Ma tante et marraine Huguette, et son mari, mon "tonton Rolland", âgés de 85 ans, habitaient un bel appartement à Marseille.
Ils vivaient dans une de ces résidences de standing, où moultes codes sont nécessaires pour entrer.
Leur fils, Christophe, mon cousin, est poly-handicapé depuis la naissance, et placé en établissement spécialisé sur Hyères depuis des décennies.
Leur chatte siamoise, Mouney, 20 ans, était leur "bébé", leur fierté.
J'ai toujours eu beaucoup d'amour et d'admiration pour ma marraine, pour ses qualités humaines, son honnêteté, son raffinement, sa beauté, son érudition . Elle a toujours eu beaucoup d'affection pour moi, me considérant comme "la fille qu'elle n'a pas eu".
Ayant perdu mon papa en 1992 et ma maman début 2009, j'ai naturellement reporté mon affection sur elle.
Les médecins lui avaient diagnostiqué fin 2018 un début d'Alzheimer ou "apparenté", avec maintien à domicile.
Courant 2019, pour seconder ma fille dans son nouvel emploi, j'ai dû aller vivre à quelques dizaines de kilomètres de Marseille.
J'avais prévenu Huguette et Rolland, et il était convenu que l'on se joindrait régulièrement par téléphone. Jusqu'au premier confinement, Rolland répondait à mes appels, me passait Huguette, qui en mars 2020 m'a tenu pour la première fois des propos incohérents. Rolland m'a dit qu'il gérait la situation, qu'une infirmière venait tous les jours, qu'ils n'avaient besoin de rien, etc... etc...
A partir d'aout 2020, je n'arrivais plus à les joindre. Au début j'ai pensé qu'ils étaient chez le médecin, ou en courses, et qu'ils m'auraient prévenue en cas de problème. J'ai été très naïve, je m'en veux.
Fin 2020, à la fin du contrat de ma fille, nous avons pu revenir à Marseille.
Le 3 janvier, vraiment inquiète, je cherche sur google en tapant le nom de mon oncle, je découvre qu'un nouveau numéro de téléphone lui est attribué. J'appelle et tombe sur une dame qui m'annonce que Rolland est décédé le 1er janvier, qu'Huguette est à la maison, et qu'elle-même est missionnée pour la garder....
Je demande à cette dame de me donner les codes de la résidence, et fonce sur place. il était 17 h.
Je trouve ma marraine prostrée sur le canapé, en robe de chambre, incapable de marcher. Elle prononce mon prénom comme un appel au secours, et ne s'exprime que très peu. Elle n'est pas au courant du décès de son mari, elle est méconnaissable. Je suis sidérée...
La chatte "mouney"est cadavérique, les yeux vitreux.
La dame, Henda, très gentille , m'explique qu'elle est ici depuis 15 jours, 24/24h, pour veiller sur Huguette, à la demande de l'infirmière libérale. Elle est non déclarée, jusqu'ici non rémunérée. Les raisons du décès de mon oncle sont vagues : cancer, difficultés à respirer, aggravation subite, bref le flou le plus total, dans ce contexte de crise sanitaire.
L'heure du couvre-feu approchant, je les préviens que je doit filer et que je reviens demain matin à la première heure.
Sous le choc, je mets tout en oeuvre pour faire hospitaliser Huguette dès le lendemain matin. J'étais à son domicile à 8h, SOS médecin est arrivé à 9h, et a délivré les ordonnances pour une entrée à l'hôpital le jour même. J'avais déjà trouvé une chambre libre dans une clinique près de mon domicile. Henda me confie être soulagée, car elle était en quelque sorte "prisonnière" de la situation depuis quinze jours.
Sur ce, l'infirmière libérale arrive, et s'en est suivi une lutte entre elle et moi digne d'un film. Elle ne voulait pas que je fasse hospitaliser Huguette, j'ai tenu bon. Elle avait une colère démesurée, et m'a littéralement agressée, ne voulant pas admettre mon lien de parenté avec ma tante. Un cauchemar.
Mais j'ai fait face, coute que coute. Ma fille avait tenu à m'accompagner, cela m'a donné la force nécessaire pour ne rien lâcher.
L'infirmière ne voulant pas rémunérer la dame de garde, j'ai établi un chèque sur la base de ce qu'Henda m'a demandé : 1500 euros (pour 15 jours 24h/24). Esclavagisme moderne.
Ma tante est partie avec les ambulanciers vers 13h, avec en tout et pour tout deux pyjamas et sa carte vitale que l'infirmière a bien voulu lui rendre.
J'ai pris la chatte pour l'emmener chez moi.
L'infirmière a gardé les clefs de l'appartement.
Ma fille et moi avions le sentiment très clair que nous venions de sauver la vie d'Huguette.
Rolland n'a pas eu cette chance. D'après les infos que j'ai pu glaner par la suite, seul son neveu (que je ne connaissait pas) était au courant de son état dès novembre, et (covid oblige) n'a informé personne. Mon oncle aura été hospitalisé seul le 23 décembre, décédé seul le premier janvier, et nous étions six à ses funérailles le 9 janvier, où personne de sa famille ne m'a adressé la parole, me soupçonnant de je ne sais quoi. C'était surréaliste.....
Il n'y avait pas son fils, parce qu'handicapé, il n'y avait pas son épouse, parce qu'hospitalisée (par mes soins) et sans autorisation de sortie.
Il me faudra du temps pour digérer ces scènes, il me faudra de l'énergie pour récupérer son dossier médical, l'étudier, et comprendre les manquements dont il a pati, ainsi que ma marraine. Mais je le ferai.
Parce que chaque vie compte. Parce que si l'on accepte de telles situations, ça recommencera, en pire peut-être.
Mon grand-père, résistant déporté et survivant par miracle, m'a prévenue dès mon enfance de la vigilance nécessaire et permanente à avoir pour reconnaitre les signaux d'une société prête à basculer vers l'inhumanité organisée. Aujourd'hui, dans mon pays, je suis en alerte rouge.
Ma marraine a été prise en charge le 4 janvier, l'assistance sociale informée de la situation, m'a aidée à demander dans l'urgence une mise sous sauvegarde de justice, j'ai trouvé une place en Ehpad près de mon domicile, très rapidement, grace au directeur très bienveillant que je remercie encore.
Depuis, Huguette marche à nouveau, même trop selon le personnel, car voyez-vous, dans les ehpad, on ne marche pas, on "déambule"....C'est le terme utilisé actuellement. Je trouve cela péjoratif.
Comme les chiens seuls, qui ne se promènent plus, ils "divaguent", et sont embarqués à la fourrière sur simple appel d'un voisin craignos.
Je remue ciel et terre encore aujourd'hui, vu les restrictions sanitaires, pour qu'Huguette reste à flot, qu'elle ait des droits, ses affaires personnelles, sa dignité, son identité.
Je ne supporterai pas qu'elle meure par négligence.
Je n'accepte pas, c'est tout. il n'y a pas à tergiverser.
Y a pas d'arrangement, comme dirait Zebda. Y en a pas, non !!!!
"si l'echo de leur voix faiblit, nous périront"
Paul ELUARD