Cette nouvelle d'anticipation a été publiée en 2019 dans Les Glorieuses, dans le cadre d'un été autour des utopies féministes.
Le réveil sonna. Ariane ouvrit un œil. 6h30. Un mal de crâne lui fissura la tête en deux. Elle n’avait dormi que 4 heures. La veille s’était tenu le premier conseil des ministres. Andrea Gardin était officiellement devenue présidente de la République française. Et Ariane sa conseillère.
Tandis que l’eau lui coulait sur la tête, Ariane repensa à la campagne. Celle-ci avait été épuisante. Comme toutes les campagnes, se dit-elle. Peut-être pas. Faire élire une présidente féministe en France avait été un tour de force. Peu de journalistes avaient prédit la victoire
de cette candidate.
Gardin avait fait campagne sur la fin de l’impunité. Celle des politiques corrompus, celles des entreprises polluantes, celle des exilés fiscaux. Et surtout, celle des agresseurs. Et cela avait fonctionné. Sur cette promesse qu’un monde sans violence était possible, des milliers de femmes s’étaient engagées dans la campagne. Et elles avaient gagné.
Ariane avala un comprimé de paracétamol et sortit de chez elle avec son thermos de café. C’est en tournant avec son vélo au coin de la rue Saint Honoré qu’elle repéra quelque chose d’inhabituel.
Plusieurs dizaines de personnes attendaient devant l’entrée du commissariat du 1er arrondissement. Ariane jeta un coup d’œil aux gens assis sur le trottoir, attendant l’ouverture au public. Et d’un coup, elle percuta : il n’y avait que des femmes.
Elle accéléra le pas. Au moment où elle sortait son téléphone pour envoyer un message, ce dernier vibra. « URGENT – Réunion de crise. RDV dans 10 minutes dans le salon Pompadour ».
Lorsqu’elle entra dans la pièce, plusieurs personnes étaient déjà installées. La ministre de l’Intérieur discutait avec celui de la Justice et celle des droits des femmes. Un monsieur en uniforme était assis. « C’est le directeur central de la sécurité publique, le DCSP », lui murmura une collègue.
La présidente entra quelques instants après Ariane. Elle salua tout le monde et donna la parole au directeur. Celui-ci expliqua que depuis tôt ce matin, devant tous les commissariats de France, des dizaines de femmes attendaient l’ouverture pour porter plainte contre les hommes qui les avaient insultées harcelées, tapées, agressées, violées ou torturées.
On estimait à 15 000 le nombre de femmes qui attendaient l’ouverture de leur commissariat de quartier. Dans un murmure, le directeur termina : « Elles pourraient être près de 100 000 à midi ».
Il y eu un silence dans la salle. Il fallut quelques secondes aux personnes présentes pour intégrer l’information. L’élection de Gardin à la présidence de la République avait eu une conséquence que personne n’avait prévu. Les femmes l’avaient prise au mot : c’en était fini de l’impunité.
Ariane pensa à ses amies. A Emma, qui s’était entendu dire à la gendarmerie : « Mais enfin, pourquoi portiez-vous cette jupe ? ». A Sihame, qui avait dû faire 3 commissariats avant qu’on accepte de l’écouter. « Ça sera juste une main courante, y’a pas mort d’homme, Mademoiselle ». A Inès, qui avait porté plainte pour viol et dont la justice avait classé l’affaire malgré plusieurs éléments de preuves. Elle repensa à la lettre qu’elle avait reçu après sa plainte pour menace de mort et de viol sur les réseaux sociaux : « Classement sans suite ». Ils n’avaient pu retrouver les auteurs. Les avaient-ils seulement cherchés ?
Ariane secoua la tête pour chasser l’image de ce courrier. Le conseiller en communication entra dans la salle. L’Agence France Presse allait sortir l’information dans les prochaines minutes. Elle serait reprise par tous les journaux. « Ils attendent notre réaction ».
« Les services attendent les instructions », dit le directeur de la sécurité. Les commissariats devraient ouvrir dans 30 minutes. Tout le monde comprenait autour de la table qu'il était matériellement impossible de prendre toutes les plaintes et de les traiter. Le système pénal n'était au fond pas pensé pour prendre réellement en charge toutes les victimes de violences sexuelles.
La présidente se tourna vers Ariane. « Je pense qu’il est temps de nous parler de ton idée ».
Tous les visages se tournèrent vers elle.
Ariane savait que ce moment arriverait. Elles en avaient parlé plusieurs fois pendant la campagne avec la candidate. Décréter la fin de l’impunité ne pouvait être sans conséquences. En France, comme partout dans le monde, des centaines de milliers de femmes étaient violentées chaque année. Bon nombre d’associations féministes parlaient d’une « guerre contre les femmes ». Les enquêtes le confirmaient les unes après les autres : plus de la moitié des femmes dans le pays avaient été harcelées, agressées ou violées, dans la plupart des cas par des personnes de leur entourage. Les responsables, eux, n’étaient jamais nommés. On disait régulièrement : « Ce sont nos mères, nos sœurs, nos amies qui sont victimes, tout le monde est concerné ». On n’avait pas encore accepté que c’étaient donc nos pères, nos frères et nos amis qui étaient peut-être les harceleurs, les agresseurs ou les violeurs.
Ariane en était convaincue : le jour où on déciderait d’en finir pour de bon avec les violences sexistes et sexuelles, le pays devrait affronter cette question. Peut-on condamner des personnes lorsque près d’un tiers de la population est concernée ? Est-ce matériellement possible – et souhaitable – de sanctionner autant de monde ? Est-ce possible de traiter avec un dispositif standard des violences aussi massives, qui impliquent des personnes de l’entourage proche des victimes ? Ariane pensait que non.
Ariane était persuadée qu’il fallait repenser le système pénal et le système de sanction. Elle était également farouchement opposée à la prison comme solution à la lutte contre les violences.
A l’époque, la candidate avait balayé ses questionnements : « Tu as raison. Mais on se posera la question lorsque le problème se posera ».
Pour Ariane, il fallait se préparer. Inventer un dispositif permettant de faire face lorsque la société voudrait en finir avec ces violences. Elle avait travaillé, le soir, tard, sur des exemples de réconciliation nationale dans des pays dans lesquels des crimes massifs avaient été commis contre des êtres humains en raison de leur couleur de peau, de leur ethnie ou de leur religion. Ariane avait beaucoup lu, rencontré des dizaines de personnes. Et elle avait préparé un plan. Au cas où.
« On se posera la question lorsque le problème se posera ». On y était, se dit Ariane. En plein dedans.
Elle prit la parole : « Les femmes sont déjà des milliers devant les commissariats. Demain, elles seront des millions. Nous avons un problème : il est matériellement impossible de traiter toutes les plaintes et de sanctionner tous les auteurs de violences. Ils sont trop nombreux.».
Les quelques personnes autour de la table qui avaient gardé leur téléphone dans la main le posèrent. « Nous devons engager le pays dans un processus de justice transitionnelle ». Tous les processus de ce type reposaient sur le droit à la vérité, à la justice, à la réparation et – c’était l’élément le plus intéressant pour Ariane – la garantie que les faits ne se reproduiraient pas.
« Nous allons créer une commission nationale de vérité et de réconciliation ». Ariane détailla son idée. Cette commission serait chargée de traiter la question des violences sexistes et sexuelles. D’entendre les victimes, de proposer des réparations. Et surtout, d’établir la vérité des faits. Chaque auteur de violence sexiste pourrait venir témoigner devant cette commission des délits ou crimes commis. En échange, il obtiendrait une amnistie complète. Ariane sentit la salle réagir. « Personne n’acceptera ça », dit le ministre de la justice.
Ariane continua : « Nous pouvons convaincre que c’est l’unique moyen d’en finir pour de bon avec ces violences sexistes et sexuelles. Ce processus durera sans doute plusieurs mois. Il doit permettre à la fois de reconnaître qu’elles ont existé, de prévoir des mécanismes de réparation tout en permettant aux victimes et aux agresseurs de continuer à vivre ensemble ».
Ariane continua, encouragée par un regard de la présidente : « Nous ne pourrons pas condamner tout le monde. Il y a trop de coupables. Reconnaissons la réalité de ces violences, créons des mécanismes de répartition pour les victimes, mettons les compteurs à zéro. Ce processus devra être accompagné d’un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles comme il n’y en avait jamais eu dans l’histoire du pays. Il faudra sans doute traiter à part, peut-être devant des juridictions internationales, la responsabilité de ceux et celles qui ont pendant des années théorisé, encouragé ou promu les violences ». L’image d’un chroniqueur radio connu pour ses propos misogynes lui vint à l’esprit. Pour lui, écrasé accidentellement par une voiture l’année précédente, il était trop tard.
Les yeux étaient encore fixés sur elle. Ariane conclut : « Les violences sexistes et sexuelles sont tellement massives que seul un processus exceptionnel peut permettre de les traiter, puis de les dépasser et de continuer à vivre ensemble ».
Les ministres hochèrent la tête. On n’entendait pas un bruit dans la salle. Tout le monde avait conscience que se décidait, en cet instant, un changement radical. La France allait s’engager vers la fin des violences sexistes et sexuelles. La présidente se tourna vers son conseiller en communication : « Envoie un communiqué. Je fais une conférence de presse dans une heure. C’est le temps dont vous disposez pour me mettre ce plan par écrit ».
Caroline De Haas