Pour les trouver, il faut traverser une résidence, entrer dans une école désaffectée, frapper à la porte d’une salle de classe vide. Ils sont là : les « survivants » de la « Nuit debout République », une quinzaine de personnes, assis en silence autour d’un tableau blanc. On est loin des milliers de personnes qui se sont réunis, le 31 mars 2016 et les jours qui ont suivi, sur la place de la République, à Paris, en protestation contre la loi Travail.
Après trois mois d’effervescence, le mouvement s’est étiolé, comme si le vent d’été avait soufflé sur la place, emportant ses occupants, avec leurs stands débraillés, leurs slogans, leurs luttes. L’article « 49.3 », qui a permis au gouvernement de faire passer la loi à l’Assemblée Nationale sans majorité assurée, semble avoir eu raison des manifestations et de la détermination des « nuitdeboutistes ». Pourtant, certains s’obstinent à perpétuer le mouvement, à Paris et ailleurs. Reportage auprès de ceux qui se réclament encore de l’esprit de Nuit debout.
A « Nuit Debout République », la métaphore de l’échec d’un mouvement
Presque chaque semaine, les « Nuit debout République » sont une quinzaine à se rassembler, pour « coordonner » les actions sur la place d’ici à l'élection présidentielle. Une journée de soutien aux réfugiés, un sit-in pour la Syrie, des affiches qu’on veut mettre sur la place : les projets sont nombreux, et les participants s’agitent pour qu’on puisse tout aborder avant de revoir rendre la salle. On sent que la place manque.
On se souvient de ces grandes assemblées assises autour du barnum, presque silencieuses, qui levaient et agitaient leurs mains en signe d’assentiment, croisaient les bras pour s’indigner. Il fallait s’inscrire pour prendre la parole, puis attendre de voir la réaction de l’assemblée. Les commissions prenaient la parole en premier, pour évoquer les problèmes inhérents au mouvement : plus de pain à la cantine, un camion de logistique bloqué par la police dans une rue adjacente, ou un projet de système de vote pour s’exprimer au nom de Nuit debout mis au point par la commission démocratie sur la place…
Dans la petite salle aussi, les règles de l’assemblée s’appliquent. On parle dans l’ordre du jour, on ne coupe pas la parole. Interdiction de bavarder entre les interventions. Très vite, l’ordre du jour s’allonge, les tours de parole balbutient. « C’est la démocratie, tout le monde peut parler ici », râle un type qui sent l’alcool, avec une voix de basse, que les autres tolèrent parce qu’ils savent « qu’il a eu une vie dure, et il veut vraiment que les choses changent ». Certains finissent par s’énerver, se lèvent pour partir. La « modération souple et humaine » part en eau-de-boudin.
« Je voudrais qu’on mette à l’ordre du jour la définition des objectifs de Nuit debout », lance alors un type. Tout le monde soupire. L’expérience semble résumer en un éclair l’espérance et l’échec du mouvement.
Devant la salle, Martin*, qui venait tous les jours place de la République au printemps dernier, au pôle « logistique », refuse pourtant de désespérer. Certes, la place s’est vidée. Les gens sont partis en vacances, les listes de mail qui permettaient l’échange se sont tues. Il admet même qu’après la désertion de l’été, certains de la commission « logistique » sont partis avec la caisse des dons reçus pour maintenir le mouvement...
Mais selon lui, certaines « commissions » de Nuit Debout se sont maintenues. Elles continuent à s’activer, à penser démocratie populaire, écologie globale, solidarité de quartier. Son groupe avait lancé un appel pour manifester devant le quartier général de François Fillon, à l’issue du deuxième tour des primaires. « Il y a eu 2000 partages, les gens savaient que Nuit Debout se mobilisait contre la présidentielle. » s’enthousiasme-t-il. Avant de déchanter : « Après, sur place il y avait 10 ou 11 personnes… »
Nuit Debout, « c’est pour le lien »
Loin de la République, à Mairie des Lilas, un homme traverse le parvis, un bras encombré par une large table pliante, l’autre tirant une petite valise. Il déplie tranquillement la table, ouvre la valise. Il en sort une pancarte en carton, où s’affiche en lettres rouges : « Nuit Debout Les Lilas ». La place de la République, Sébastien l’a quittée depuis longtemps ; il hausse les épaules en entendant les déboires du petit groupe de survivants. « Moi je suis parti très vite. Il fallait que Nuit debout devienne quelque chose de local. »
Rapidement, dans la foulée du 31 mars, des “Nuit debout” avaient proliféré partout en France et au-delà, laissant espérer une mobilisation globale. Il y en avait un aux Lilas. Selon Sébastien, 50, 100 personnes se réunissaient tous les jours sur le petit parvis dallé. Ils sont repartis, lui est resté.
Pourquoi? “Nuit debout ou pas cette idée me plaît”, dit-il en montrant sa valise de livres. Une « BiblioDebout » : des livres gratuits, dont chacun peut s’emparer pour les consulter, les emporter s'il le souhaite. Une forme brute d’université populaire. « Le but c’est quand même d’ouvrir un espace de discussion, d’être présents sur la place », justifie-t-il. Lui refuse de parler d’échec, mentionne plutôt un moment d’éveil, une « colère » salvatrice. Après tout, Podemos a mis « deux ans après les Indignés » pour prendre une forme politique.
Derrière lui, une jeune femme vient d’arriver. Elle aussi vient tous les vendredi soir, et pourtant elle ne sait que répondre quand on lui demande pourquoi. « C’est l’espoir que j’ai trouvé en Nuit debout qui me fait venir » explique-t-elle avec un léger accent du sud, en cherchant ses mots. « Oui, c’est pour le lien. » Le lien, c’est les autres. Aux Lilas, ils sont une dizaine, veulent mettre en place une monnaie locale, parlent convergence des luttes avec des sans papiers. Ce soir, ils se réchauffent avec quelques bières tenues dans leurs manches, autour d’un cake qu’une militante âgée a apporté.
« On cherche là où il y a de la colère »
Elle en offre à deux passants qui viennent de s’approcher. Ils ne sont pas là par hasard. Ils font le tour des « Nuit debout » restantes, tâtent le terrain, pour voir si ça ne repartirait pas ici ou là. « On cherche là où il y a de la colère » prononce Yann, syndicaliste CGT à l’hôpital, une capuche noire sur les oreilles, un sourire un peu provoquant aux lèvres. Touff, son ami, travaille comme assistant d’éducation auprès des enfants autistes. Il a milité longtemps au PS, vus comme « les gentils, depuis tout petit » . Et puis il raconte une désillusion, devant certains « vices » du monde politique. « J’ai eu deux choix : soit me détourner totalement du politique. Soit aller dans les extrêmes. » Il votera Mélenchon au premier tour de la présidentielle, par défaut. Il sait déjà qu'il ne votera pas au second.
Pour eux, la présidentielle n’est qu’une mascarade. Ce sera « une nouvelle société », amenée par « des émeutes pacifiques », ou rien. « L’espoir n’est pas que les choses s’arrangent. C’est qu’il y ait beaucoup plus de gens qui demandent que les choses s’arrangent » termine Touff en souriant.
Essoufflé et éclaté, « Nuit debout » semble vivre encore à travers ceux qui s’en réclament. Pour beaucoup, c’est ce que le mouvement aura laissé : des réseaux, des gens qui se mobilisent, qui ne se satisfont pas de l’offre politique, veulent reprendre la parole publique. « Ça a montré qu’on n’était pas tout seuls », s’émeut Sébastien, quand Touff renchérit : « Ça a réveillé les gens ».
Changer les institutions
C’est le cas d’Etienne*, qu’on rencontre chez lui, à Malakoff. Lui est venu plusieurs fois à Nuit debout, au sein de la commission pour la rédaction d’une nouvelle constitution.
A 46 ans, chirurgien, il sait qu’il n’a pas le profil, mais il s’en amuse. Ce sont les grèves contre les lois santé qui l’ont révolté. Il raconte qu’il s’est retrouvé dans le bureau d’un ministre, avec d’autres professionnels, à constater qu’on ne l’écouterait pas. « Le ministre était impuissant, il le savait, mais il ne voulait pas écouter nos propositions », nous racontait-il en avril dernier, sur la place de la République. Pour lui, un renouveau de la démocratie doit passer par un changement des institutions, en remettant l’usager et les professionnels au cœur du processus de décision, plutôt que de le laisser à des élus qui, dit-il, n’y connaissent parfois rien.
Désormais, il veut maintenir « l’esprit de changement » qu’il a connu à Nuit debout, auquel, selon lui, « beaucoup de gens aspirent ». Ce soir, il organise une « assemblée citoyenne », dans son salon, auquel il a invité ses amis : économistes, médecins à l’hôpital, metteurs en scène, entrepreneurs.
« On ne se sent pas représentés »
En désordre, ceux-ci mentionnent « les attentats, Nuit debout, Trump » pour justifier le « sentiment d’urgence » qui les porte à vouloir s’engager.
Un médecin du Loir-et-Cher cite l’utilisation du « 49.3 » par le gouvernement lors des grèves contre la généralisation du tiers payant, qu’il s’est pris « dans la gueule ». Vincent, employé à la Croix-rouge, confie sa préoccupation: « Si ça ne bouge pas, il y aura des choses dures, des votes durs, de la ghettoïsation. » Pour Lucie, c’est toute son expérience de la politique qui est marquée par l’inquiétude : « Je fais partie de la génération qui a voté pour la première fois en 2002. Ça a mal commencé. »
Quelques-uns reviennent du meeting d'Emmanuel Macron, sans être convaincus par son discours "anti-système". Tous récusent le mot de « militant » : ils ne s’y reconnaissent pas. « Il faudrait inventer un nouveau mot », imagine une femme.
Comme avant place de la République, ils s’assoient en rond, cette fois autour d’une table. Au menu : inventer une « utopie politique ». Etienne commence : « C’est intriguant de se retrouver comme ça pour un débat politique ». En effet, tous hésitent, entre le cynisme et la sincérité. Une femme décrit son souhait d’« un système où la société civile participe plus, où il y ait moins de professionnels du politique, et des experts en dehors de tout lobby. » Une autre parle d’un « monde décroissant ». Elle s’emballe : « Tout le monde dit la même chose : on ne se sent pas représentés. »
Orphelins et héritiers de la Nuit debout
Entre eux comme aux Lilas et à ce qu’il reste de République, orphelins et héritiers de la Nuit debout, le constat est le même. Les hommes politiques ne parlent pas des vraies questions. « Le niveau de déni de participation est sidérant », résume un homme dans le salon d’Etienne*.
Mais tous n’ont pas la même posture. Beaucoup appellent à l’ « abstention », par dépit ou pour manifester leur solitude. D’autres attendent un grand soir d’émeutes et de révolte, comme Yann et Touff. Martin*, à la coordination de Nuit debout République, prévoit déjà de relancer le mouvement sur la place, l’anniversaire du 31 mars.
Etienne, quant à lui, ne cesse de le dire : ce besoin de changement, il « ne peut pas le taire. » C’est un véritable « besoin » qui le pousse. Mais il n’imagine pas retourner à Nuit debout. « Pour moi, cela passe par créer un collectif, s’organiser, et faire des propositions. » Il a déjà prévu de « faire salon » chez lui au moins une fois par trimestre. Il a même pensé à un nom. Ce sera « Ensemble. »
*Les prénoms ont été changés