Un nombre conséquent de personnes ont été formées sur Mercedes.
Jeunes et moins jeunes..
Tous ceux qui formulaient le souhait d'être initiés aux joies de la palangotte étaient les bienvenus.
Seulement voila, beaucoup avaient le mal de mer....
Mon père n'avait aucune compassion pour les vomisseurs de tripes. Il les foutait à l'avant du bateau et continuait à pêcher à l'arrière en bouffant son sandwich et en fumant ses clopes pendant que le seau de poissons se remplissait à ses pieds.
Il leur disait " vas-y ! bromège ! tu attires les poissons".
Le visage des malheureux apprentis passait par toutes les couleurs, du vert bouteille au blanc de blanc et ils émettaient des sons allant du bleurk au bouark, avec des gémissements d'agonie entre deux jets de bromège.
Alors bien sûr mon frère qui vomissait plus vite que son ombre même en voiture, a été mis à rude épreuve. Je pense qu'il s'en souvient....
Odin* aussi est passé par l'épreuve de la bromège avant de devenir le dieu des mers....
Un grand nombre de potes cheminots embarquaient sur Mercedes et ne revenaient plus jamais, de peur de se vider de leur bile une fois de plus.
Mais d'autres revenaient, comme mon oncle Kiki.
Il avait trois petites années de plus que moi, et comme mes grand parents maternels l'ont eu très tard, c'est tout naturellement que mes parents l'ont pris sous leur coupe dans les domaines où mes grand parents étaient trop âgés pour s'aventurer avec leur fils dans des missions houleuses.
Parce que la houle c'est terrible.
Fils de docker, Kiki avait l'appel de la mer et le mal de mer. Cruelle situation, mais il a tenu bon. Et petit à petit, les heures de gerbe se sont transformées en heures de pêche sur Mercedes avec mon père. Il a tout appris, jusqu'à devenir un excellent marin et un fin pêcheur à la ligne.
Jusqu'à devenir un grand bricoleur, jusqu'à devenir un grand monsieur, jusqu'à devenir un homme d'exception.
Profession docker.
Il avait la volonté, cette qualité qui devient si rare de nos jours....
Ma sœur et moi n'avons jamais eu le mal de mer, il nous a été facile d'apprendre. Un soir que ma mère m'avait demandé d'aller changer la chaine de la télé (je crois qu'il n'y avait que deux chaines), je m'étais levée du fauteuil en faisant la brasse, ce qui avait déclenché un fou rire monstre dans toute la famille.
J'aime flotter, mais pas couler.
J'aime quand ça bouge. J'aime tanguer.
J'aime l'équilibre et la justesse.
J'aime mon oncle.
Carlita V.
A Fernand surnom Kiki, décédé à 59 ans d'une maladie professionnelle.
* Pour Odin, voir l'épisode 9.
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