Les “AA”, un lieu unique au monde
Ce sont des gens “merveilleusement ordinaires”, “extraordinairement banals” : c’est ainsi que Joseph Kessel, à l'origine de l'implantation des alcooliques anonymes en France au début des années 60 grâce à son reportage publié dans le quotidien France Soir sur les Alcooliques anonymes de New-York, qualifiait les dizaines de personnes assistants aux réunions. L’identité ne compte pas (juste un prénom), seul importe, pour devenir membre, le désir d’arrêter de boire - “Cette liberté est la première marche de l’acceptation de la maladie alcoolique”.
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“Bonjour, je suis malade alcoolique”. “Bonjour à tous, je suis à un mois et demi d’abstinence”. “Moi, j’ai rechuté il y a 8 ans et depuis, j’ai du mal à refaire surface”. “Des exceptions, moi, je fais que ça : l’anniversaire d’une amie, l’heure de l’apéro, le verre après la séance de cinéma pour débriefer du film… Mais depuis un mois, j’ai arrêté et je suis bien déterminée à poser le verre.” “C’est socialement que c’est compliqué. Parce qu’à ceux à qui vous n’avez pas dit que vous étiez alcoolique, il faut gruger, esquiver, trouver des excuses pour ne pas se rejoindre dans un café, pour ne pas aller dîner”.
Ces témoignages, il y en a des centaines, plusieurs fois par semaine, partout en France - à Paris, à Nantes, à Pornic, à Marseille et dans le monde entier. On fait connaissance, on se retrouve, on se présente, on se raconte, sans fard. Nouveaux, habitués, abstinents, rechuteurs, âgés, jeunes, français, immigrés, chômeurs, chefs d’entreprise, tout le monde est accueilli sur le même pied d’égalité, avec la même bienveillance, la même tolérance, le même respect et dans une absence totale de jugement. “Nous croyons qu’il n’existe pas sur terre une association qui entoure chacun de ses membres d’autant de sollicitude ; sûrement aucune ne protège plus jalousement le droit de chacun de penser, de parler et d’agir comme il l’entend” : la réunion de ce jour ne fait pas mentir cette première tradition du livre-bible des AA “Les douze étapes et les douze traditions”. Bien au contraire.
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Des réunions à cœur ouvert
L’ordre du jour prévoit en premier lieu de célébrer les anniversaires des abstinents en France - les 12 ans de Francis, les 20 ans de Michèle, les 8 ans de Youssef, 1 an de Claire - comme autant d’encouragements, de marques de respect et de célébration pour ces compagnons d’infortune dont les parcours touchent, inspirent, rassurent et mobilisent. Puis le modérateur, qui change à chaque fois, livre son témoignage personnel. “Après avoir bu la première fois, j’ai eu l’impression d’avoir trouvé ma solution. Dans une certaine mesure ça m’a aidé à vivre pendant plusieurs années, mais ça me détruisait à petits feux… parce que je ne pouvais pas maîtriser ma consommation d’alcool et que l’alcool est devenu plus fort que moi”. C’est ainsi que Maël, 34 ans, débute son histoire. Lui, comme tou(te)s ici, ce jour-là, dans le sud de Paris, reconnaît sa maladie et exprime sa volonté de la combattre, dans une parole libre et désarmante de vérité. “Arrêter de boire, c’est facile. Continuer d’arrêter de boire, c’est très difficile. Il faut essayer de ne pas prendre la première goutte du premier verre”.
La réalité de cette maladie touche en plein cœur. La souffrance, la solitude et la honte accompagnent au quotidien les personnes alcooliques venues chercher de l’aide, du réconfort et de l’énergie dans ce qu’ils nomment “une lutte de toute une vie” et “un parcours du combattant”. “Il faut admettre qu’on est impuissant face à l’alcool et que l’on a perdu la maîtrise de nos vies. C’est très dur d’arrêter”.
Mais le jeu en vaut largement la chandelle comme certains racontent, avec beaucoup de lucidité : “L’arrêt de l’alcool, je l’ai vécu comme un deuil. C’est comme si j’avais perdu mon meilleur ami. Mais il en allait de ma survie et aujourd’hui, je vous le dis, je préfère 1000 fois ma vie de maintenant. Je commence à m’aimer de plus en plus” explique Philomène, la cinquantaine. “C’est en venant ici et en continuant à arrêter l’alcool que j’ai su que la vie pouvait être belle” ajoute Sylvie, mère au foyer qui a perdu son travail et la garde de ses enfants, même si, avoue-t-elle, “l’absence d’alcool a laissé beaucoup de place dans ma vie et m’a laissée beaucoup de temps avec mon anxiété et ma dépression”. “Quand je suis arrivée aux AA, j’avais tout perdu, j’étais aux portes de la folie. Aujourd’hui, je ne bois plus et je n’en ai plus envie quelles que soient les circonstances que je traverse” raconte Renaud, la soixantaine grisonnante.
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Alcooliques : aux l’origine du mal (être)...
Chez les AA, il y a autant de formes d’alcoolisme qu’il y a d’alcooliques et chaque histoire particulière compte autant qu’une autre, explique-t-on. Les témoignages en sont l’illustration et semblent faire écho les uns aux autres.
“J’ai toujours été une grande anxieuse et j’ai toujours été très attirée par l’alcool. Mais je voyais l’alcool comme un truc de clochards. J’ai commencé à boire pour me détendre puis j’ai perdu mon travail et la garde de mes fils” raconte Laurence. “Je ne buvais plus que pour m’amuser mais pour me donner du courage. L’alcool était une façon de me suicider au compte-goutte.”. “Je me cachais derrière la bouteille depuis l’adolescence. Je me suis isolée, je ne sortais plus. J’avais peur que ma peau sente l’alcool” raconte pour sa part, Laurie, 25 ans. “Ma vraie vie a commencé il y a 2 ans et 7 mois. Aujourd’hui, je répare ma vie, j’ai posé mon verre et ça va beaucoup mieux. Je vis une abstinence heureuse depuis que je suis aux AA. Il y a des jours avec et des jours sans mais jamais je n’échangerai avec ma vie d’avant”.
Comme on dirait “je suis fils de médecin”, certains racontent leur filiation avec la maladie. “Fils ou fille d’alcoolique” est brandi comme une fatalité, à l’image de Marc, 37 ans : “J’ai vu la déflagration que ça pouvait faire dans la famille. J’ai vu mon père ne pas tenir ses promesses, être incapable de tenir plus de 3 mois sans alcool et je lui en voulais… Et maintenant c’est moi, je suis passé du côté obscur”. Sandrine, 66 ans : “Mon père était alcoolique et il a nui à notre éducation, enfant, j’ai mis beaucoup de temps à pardonner jusqu’à ce que ça m’arrive.”
“C’est pas que je ne veux pas, c’est que je n’ai pu éviter de tomber dans l’alcool. J’aurai voulu être débarrassé de l’obsession de l’alcool dès le matin mais je n’y arrive pas”. “J’ai rechuté mais je suis très persévérant”. “À l’intérieur, je ne vais pas bien du tout. J’ai vu des gens crever de l’alcool et je ne veux pas que ça m’arrive”.
Monique a 79 ans. Elle raconte : “Je suis de la génération où l’on mélangeait le vin à l’eau dans les biberons. J’ai bu toute ma vie, à tous les repas et je m’aperçois que ça fait 50 ans que je lutte contre ça”. Son constat est le reflet d’une société qui a toujours célébré le vin comme le nec plus ultra de la gastronomie française. Heureusement les choses changent, les prises de conscience s’opèrent, grâce notamment aux campagnes de sensibilisation et de prévention qui ont “déglamourisé” l’alcool.
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L’alcoolisme, une maladie dévastatrice, inéquitable et encore peu connue
L’alcool, en France, est en effet une tradition bien ancrée. Sa consommation, qui a tout de même beaucoup baissé depuis les années 60, est aujourd’hui à l’origine de 49 000 décès par an (source Ministère de la Santé, 2025). Le coût estimé de ses hospitalisations est de 2,64 milliards d’euros. Le chemin à parcourir est encore long, en termes de sensibilisation - 8% des cas incidents de cancers sont imputables à l’alcool- et de compréhension de la maladie. On a longtemps pensé que l’“On ne naissait pas alcooliques, on le devenait”, mais depuis peu, les choses ne sont plus si sûres. Certains disent qu’il y a une prédisposition génétique à l’alcoolisme, d’autres qu’elle est liée à une intolérance organique, à une fragilité psychologique, ou encore à une vulnérabilité particulière de l’individu face à l’addiction.
“L’alcoolisme est une maladie qui nous échappe et qu’on ne peut expliquer aux autres avec des mots simples. Tu vas aux réunions des AA et tu vas rencontrer 15/20 spécialistes de la chose” raconte Marie-Ange, 61 ans. “Je ne viens pas d’une famille d’alcooliques donc je me suis dit “pourquoi moi ?. L’alcool, je ne m’en suis pas méfiée… Mais je pense que j’ai un caractère dépendant” avance quant à lui, Paul, 71 ans.
Aux différents profils, les mêmes constats se dressent cependant : boire, pour un alcoolique, n’est pas un plaisir, mais une nécessité. Environ 40 % d’entre eux présentent des troubles dépressifs. Et c’est le serpent qui se mord la queue : on boit pour réduire les effets de la dépression ou de l’anxiété, mais à la longue, les symptômes de dépression ou d’anxiété augmentent à cause de l’alcool.
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“Les gens qui appellent à l’aide sont des gens qui cherchent à vivre” : les AA, une famille et un mentor
“Le fait de pouvoir en parler ici, aux AA, ça a tout changé. Ça fait du bien de se sentir à la maison”. Du courage et de la force pour affronter ses démons, il en faut et il en faudra tout au long de cette démarche longue, douloureuse mais salvatrice et inévitable. Car le plus souvent, ceux qui arrivent aux AA sont en bout de course, leurs tentatives individuelles s’étant toutes soldées par des échecs. Ils savent désormais que, seuls, ils n’y arriveront pas.“Les gens qui appellent à l’aide sont des gens qui cherchent à vivre” : les nouveaux venus des groupes de parole - “bravo pour ta démarche” se voient-ils pour félicités-, ne paient pas de droit d’entrée ni de cotisation, bénéficient d’un mentor qu’ils deviendront eux aussi - ici, on rend ce que l’on a reçu- , suivent un programme de 12 étapes pour leur permettre de se rétablir et sont invités à raconter, s’ils le souhaitent et dans la temporalité qu’ils souhaitent, leur histoire.
Les Alcooliques Anonymes, “les plus grands faiseurs de miracles de notre temps” ? Si l’on ne connaît pas le taux de réussite exact des Alcooliques Anonymes car il est difficile à mesurer, le Dr Robert DuPont, praticien reconnu dans le domaine de la dépendance a sa propre réponse : « Quand les gens me demandent le pourcentage de succès, je dis 100 pour cent – pour ceux et celles qui suivent les programmes comme ils doivent être suivis et qui (mettent” le rétablissement en tête de nos priorités. ». Et les témoignages semblent lui donner raison : “Je ne souhaite à personne les 20 ans que j’ai passés et que j’ai perdus” témoigne Djamila, 48 ans.”Depuis que je suis aux AA, je suis responsable de mon rétablissement et sans ce programme, je me jette sous un train. Il m’a permis de retrouver une stabilité émotionnelle”.