Au premier temps de la valse, Mamie arrive en France à cinq ans .
Bonne écolière et très tenace, son français est acquis en trois mouvements .
Les maths lui paraissent une évidence, une ritournelle, un jeu d'enfants .
Mais en ces temps lointains et précaires
Révolus depuis bien longtemps
Fille d'émigré, elle n'eut pas droit aux études secondaires
Dommage, elle avait du talent .
Au deuxième temps de la valse
C'est l'usine qui lui ouvre ses bras .
Une usine qui fait des chaussures
En cadence ; un deux trois , un deux trois .
Et Mamie qui bat la mesure
Tous les soirs compte ses sous gagnés
Et fait encore plus de chaussures
Pour s'assurer sa liberté .
Au troisième temps de la valse
Elle rencontre Albert , beau garçon
Mariage , dentelles , piles de draps
Et un fils , Jean , mon papa .
Mais sans salaire , pas de liberté
Alors , à vélo , Mamie repart travailler .
Faut dire que les chaussures à l'époque
C'était de l'art , c'était pas du toc .
Faut dire que son mari , un peu frondeur , fort caractère
Voyait les choses à sa manière
Et Mamie , pourtant pas bien grande
N'aimait pas trop qu'on la commande .
Premier divorce pendant la guerre
Ça n'a pas dû être une mince affaire .
Au quatrième temps de la valse
Un Camille croise son chemin .
Beau yeux bleus , belle allure , la classe
Deuxième mariage , deuxième refrain .
Et Mamie qui coud des chaussures
En cadence ; un deux trois , un deux trois
Voit son Camille qui carbure
Au vin blanc , ou plutôt rouge , je crois .
Dignement , elle reprend sa liberté
Qu'elle cultive comme une perle rare
Et le Camille , vite fait , bien fait
Est contraint de larguer les amarres .
Au cinquième temps de la valse
Sonne enfin l'heure du repos
Alors la voilà qui jardine
Plantant fèves et haricots
Tomates , petits pois , radis
Aidée par son nouveau mari
Un René venu de Bretagne
Qui lui a promis le paradis
Croyant avoir trouvé Caucagne
Chez cette dame dégourdie .
Hélas encore , malgré leur âge
Il ne fera qu'un court passage
Elle le giclera aussi
Il était bête, bien fait pour lui.
Et sur le tempo de la valse
Mamie compte ses petits enfants .
Un , deux , trois …
Il faut qu'elle fasse
Ce qu'il faut pour vivre longtemps :
Économie , vie sobre et saine
Et une volonté d'acier .
Malgré les décès et les peines
Elle a tenu, elle a duré
Si longtemps , qu'on croyait à peine
Qu'elle puisse un jour nous quitter
Mais le temps qu'elle a consacré
À nous parler nous sermonner ou nous guider
Jusqu'à presque son tout dernier jour
Est gravé en nous pour toujours .
Tu sais , Mamie
Les très vieux ne meurent pas .
Ils s'endorment un jour
Et dorment très longtemps .
Dors bien mamie, je pense à toi.
Carlita V.