Faisons de l’ ”uchronie” comme disent les chercheurs, et posons-nous la question d’un monde où les Beatles débarqueraient en 2024.
54 ans après l’annonce par un bref communiqué signé par Paul McCartney annonçant la séparation des Beatles (« Paul Quits The Beatles! ») et de l’émoi mondial qu’il avait créé, la société reconnaîtrait-elle de la même façon la qualité musicale du groupe, mieux, son génie créatif ? Les Beatles révolutionneraient-ils le monde de la même façon ? Deviendraient-ils, aujourd’hui encore, le plus grand groupe de rock ?
Imaginons ce monde, avec l’aide de Gérôme Guibert, sociologue de la musique et grand fan des Beatles et de Jean-Pierre Bucolo, l’un des plus grands compositeurs français et également grand fan des Beatles.
Les Beatles, “objet d’histoire” et héritage musical sans précédent
Les Beatles qui débarqueraient en 2024 ? “D’un point de vue sociologique, c’est impossible” affirme en préambule Gérôme Guibert. “Les Beatles ne pourraient pas exister en tant que tels aujourd’hui car les Beatles, c’est une construction historique qui dépend de l’époque”.
Tout de même, essayons : 238 chansons, 13 albums studio, 1 milliard d’albums vendus, les Beatles ont régné sur le monde de la musique entre 1963 et 1970 puis s’en sont allés. Si un demi-siècle plus tard, on en est toujours à gloser sur ce phénomène, c’est que les Beatles sont plus que les Beatles. Ils sont un “objet d’histoire” selon l’expression de l’historien Bertrand Lemonnier qui leur a consacré une passionnante étude dans la revue “Volume!” (2016).
Sur le plan culturel, ils ont cristallisé et incarné comme personne auparavant - et personne après d'ailleurs - les aspirations d’une jeunesse en conflit avec les générations précédentes, le vieux monde corseté d’avant-guerre (“We all want to change the world / You tell me that it's evolution", “Revolution” 1968). Sur le plan musical, ils ont révolutionné la musique populaire et les techniques musicales.
Qui dit mieux ? Personne à vrai dire.
Jean-Pierre Bucolo est le compositeur d’un très grand nombre de tubes de notre panthéon musical français. “La pêche à la ligne”, “Miss Maggie”, “Docteur Renaud, Mister Renard”, “Manhattan-Kaboul” de Renaud, c’est lui. “La cabane du pêcheur” de Francis Cabrel et “Himalaya” de Johnny Hallyday, c’est encore lui. Pour ce guitariste qui a fait ses classes dans le classique - “ça donne des bases sérieuses”, et qui reconnaît avoir eu la chance de débuter dans “une époque en or, une époque d’un bouillon de culture inouï” raconte : “Au début j’étais plus Rolling Stones notamment avec ‘Satisfaction’ qui fut un choc pour moi. Mais en grandissant je suis devenu plus Beatles, il est vrai. Ils ont généré un son qu’on n’avait jamais entendu auparavant. Ce sont des génies et le mot n’est pas galvaudé” explique-t-il. “Avec des équipements rudimentaires, ils produisaient des sons de guitare d’une prouesse extraordinaire et ils avaient une façon de jouer tout à fait inédite”.
Difficile de le contredire. Et les exemples sont nombreux.
Prenons l’album “Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band”.
Au-delà de son extraordinaire richesse musicale - on peut parler de “chef d’oeuvre”- (129 jours soit 700 heures d’enregistrement), cet album a fait date dans l’histoire de la musique parce qu’il est l’un des tous premiers “albums-concepts”. Pour la première fois, un disque est pensé comme une œuvre d’art : un concept (inspiré de leur voyage en Inde), une pochette (réalisée par les artistes Pop Art Peter Blake et Jann Haworth), des chansons et des prouesses techniques inédites (des morceaux diffusés à l’envers, des écouteurs transformés en microphones attachés à des violons, des oscillateurs primitifs géants pour faire varier la vitesse des instruments et des voix, un orchestre de 40 musiciens, et même des bouts de chansons différentes de Lennon et McCartney réunies dans une seule et même chanson comme dans “A Day in The Life”).
« Sgt. Pepper’s » est le résultat d’une expérimentation musicale et d’une extraordinaire inventivité - leur décision de ne plus se produire sur scène rendit possible la création de tous types de sons avec tous types d'instruments en studio.
Et que dire de “Strawberry Fields Forever” fondatrice du rock psychédélique et de “Helter Skelter” (1968) considérée comme la première chanson de l'histoire du métal reprise par la suite les plus grands groupes de hard rock ?
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Si l’on ajoute à cela que, selon certains, les Beatles seraient responsables de la fin du communisme - à voir ce documentaire "Les Beatles à l'assaut du Kremlin" de Leslie Woodhead (2009) dans lequel Mikhaïl Gorbatchev confiait : « Je crois que la musique des Beatles a appris à la jeune génération qu’un autre monde était possible, que la liberté existe », comment pourrait-on écrire l’histoire du XXe siècle sans y inclure l’histoire du rock et plus particulièrement celle des quatre garçons dans le vent ?
“2015 fut l’année où les titres des Beatles sont tombés pour la première fois au BAC option musicologie en France” se souvient Gérôme Guibert. “Ça a été un seuil, ça voulait dire que le rock devenait de la culture générale, de la culture commune”. Un basculement officialisé par les résultats, trois ans plus tard, de l’Enquête des Pratiques culturelles lancée tous les 10 ans par le Ministère de la Culture pour “suivre les comportements des Français dans le domaine de la culture et des médias”. “Cette année-là, ça a été la première fois que dans la tranche des 35-55 ans, il y avait plus de gens qui disaient écouter de la musique rock que de la musique classique. Jusque-là, le rock était considéré comme de la musique de jeunes. En 2018, il s’est passé quelque chose de structurel au niveau des musiques populaires : la musique classique est devenue une musique de ‘vieux’ et les Beatles sont devenus le classique des classiques. Ce n’était plus subversif” analyse Gérôme Guibert.
Les Beatles, génies à toutes les époques ?
Donc... Si nous découvrions les Beatles aujourd’hui, en 2024, serions-nous foudroyés de la même manière que “nous” le fûmes dans les années 60, ou leur succès était-il vraiment lié à leur époque ? Autrement dit, un tube relève-t-il du génie au sens absolu du terme ou est-il la somme du génie et d’un moment propice ?
Dans le film de Danny Boyle, lorsque Jack fait entendre pour la première fois la chanson “Yesterday” à ses amis, il prévient : “Vous êtes les premiers à l’entendre sur terre. C’est comme voir Leonardo de Vinci peindre la Joconde en direct”. “C’est un peu mièvre, mais c’est beau” réagit un de ses amis en l’écoutant. “Non, c’est une immense œuvre d’art” lui retoque Jack. Le chanteur Ed Sheeran, qui joue son propre rôle dans le film, découvre pour sa part “The Long and Winding road” pour la première fois : “J’ai rarement entendu une chanson aussi belle”, “tu es le Shakespeare de la pop”. Mis à part le service marketing wokiste américain gêné par le problème de diversité que soulève la pochette blanche immaculée du “White Album”, le charme opère de nouveau et avec la même magie.
C’est du cinéma, certes.
Mais difficile, quand même, de se dire qu’une chanson des Beatles ne pourrait pas, 50 ans après, être appréciée autrement qu’à sa juste valeur. “Si la chanson “Yesterday” arrivait demain, elle re-cartonnerait, c’est certain. Peut-être chantée un peu différemment, mais la mélodie, les paroles, sont intemporelles, c’est du grand art” analyse Jean-Pierre Bucolo qui regrette qu’aujourd’hui il y ait “un manque de mélodies dans les chansons”.
“Parler de l'œuvre elle-même, indépendamment de ses contextes sociaux, économiques et culturels est compliqué” avance Gérôme Guibert. “Cela renvoie aux questions kantiennes : le beau, c’est ce qui plaît universellement. Et l’universalité, c’est difficile en sociologie car on pense toujours “contexte”. Mais en effet, il y a quand même des choses qui épatent tout le monde, de tout temps, comme la Cathédrale Notre-Dame ou la Joconde. Est-ce qu’ici c’est pareil ? Il y a quand même des éléments comme le sens aigü de la mélodie, les refrains, qui nous font dire que “oui, les chansons des Beatles sont belles universellement".”
Chercher à comprendre pourquoi tel groupe social se met tout d’un coup à aimer une chose collectivement, c’est ce que les sociologues appellent la théorie de la réception : “Il y a plein de manières et de raisons possibles d’aimer les Beatles, de dire pourquoi on a accroché et ça évolue en fonction du temps. Les Beatles sont saturés de tellement de ressources symboliques que l’on peut toujours trouver quelque chose qui nous parle d’autant que les albums sont très différents” poursuit Gérôme Guibert.
Les nombreuses reprises des Beatles, et dans des genres différents, témoignent sans aucun doute de la qualité musicale du groupe, que ce soit dans la soul (“Eleanor Rigby” par Aretha Franklin, “We can work it out” par Stevie Wonder ou encore “Hey Jude” par Wilson Pickett), dans le reggae (“A Hard Day’s Night” par Pat Kelly ou “Hello, Goodbye” par Don Carlos), dans le jazz (“Oh Darling” par George Benson) ou encore dans la country (quelle sublime reprise d’ “In my life” par Johnny Cash… !).
En 2004, le DJ Danger Mouse affola la toile avec le “Grey Album”, un mashup du “Black Album" de Jay-Z et du “White Album” des Beatles. Une rencontre musicale improbable aussi géniale qu’illégale : EMI, détenteur des droits des Beatles, interdira illico sa diffusion. Trop tard, 3000 copies seront achetées sous le manteau et surtout… cela montra que 40 ans plus tard, les Beatles, même remixés, pouvaient créer un engouement colossal.
C’est un fait, on retrouve toujours les Beatles au début des inspirations de très nombreux artistes - Dave Grohl, le batteur de Nirvana, aujourd’hui membre de Foo Fighters, qui reprit la chanson “Hey Bulldog” lors d’un concert “Tribute to the Beatles” en 2014 déclara : “Je peux en toute honnêteté dire que sans les Beatles, je ne serai pas musicien.” Sans les Beatles, pas de Coldplay, ni de Deep Purple, ni de Green Day, ni tant d'autres artistes !
Comment imaginer donc que le groupe le plus inspirant du monde n’aurait pas eu le même succès en 2024 même si à l’évidence la société a changé, même si la jeunesse n’a plus les mêmes aspirations, même si le vent de révolte souffle différemment, même si on écoute de la musique différemment et même si l’industrie musicale n’est plus la même ?
Les Beatles, les plateformes de streaming et l’hyper-communication
L’amitié, l’amour, la joie, la peine, la mélancolie, la déprime sont des sujets universels qui nous touchent tous. “Est-ce que les chansons des Beatles qui traitent de ces sujets parlent encore aux gens ? Ça ne parle pas de la même manière mais ça parle, c’est une certitude” conclut Gérôme Guilbert.
Pour preuve (encore).
En 2015, lorsque les Beatles débarquent sur Spotify, la plateforme de streaming enregistre 70 millions d’écoutes en 4 jours. Dans le top 3 des chansons les plus écoutées : “Come Together”, “Let it be” et “Hey Jude”. L’effet waouh ? Plus intéressant encore : 65% des auditeurs ont moins de 34 ans... « Nous aidons une nouvelle génération à découvrir le plus important groupe de l'histoire », déclara à ce moment-là Daniel Ek, le fondateur de Spotify. Un répertoire musical dont la destinée ne finit pas de s’écrire…
Sortie en 1985, la chanson "Running Up that Hill" de Kate Bush est redevenue un tube en 2022 grâce à sa reprise dans la quatrième saison de la série de Netflix “Stranger Things”. Avec la viralité des réseaux sociaux, la chanson, qui était déjà revenue sur le devant de la scène lors des JO d’été de 2012 organisés à Londres, est (re)devenue un phénomène et notamment auprès des jeunes qui la découvraient pour la première fois. Remixée depuis par David Guetta, elle a dépassé les 100 millions de vues sur YouTube.
“D’une façon ou d’une autre, les Beatles auraient percé. Avec l’intensité de la communication et la multiplicité des médias aujourd’hui, il y aurait quand même eu de multiples manières pour que quelqu’un découvre et aime un morceau des Beatles et que les gens accrochent. Par une série, par une publicité, par plein de manières différentes”. “Le métier est devenu beaucoup plus difficile et beaucoup de talentueux musiciens ne vivent pas de leur musique mais les Beatles restent les Beatles, quelle que soit l’époque” conclut pour sa part Jean-Pierre Bucolo.
En 1942, en guise d'adieu dans le film "Casablanca" de Michael Curtiz, Humphrey Bogart lançait à Ingrid Bergman : “We’ll always have Paris” qui deviendra l'une des plus grandes répliques de l'histoire du cinéma. Dans ces temps troubles et incertains, sans doute est-il rassurant de se dire que quoiqu’il arrive et quoi qui nous divise : “We’ll always have the Beatles…”.