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Billet de blog 10 janvier 2021

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Les chansons comiques : entre divertissement et engagement

« J'ai pris un homard sauce tomate / Il avait du poil au pattes / Félicie aussi… » : en 1939, lorsque Fernandel chante « Félicie aussi », il est déjà un acteur connu et reconnu. Ses succès cinématographiques ne l’écarteront pourtant pas de ses premières amours, celles grâce lesquelles il s’est fait connaître : la chanson comique.

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             Depuis les trouvères du Moyen-Âge jusqu’à Fernandel, depuis les chansonniers jusqu’aux « stand-uppers », elle fait les beaux jours des émissions de radio, des plateaux de télé et aujourd’hui des réseaux sociaux : la chanson humoristique, entre divertissement et engagement, entre raillerie féroce et parodie bon enfant, a le vent en poupe. « Le rire est une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter » disait Raymond Devos. Que dit-elle ? Qui brocarde-t-elle ?

              Petit tour d’horizon de l’humour en chanson qui nous mènera jusqu’à l’humoriste Laura Laune qui en a fait sa marque de fabrique.

"Félicie aussi" de Fernandel (1939) © Ina Chansons

            Au commencement étaient les chansonniers…

            « J’ai une voix lamentable, vous me direz je n’suis pas le seul mais la mienne est particulièrement tartignole, je m’accompagne à l’harmonium comme un cochon et je vais vous chanter une chanson dont les paroles sont parfaitement minables et la musique tout à fait imbécile. Et malgré ça je vais gagner 12 francs devant vous ». Ainsi Jean Yanne introduisait son « Si tu t’en irais » en 1966 dans l’émission « Pleins feux ». Une chanson badine sur une mélodie enfantine. Comme beaucoup d’humoristes de son époque, Jean Amadou, Robert Rocca, Jean Rigaux, Jacques Martin, Jean Yanne était un chansonnier. Son crédo : rire de tout et si possible en chanson.

             Héritiers des artistes du Cabaret Le Chat noir qui se retrouvaient dans les années 1880 autour « d’un verre et de quelques vers » (ils écrivaient en alexandrins), les chansonniers ont marqué l'histoire. « La musique était utilisée comme un outil politique » explique Jacques Mailhot, chansonnier et propriétaire du mythique Théâtre des 2 Ânes (« désobéissant depuis 1910 ») qui accueillait régulièrement des chanteurs. « Le point de départ des chansonniers c’est l’actualité » poursuit-il. « Avec de la musique simple, c’est-à-dire peu d’accords, ils faisaient des couplets humoristiques pour dénoncer la société ».
             D’ailleurs, dans chaque spectacle du Théâtre des 2 Ânes il y a toujours au moins une partie chantée, tradition oblige. La scène finale, chorale, puis parfois des passages chantés. Michel Guidoni, l’un des pensionnaires de ce théâtre, qui se définit comme étant « le seul corse qui travaille le soir après 20h… et à visage découvert ! » chante dans « Tout est bon dans le Macron » (spectacle de 2017) « Ils sont où les branleurs, ils sont où ? » (sur l’air de « Il est où le bonheur ? » de Christophe Maé). 

"La pince à linge" (Francis Blanche et Pierre Dac) © blogauxpoils

              Simplement amusante ou carrément militante, la chanson humoristique a connu de nombreux ambassadeurs. Chanteurs populaires ou humoristes, tous se retrouvent, se croisent, à l’époque, dans les cabarets de Paris : pêle-mêle Edmond Meunier  « Je n’fume plus », Charles Trenet (« Serpent Python »), Boris Vian et Henri Salvador (« Faut rigoler »), Serge Gainsbourg (« En relisant ta lettre »), Boby Lapointe (« Ta Katie t’a quitté »), Jehan Rictus, Francis Blanche et Pierre Dac (« La pince à linge », enfin les vraies paroles de la 5e symphonie de Beethoven !), Raymond Devos (« Les Chansons que je ne chante pas »), Thierry Le Luron (« L’emmerdant, c’est la rose »), Renaud (« Tu vas au bal ? »), Pierre Perret (« Les jolies colonies de vacances ») même Georges Brassens ! On le sait ou non, c’est son « Gorille »  qui a lancé sa carrière lui qui a démarré pendant deux saisons au Caveau de la République, autre haut-lieu des chansonniers. Tous chantent des airs parodiques et raillent la société. Tous ont inventé une nouvelle chanson française, moderne et sans complexe. « Ils étaient tous animés par la passion du mot juste et l’humour » assure Jacques Mailhot.

              Et puis les Frères Jacques. Incontournables. Pendant presque un demi-siècle, ce quatuor formé de deux vrais (et deux faux) frères au nom éloquent (tiré de « Play the Jack » utilisé par Shakespeare dans ses pièces pour désigner quelqu’un qui fait l’idiot) connut le succès. Leur marque de fabrique : la chanson mêlée à la comédie, des justaucorps de couleur, des gants et un chapeau. « La chanson était liée à un numéro d’humour. La gestuelle et les mimiques avaient une place fondamentale dans leur numéro » se rappelle Jacques Pessis journaliste et spécialiste de la chanson française, légataire universel de Pierre Dac. Écoutez « Le complexe de la Truite » (sur des paroles de Francis Blanche), « la Chanson sans calcium », « La Confiture ». et « La Ceinture ». : leurs chansons ont pris quelques rides, certes, mais c'est délicieusement désuet. Quant à leur talent, il est intact.

"L'emmerdant c'est la rose" de Thierry le Luron (1984) © INA Humour

        Les chansons légères, un art mineur ?

         « À l’époque il y avait d’un côté Jacques Brel et Édith Piaf qui faisaient des chansons dramatiques et qui ne faisaient que ça. Et puis de l’autre, il y avait tout un tas de chanteurs qui passaient d’un registre à l’autre. Charles Trénet, Pierre Perret, Henri Salvador (sur des chansons de Boris Vian), Serge Lama (NDLJ c’est bien grâce à la musique entraînante « Des petites femmes de Pigalle » que cette chanson aura les faveurs de Guy Lux dans ses émissions de variété et fera exploser la carrière de Serge Lama). Quant à « la chanson Y a d’la joie, elle a changé la société » poursuit Jacques Pessis qui a bien connu le chanteur. « Elle a apporté un moment d’espoir juste avant la guerre, c’était une chanson qui collait à l’ère du temps, pimpante, heureuse, joyeuse. Trénet s’en foutait éperdument des cases, il adorait rire, ça l’amusait de chanter des chansons légères ». À cette époque, on pouvait passer de l’un à l’autre sans problème les étiquettes ne collaient pas à la peau. La fête permanente : les music-hall et les cabarets étaient pleins. La musique adoucissait les mœurs pourvu qu’on se marre.

         Et aujourd’hui alors ? Bénabar, la Grande Sophie, Anaïs, Patrick Sébastien, Didier Super, Juliette… On aurait tendance à les enfermer dans un registre. Fichue société qui encense les registres dits "sérieux" et déprécient les autres (combien d’années de luttes et de polémiques a t-il fallu pour enfin arriver à la création d’un César du Public (2018) qui récompense les comédies populaires ?). Car aujourd'hui comme hier, aujourd’hui plus qu’hier (?), l’humour reste l’arme la plus efficace pour transmettre, sensibiliser, dénoncer. Derrière le rire, la réflexion, souvent. « La chanson humoristique est bien plus difficile à écrire que la chanson sentimentale » renchérit Jacques Mailhot. Le mot juste, pertinent, drôle, qui sonne bien et une mélodie qui prête à sourire voire à rire : les ingrédients d’une bonne chanson d’humour sont complexes et nombreux.

         Et puis les modes passent… et parfois les revers d’hier sont les succès d’aujourd’hui. « N’oublions pas qu’à l’époque les chansons de Bobby Lapointe en homme grenouille ça n’intéressait personne et aujourd’hui c’est culte… ! » se souvient Jacques Pessis.

"Super pouvoir d'achat" de La Chanson du Dimanche (2007) © nakoneczny3

           Certaines sont inédites, paroles et musiques.
           D’autres sont des reprises, parodies de tubes bien connus (pendant le confinement « T’as voulu voir le salon » des Goguettes sur « Vesoul » de Jacques Brel). La plupart distraient, pour le plaisir des bons mots, quand d’autres brocardent carrément. La société de consommation (Boris Vian et sa « Complainte du progrès »), « Le Super pouvoir d’achat » La Chanson du Dimanche). La politique (Didier Super « Manipulez-nous mieux »), le patriotisme (Didier Bénureau et « Le Soldat Morales ») les inégalités sociales (Renaud « Camarade Bourgois »), Les Charlots (qui rappelons-le ont fait la 1ère partie des Rolling Stones à l’Olympia en 1966 !) avec « Merci Patron ! ») ou encore des sentiments humains comme la jalousie ("Mon coeur mon amour" d’Anaïs).

          Et parfois même, sans le vouloir, les chansons humoristiques peuvent changer le monde.

Illustration 5
"Tout va très bien mon Führer", parodie de "Tout va très bien Madame la Marquise" de Pierre Dac (Radio Londres, 1943)

         
         Ces chansons drôles qui ont changé le monde
 

         « Tout va très bien, Madame la Marquise, tout va très bien, tout va très bien. Pourtant, il faut, il faut que l'on vous dise, On déplore un tout petit rien » « Tout va très bien Madame la Marquise » (version Sacha Distel, Jean-Pierre Cassel, Jean-Marc Thibault, Roger Pierre et Jean Yanne en 1967) est un des grands succès de l’orchestre de Ray Ventura (oncle de Sacha Distel) sortie en 1935. La chanson raconte une conversation téléphonique entre une vieille aristocrate et son valet James qui lui relate, en les minimisant, les catastrophes survenues dans son château pendant son absence (depuis la mort de sa jument jusqu'au suicide de son mari).
         Immédiatement la chanson fait mouche et tombera dans le langage courant pour désigner une attitude d'aveuglement face à une situation désespérée et une tentative malhabile d’en dissimuler la gravité. La presse s’en empare dans des moments clés de l’histoire et en fait ses gros titres : pour dépeindre l’avènement du Front Populaire (1936), les accords de Munich (1938), et puis régulièrement pour se moquer indifféremment des politiques en place : « Tout va très bien Monsieur Mussolini », « Tout va très bien Monsieur Staline »,  « Tout va très bien Monsieur Herriot », « Tout va très bien Monsieur Flandin ».

Illustration 6
"Le temple du soleil", Les aventures de Tintin (Hergé, 1949)

Dans la culture populaire aussi : Hergé dans « Tintin et le temple du Soleil » en 1949. Puis Pierre Dac en 1943 « Allo allo Goebbels, quelles nouvelles ? Tout va très bien mon Führer » sur les ondes de Radio-Londres où il avait pour habitude de parodier des chansons à la mode (« Les gars de la vermine »). Thierry la Luron en 1971 dans « Tout va très bien Pompon » imitait Chaban-Delmas : « C’est Pompidou qui vous appelle pour savoir si le pays va bien ». Et puis tout récemment l’humoriste Sandrine Sarroche  « Tout va très bien Brigitte mon exquise ».

"Les élucubrations" d'Antoine (1966) © BEEFYBAYONET

           Changeons d’époque : nous sommes en 1966. Les femmes viennent d’obtenir une victoire de taille : l’émancipation de leur statut marital. Elles peuvent désormais ouvrir un compte en banque sans l’aval de leur mari (si si). Côté chansons, Antoine, chanteur en chemise à fleurs et cheveux longs des Problèmes (ex-Charlots) chante ses « Élucubrations ». Succès fulgurant. Vent de nouveauté sans précédent. Après avoir proposé de mettre Johnny Hallyday en cage à Médrano (pour cause de ringardise), il réclame, dans le dernier couplet, de mettre la pilule en vente chez Monoprix. Icône de la libération des mœurs ? Avant-gardiste éclairé ? Un an plus tard, sous le coup de la Loi Neuwirth, De Gaulle légalise la prescription libre de pilule contraceptive. « Tout devrait changer tout le temps, le monde serait bien plus amusant » concluait Antoine…

            « Il pleut il pleut bergère » (ici version Nino Ferrer) : derrière l’apparente légèreté de cette comptine imaginée par Fabre d’Églantine pour une opérette en 1780, se cache le portrait (et le présage) acide d’une reine de France. La bergère, c’est Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI ; l'orage de la chanson, les troubles à venir (ceux qui ont conduit à la Révolution française). Impopulaire auprès des français (en cause son mode de vie luxueux) et auprès de la Cour (on lui reprochait son influence politique excessive sur le roi), on l’a accusée de bien des maux. Elle avait pour habitude de jouer à la bergère dans le parc de Versailles ; la chanson semble la prévenir d’une menace à venir : « Il pleut, il pleut, bergère / Rentre tes blancs moutons / Voici venir l'orage / Voilà l'éclair qui luit ». L’histoire dit que la chanson a été chantée au lendemain de la prise de la Bastille et que son auteur l'aurait fredonnée en montant lui-même sur l'échafaud en 1794 (un an après Marie-Antoinette).

"Coulibaly Coulibalo" de Frédéric Fromet (2015) © Judicael Tartempion

              Humoristes chanteurs : la relève des chansonniers ? 

              Si comme le dit Jacques Mailhot, « le nombrilisme et l’auto-centrage se sont développés au détriment de la vie commune et que l’on chante plus ses petits problèmes que les grandes causes nationales », si le désintérêt pour les choses publiques et la vie politique s’est accru, la société n’a jamais compté (il semblerait) autant d’humoristes engagés.

              Véritables poils à gratter, leur terrain de jeu reste l’actualité. Brocarder. Dénoncer. Condamner. L’humour n’est jamais dénué d’arrière-pensées, on le sait (le journaliste foot de Canal + Stéphane Guy en a récemment fait les frais en citant Coluche pour dénoncer le limogeage de Sébastien Thoen : « Il faut se méfier des comiques, parce que quelquefois ils disent des choses pour plaisanter »). Ces humoristes engagés sont bien les héritiers des chansonniers. Mais à "chansonnier" préférez désormais le terme moins désuet d’ "humoristes chanteurs" ou d’ "humoriste et musicien". Plus 2021. Avec eux, la tradition d’humour dans la chanson se perpétue bien, voire, elle connaît un certain regain.

              Satiristes musicaux, auteurs-compositeurs, ils sont peu souvent du côté du bon goût. Et c’est tant mieux. Frédéric Fromet officie chaque semaine sur France Inter dans « Par Jupiter ». Ses chansons sont des pépites : Coulibaly Coulibalo « Contre des crayons dissidents vous étiez armés jusqu’aux dents… Coulibaly tu t’es bien fait troué la peau… » ou « Tout pour ma Syrie » (sur l’air de la chanson de Michel Polnareff) « Moi Bachar El Assad je suis pas marchand de brassards, quand on vient de Syrie, je pense qu’on peut au moins faire la planche »).

Illustration 9
Laura Laune dans l'émission "Incroyable Talent"

          « La chanson permet d’amener un univers décalé et de dire des choses différemment » (Laura Laune) 

          Et puis Laura Laune.

          Elle fait sensation depuis plusieurs années (elle compte 100 millions de vues cumulées sur le web). Son univers mi-ange mi-démon a pris le tournant de la chanson lors de son passage à "Un incroyable Talent" sur M6 en 2017. « J’ai commencé à écrire une chanson pour mon spectacle et puis ça a bien marché, les gens ont continué à m’en demander » explique Laura Laune qui avoue avoir toujours eu un faible pour la chanson. « Et puis lorsqu’Incroyable Talent m’a proposé de participer à l’émission, j’ai pensé à écrire une chanson parce qu’en 2-3 minutes elle permet d’installer une ambiance rapidement. La chanson utilisée en stand-up permet de poser un univers très mignon et innocent et de le contraster avec des propos trashs et incisifs. C’est ce décalage entre le texte et la mélodie qui me plaît ». Fan d’Oldelaf (« La Tristitude c’est quand ton frère siamois t'apprend qu'il a le sida / Quand ta femme fait de l'échangisme un peu sans toi ») et de Didier Super, Laura Laune vient de sortir un CD de toutes ses chansons humoristiques, « Le meilleur de moi ». « Je ne me mets aucune limite. Je m’inscris dans une époque où les gens ont envie et sont demandeurs de cet humour-là, un humour qui ose et la mélodie légère permet de dire, de faire passer des choses peut-être plus facilement ». « J’ai l’impression que l’on peut rire de tout » ajoute-t-elle. « Il n’y a pas de sujet interdit, il faut juste arriver à faire rire et c’est mon challenge : des textes humoristiques sur des airs de guitare très simples. »

          Derrière, ses chansons beaucoup de travail concède-t-elle. Et ça se voit. Avec elle, la chanson humoristique devient une arme de destruction massive. Coup de frais et modernité assurée. La chanson humoristique qui « avait une image un peu ringarde » se voit revenir au goût du jour. Grâce aux réseaux sociaux et leurs lots de parodies parfois très réussies. Grâce à la relève aussi. Laura Laune en fait assurément partie.

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