Vers où Israël ?
La mémoire en face
Qu’est-ce qui a poussé ce petit fils de Juifs alsaciens et polonais à s’interroger sur la société israélienne, à réfléchir sur la mémoire d’un pays créé par la volonté internationale en 1948 après l’horreur de l’Holocauste, mais au prix d’un exode massif des Palestiniens (la Nakba) et du silence imposé sur leur souffrance toujours non reconnue dans ce pays ?
Vers où Israël ? le film de Camille Clavel, est un documentaire puissant, dense,où les questions se bousculent, un film qui ausculte et creuse la société israélienne à l’épreuve de sa propre histoire et mémoire. Un film qui saisit au vif les racines profondes du conflit et leurs conséquences sur le terrain ; un voyage de 123 minutes à travers la peur, les blocagesqui taraudent jusqu’à l’inconscient un peuple à jamais marqué par la Shoah. Et son refus de reconnaître la souffrance des Palestiniens. Quête personnelle mais surtout enquête profondément politique sur la société israélienne au regard de la tragédie palestinienne.
Quelle(s) mémoire(s )à l’œuvre ? Pas de commentaire ; les interventions successives des divers protagonistes, dont les visions se confrontent, structurent cette immersion aux enjeux déterminants.
Tourné en mai 2011, au moment où les Palestiniens entendaient demander la reconnaissance de leur Etat devant les Nations Unies, le film de Camille Clavel emmène le spectateur de questions en questions qui s’enchaînent comme dans les tables gigognes.
Accompagné du chef opérateur et preneur de son Eric Tachin, Camille Clavel part à la recherche des traces et des discours qui témoignent de la façon dont les Israéliens voient et traitent leur propre histoire et celle des Palestiniens. Comme en écho au film de Claude Lanzmann, Pourquoi Israël, réalisé en 1972, Clavel part lui aussi du mémorial de Yad Vashem où il témoigne pour son arrière grand-mère disparue à Treblinka, puis il décide d’aller à la recontre de l’autre peuple : les Palestiniens. C’est là qu’il s’éloigne de la démarche de Lanzmann qui lui s’en tient au monde juif. Pour Camille Clavel, la judéité s’inscrit dans l’universel, et dans la reconnaissance de l’Autre et de ses souffrances ; à l’opposé de toute vision communautariste.
Vers où Israël ? fait se succéder les témoignages d’Israéliens et Palestiniens. Tous milieux, large éventail d’opinions : le grand intérêt de ce film est d’ouvrir de nombreux débats.
Acteurs politiques, personnalités connues, citoyens ordinaires, intellectuels, étudiants, rabbins, colons, anciens soldats… Cette longue série de témoignagestoujours intéressants, parfois saisissants, met à jour les « nœuds » du conflit, montrant au passage quelques pistes pour avancer. Parmi les figures progressistes, celle du grand écrivain Aharon Appelfeld est particulièrement émouvante ; celle, radicale, de Shlomo Sand, qui met le doigt sur l’enjeu de la mémoire, est stimulante ; et celle douce et brillante d’intelligence de Gadi Algazi, homme de paix, emprisonné en 1979 pour avoir refusé de servir dans les territoires occupés et qui se bat aujourd’hui pour rassembler Israéliens et Palestiniens, peut redonner de l’espoir. A l’autre extrémité, on entend le discours sioniste nationaliste du rabbin Nissim Attias qui vit dans la colonie juive d’Elon Moré, sur les hauteurs de Naplouse, et qui revendique sa vision biblique pour légitimer la présence juive en Cisjordanie, et renier celle des Palestiniens. Ou celui, plus policé en apparence, d’Emmanuel Navon, du Likoud, qui justifie le bien fondé de cette présence juive au fait qu’elle remonte à 3000 ans alors que les Arabes – ces « envahisseurs » - ne sont arrivés qu’au VIIIe siècle. Le documentaire donne à voir et à entendre.Camille Clavel confronte les récits qui structurent la société israélienne, et déterminent son avenir.
Il fait découvrir également la réalité dure des Palestiens de 48, citoyens israéliens de seconde zone. Parmi les moments révélateurs, celui où le réalisateur découvre, accompagné de Meir Margalit (ancien colon qui a opéré une prise de conscience radicale après la guerre de Kippour), l’ampleur du phénomène de la colonisation juive à Jérusalem Est, sa violence au quotidien. Violence qu’on retrouve en Cisjordanie avec les colonies qui se multiplient, mais aussi dans le Neguev avec la politique d’expulsion dont sont victimes les Bédouins. Le réalisateur a voulu montrer ce dont les médias parlent peu et qu’ils ne montrent jamais (ou presque) : non pas la « colonisation abstraite » qui relève du discours convenu, mais « le sang, les armes et les larmes» de l’Expulsion qui continue. Le constat est inquiétant mais Camille Clavel sait montrer aussi – heureusement - la pugnacité et le courage de ceux qui résistent au jour le jour. Des minoritaires bien sûr, mais qui luttent pied à pied contre le glissement actuel du régime vers l’extrême droite. Vers où Israël ? doit sa force à la puissance des discours et à la qualité des témoignages. Il apporte une contribution importante à la compréhension du conflit et à la dérive politique d’Israël.
Reste la question ; le point d’interrogation.
Catherine Humblot.