table d’un œil légiste. A peine, nous est-il permis de le caresser. A peine nous est-il permis de façonner des slogans, des mots d’ordre pour espérer donner un nerf oral à ce mot sous narcose.
Résultat > cela donne au milieu des années 10, une femme blanche française vaguement artiste, ectoplasmiquement politisée lisant un ouvrage décolonial - et comme une dette intellectuelle et politique se doit d’être nommée, il s’agit de Les Blancs, les Juifs et nous - vers une politique de l’amour révolutionnaire d’Houria Bouteldja. Une fois lu, cet œil - le mien, le nôtre- peut le sanctionner en ces termes « Han, mais c’est hyper fort, c’est hyper intéressant » sans que rien, pas une action un peu conséquente n’advienne. A peine une lente et laborieuse maturation.
Il aura fallu que l’œil de cette femme s’établisse en terres capistes, ce qu’on nomme en breton le « don cap », le « cap profond », qualifié encore à l’époque pré-covid, de « trou » pour relire ce même ouvrage non comme une petite affaire lointaine, mais comme un couteau qu’il lui appartenait de prendre pour trancher dans le vif de sa paresse artistique et politique.
Il n’est pas complètement déconnant d’attribuer la mutation de ces mots lus en couteaux, à un environnement humain qui n’en finit pas de papoter avec ses morts, qui ne se résoud pas à les abandonner à l’agression corrosive des embruns.
A cet égard, les Suites décoloniales – s’enfuir de la plantation d’Olivier Marboeuf, propose un autre tranchant moins sous la forme d’un chemin à défricher que d’une piste à créer, à frayer en s’assurant que bruyères, ronces, hautes herbes se referment sur notre dos.
C’est ainsi que le paradigme sensible caribéen déployé dans ces suites est venu se répercuter dans mon trou. Le trou de ma blanchité. Le trou du bout du monde.
Qu’on se le dise : une carrière artistique ou plus globalement «socio-culturelle» constitue pour les enfants prolétaires – blancs ou non –blancs, on pourrait en discuter - un moyen d’échapper à l’aliénation du travail salarié qui a modelé les corps de leurs parents. Les enfants prolétaires sont dressés à devenir de parfaits petits transfuges, figure quasi christique dont regorge aujourd’hui le monde éditorial : en devenant qui artiste, qui médiateur, qui administrateur… C’est à cette cinétique ascensionnelle du transfuge, cet être passé des ténèbres de la cave à la lumière de la maison du maître auxquelles les Suites décoloniales viennent mettre un coup d’arrêt.
Le secteur culturel constitue l’espace de nos élargissements sensibles, intellectuels et formels, mais aussi l’espace de nos compromissions collectives, politiques, affectives. Car oui, nous sommes bien excavés : on nous laisse faire joujou avec les objets artistiques : de projections en vernissage, d’installations en représentations théâtrales… Mais la main du maître blanc, bourgeois, capitaliste qui décide de l’orientation esthétique du moment – fut-elle décoloniale»- nous tient par la nuque. Pendant qu’une main nous laisse faire joujou, l’autre s’assure de garder prise sur les moyens de productions : amusez vous avec vos langues, avec vos fêtes, vos légendes, mais laissez nous exploiter les sols et les corps : à vous la culture, à nous le reste. Oui, c’est bien en Bretagne que nous posons ce constat.
Cette main sur notre nuque, elle a une histoire, une histoire française bien à elle, avec des cinétiques de politique culturelles bien à elle.
C’est celle qui sous le règne d’un Louis XIV, le roi danseur, sillonnait les « régions », extirpait les pas des danses des communautés rurales et acéphales , les expurgeaient de leurs sabots crottés pour en faire des pas dignes à être dansés par les beaux petits petons enrubannés d’un roi de Droit divin : le roi-soleil, le premier danseur-astre –étoile, le premier soliste virtuose, avec un nom, avec un corps. Venir chercher à la ténébreuse périphérie pour donner une colonne vertébrale à la centralité lumineuse d’un pouvoir, à la centralité rayonnante d’un Etat, tout en méprisant et renvoyant à un vilain folklore éculé, la moelle de cette colonne : telle est la mission de l’artiste sous tropiques hexagonales.
Cette main sur notre nuque, c’est aussi celle de la politique de Malraux : la fameuse culture pour tous.
Au lendemain de la libération, De Gaulle doit rafistoler l'ensemble d’un corps social hexagonal fracturé entre résistants, collabos et silencieux. Parmi les chantiers entrepris, il charge André Malraux de la culture. Pour Malraux, la culture ne passe presque exclusivement que par les oeuvres d'art : à savoir les artefacts que désirent et peuvent s’offrir les classes bourgeoises blanches qui peuplent les lieux du pouvoir économique et politique. La politique de la culture pour tous, c’est celle qui fait dire à Malraux lors de l’inauguration de la Maison de la Culture à Amiens en 1965 : « Avant dix ans, ce mot hideux de «province» aura cessé d’exister en France. »
La politique de la culture pour tous devient cette machine à diffuser la culture bourgeoise blanche et ses objets (peintures, sculptures, ballets, pièces de théâtre, livres…) dans toutes les caboches et imaginaires afin que le prolo blanc puisse jouer à la baballe culturelle avec le bourgeois blanc dans un musée ou autour d'une bonne bouteille.
La culture comme espace de dissolution de la lutte des classes blanches, comme ciment du pacte national racial.
Tous autant que nous sommes ici, blancs ou non-blancs, nous savons jouer à la baballe culturelle, nous y parvenons avec plus ou moins d’adresse, plus ou moins de bonheur, avec le sentiment diffus de parler là une langue qui n’est pas la nôtre, qui n’est pas taillée pour garder intacte notre colère mais bel et bien pour trahir nos morts avec toujours plus de constance et d’application.
Les Suites décoloniales dans leurs leçons de ténèbres nous posent ces deux questions
Que faire de cette main sur la nuque ?
Que faire de cette baballe ?
A chacune de ces questions, nous pouvons identifier plusieurs stratégies dont aucune ne peut se prévaloir d’une supériorité morale sur les autres, que nous adoptons successivement quand ce n’est simultanément, pris dans les filets de nos nécessités matérielles.
Stratégie 1 > Laisser la main sur la nuque, et continuer à jouer à la baballe culturelle, en faisant passer à l’intérieur des formes artistiques produites par un artiste-auteur, les fameux « messages politiques et subversifs». On le sait aujourd’hui : le maître et sa main sur notre nuque se repaissent de ce type de production, adorant se laisser malmener pour arborer son infinie tolérance à se laisser mordre si fort. On se souviendra des ovations suivant la réception de la Palme d’or cannoise pour le film « Sans filtre » de Ruben Ostlund en 2022.
Stratégie 2 > soustraire sa nuque à la main du maître : non à la manière d’une Adèle Haenel en claquant des portes avec force fracas médiatique, mais à la manière de ce que nous nommons le Beauf, pour reprendre la terminologie utilisée dans le dernier opus bouteldjien. Car qu’est-ce que la figure du beauf, si ce n’est ce refus obstiné, rageur, mutique, de jouer à cette baballe. Tel l’enfant qu’on encourage avec des sourires pleins de commisération à venir prendre part à un match de foot, mais qui se tient résolument immobile au milieu du terrain, absolument imperméable à la transe collective consistant à marquer des buts et à réussir ses échanges de balle. Il y a dans l’insensibilité qualifiée de « beauf » qui a fait les beaux jours de nos moqueries, une dignité à ne pas s’en laisser compter par une culture des (h)auteurs, une force à dissimuler aux yeux des puissants ce qui fait perler l’œil, cet œil que ces puissants s’échinent à blanchir.
Stratégie 3 > peut-être celle évoquée dans les Suites décoloniales, qui s’adosse au geste et à la geste marronne. A la lettre, se ré-ensauvager, fuir le domaine du maître et sa main sur sa nuque, pour collectivement, créer des espaces autonomes à l’abri du regard du maître. Immanquablement, cette dynamique politique et esthétique ne manque pas de faire penser aux différents lieux , espaces qui ont pu se créer dans les caves et friches des grandes villes... ou dans telle usine désaffectée des campagnes hexagonales… tentant des formes artistiques collectives nouvelles, avec des modèles économiques autres. Ce que d’aucun.e pourrait nommer l’underground avec ses débuts heureux, foisonnants, tellement heureux et foisonnants qu’ils attirent le regard du maître… qui va l’investir et investir.
A cet égard, on peut prolonger l’observation formulée par un homme de l’assistance lors de la venue d’Olivier Marboeuf à la librairie La Pluie d’été à Pont Croix. Dans la mesure, où les espaces sauvages sont devenus minoritaires par rapport au domaine de la plantation, est-il seulement possible d’échapper au regard du maître et à sa main sur notre nuque ? L’impasse de ces lieux ne résiderait-t-elle dans la structure-lieu elle-même, avec ses murs, sa fixité, sa localisabilité sa revendication à être un lieu « dédié », à se faire écrin douillet pour accueillir la forme artistique ? Une sorte de charentaise punk qui accueille le pied nu, qui pourtant ne demande qu’à s’enfuir. En somme ouvrir un" lieu d'art", ne serait-ce pas déjà coller l'art dans la taule du maître?
Stratégie 4 > celle qui pourrait répondre à la précédente, celle que nous pouvons retrouver dans les espaces rituels communautaires (du départ en retraite d’un mécanicien de compagnie maritime, aux pardons, processions chrétiennes qui émaillent les étés finistériens) , celle où un geste créant une forme ( la main qui donne à un navire son grand pavois, la main qui sonne la corne de brume sous un ciel pourtant bleu en vue d’honorer le corps travailleur qui s’en va) n’a ni signature ni visage. Car si la main du maître peut tenir une nuque, c’est précisément qu’il y a nuque, que le geste artistique en est venu sous nos blanches tropiques à se ramasser en un corps qu’il est loisible de capturer. Ces espaces ne valent pas seulement par les « faiseur.ses » de forme effectif.ves mais aussi par celleux qui reçoivent cette forme, les deux pôles constituant une communauté sensible insécable. Celle qui prend corps dans les dix-sept muscles d’une langue qui se ferait « mangrove », et ce faisant, subvertirait le langage, celle que les Suites décoloniales évoquent p. 125 :
« Le conte créole est un écouter-parler-trembler. Il est maillage de phrases et modulation de mots dans une langue haletante, car il temoigne de vies sans repos. Il transporte une assemblée, à la rencontre de quelque chose qui va interrompre la banalité triste d’un présent horizon. Il raconte avec des mots et les grouillements d’un ventre, le craquement d’un bois, la chute d’un bras, la cassure d’une hanche ou la danse d’un ver qui s’enfonce dans l’humus. Il déborde le texte pour devenir un lieu de production de sons, de danses, de sensations, d’images, que le rythme de la parole soulève. Des apparitions qui restent sans maître. En cela, le conte, plus qu’une histoire, est un environnement de sens où les vivants sont liés. Il est vain de considérer le conteur comme un auteur parmi d’autres. Car il est avant tout un corps-paysage qui offre une situation la vitesse et l’énergie nécessaires, grâce à une infinité de répétitions toujours nouvelles. Il est l’enzyme d’une réaction en chaîne qui produit un lieu à partir de la mise en mouvement de toutes les présences. Un lieu qui bouge , s’enfuit, tombe en avançant. Une communauté qui tremble. Aussi les puissances vivantes et hallucinatoires du conte créole, son art de la répétition délirante, de la vitesse, son tissage de fréquences et sa production d’une assemblée cacophonique d’humains et de non-humains en mouvement, pourrait bien dessiner l’un des chemins pour qu’un espace de transmission minoritaire se forme une archive collective pleine de fantômes qui sature l’œil et l’oreille. Nul ne pourrait alors dire son origine, ne pourrait saisir complètement sa forme, ne pourrait la limiter à une information, à extraire, Elle serait bruit collectif à l’intérieur duquel travaillent aussi en secret, à l’abri des regards, celleux qui souhaitent garder le silence ou ne pas user de mots. »
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Voilà : cet arpentage se retrouve dans un nez à nez pénible et désolé avec ce marché de la poésie où nombre d'ami.es, qui arrachent leurs expérimentations artistiques à des quotidiens laborieux, sont si heureux de se retrouver, indépendamment de ce qui s'y joue politiquement, et j'allais presque dire, poétiquement. La poésie ne fait pas vivre matériellement grand monde. Une question donc: pourquoi refuser de se situer politiquement, y compris et surtout au sein même de l'institution phare, qui reconnaît parfois, nourrit rarissimement ? Qu'est-ce qui fait que cette sociabilité toute symbolique de la poésie s'enlise, pour reprendre les termes de Sadri Khiari, dans "une idéologie destinée à couvrir l'abandon des catégories d'exploitation et d'oppression, et le renoncement à une politique de la confrontation sociale"? Que gagne-t-elle, que sauve-t-elle à refuser de se situer dans la merde géo-politique du monde ? Sans doute l'illusion dont les jours sont comptés, que la poésie ne peut être que blanchité innocente et immaculée, traversant cette merde dont elle tire le suc de son existence, sans y perdre son nerf.