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L'été, notre vie maritime dépendait des "décades" de mon cheminot de papa.
On pouvait lire sur ce document le numéro des trains, les horaires de jour, de nuit, d'aurore ou de crépuscule attribués pour dix jours.
C'était un grand papier blanc toujours posé sur le buffet Regency acheté d'occase( infernal à mon gout mais toutes les familles prolos en avaient un) qui venait compléter celui en formica de la cuisine. En haut du papier en gros : dépôt Blancarde. Ma mère lisait le tout attentivement et mémorisait, histoire de prévoir comment elle allait se dépatouiller avec ses trois mioches.
Et puis il y avait les jours de repos.
Ces jours là, le matin mon père se mettait au balcon et humait l'air en fumant sa gauloise. Il observait les cumulus les nimbus et les stratus. Le balcon surplombait la poste Colbert près de fouilles archéologiques de ce qui est devenu le Centre Bourse plus tard. Le sixième étage d'un appartement Haussmannien, ça fait haut, ça donne du champ, nous étions près du ciel où était sûrement écrit le bulletin météo du jour.
Il ne fallait pas déranger mon papa quand il lisait le ciel.
Il fronçait les sourcils en observant chaque point cardinal, les coudes posés sur cette rambarde en fer forgé que j'ai enjambée une fois, restant un moment du coté du vide pour défier les dieux et le monde entier. Je n'en suis pas fière, surtout que ma douce petite sœur était présente. Mais malgré nos cinq ans d'écart elle était beaucoup moins stupide que moi et n'a pas pensé deux secondes à imiter son imbécile de sœur ainée.
Certains jours le ciel n'autorisait pas de sortie en mer , du moins pas pour les barquettes avec une famille à bord. Quand les dieux étaient avec nous, mon père citait la formule magique : "c'est bonasse pourrie". Traduction : grand beau temps, mer d'huile, calme plat.
Ma mère alors, trop heureuse de la journée baignade qui s'annonçait, déclarait le branle bas de combat général avec préparatif de maillots serviettes et bouffe. Le reste était à bord, à savoir masques tubas et espadrilles en corde parce que le Frioul était bourré d'oursins et d'anémones de mer, cachés dans les posidonies.
Toutes les familles se retrouvaient à la "pane", une sacrée bande de bons vivants amoureux de la mer.
On entendait les moteurs démarrer les uns après les autres, de teuf teuf en pof pof, et tous les capitaines de trois sous étaient fiers de ne pas être en panne .... Ils étaient comme ça, fiers de peu de chose, parfois même nous étions tous fiers d'être fiers. C'est Marseille....
- Fille, regarde si la pompe elle crache.
- Elle crache, papa.
- Fille mets la barre
- Fille enlève le corps mort (nœud marin à défaire à l'avant)
- Fille mets la marche avant
Ah le pied !!!!! Quel bonheur... je crois que même aux commandes d'un Boeing je ne m'éclaterai pas autant. Seules les mouettes peut-être étaient plus heureuses que moi, mais c'est pas sûr. Les mouettes riaient, comme nous. Ma maman surveillait ma sœur et mon frère qui étaient bien jeunes. Elle avait confiance en moi, elle me sentait sûre. C'est une confidence qu'elle m'a faite bien plus tard.
Passé le fort Saint Jean, on mettait la gomme et le cap sur la calanque de l'Eoube au Frioul que tout le monde nommait "Eloube".
C'était intense, comme une ivresse où tous mes sens étaient en éveil. Tout s'emmêlait : les odeurs, la sensation des embruns et de l'air marin sur ma peau, le bruit de l'eau, du moteur, le tangage du bateau, le spectacle des ondulations de la belle bleue, cette île au loin à atteindre comme une promesse de paradis toujours renouvelée...
L'ivresse de l'innocence...
A suivre
Carlita V.