L’un des objectifs affichés de l’Union européenne est d’offrir à ses citoyens un « espace de liberté, de sécurité et de justice » à l’intérieur de frontières étroitement surveillées, pour se protéger – entre autres dangers – contre l’afflux de migrants clandestins. Chaque « crise » migratoire – l’exode de plusieurs centaines de milliers de personnes provoqué par la guerre en Libye en 2011, l’afflux des réfugiés syriens en 2015, les milliers d’Afghans s’efforçant de fuir le régime des talibans en 2021… – n’a fait que conforter la volonté devenue obsessionnelle des États membres de contrôler plus efficacement leurs frontières, un objectif que le Pacte européen sur la migration et l’asile entend poursuivre et renforcer.
Pour bloquer l’arrivée des migrants, il faut filtrer en amont l’accès à l’espace européen, assurer l’étanchéité des frontières par une surveillance étroite, mettre en place des dispositifs permettant le renvoi des personnes qui sont entrées ou se sont maintenues irrégulièrement sur le territoire des États membres. Mais la priorité est de repousser toujours plus loin le cordon sanitaire destiné à protéger l’Europe des flux de migrants, demandeurs d’asile inclus, en délocalisant les contrôles le plus en amont possible des frontières de l’Union et en sous-traitant aux États tiers les tâches de surveillance et de « gestion » des flux migratoires.
Filtrer l’accès à l’Europe, surveiller les frontières
Une politique des visas discriminatoire permet de tenir à distance les étrangers présentant un « risque migratoire », tandis que la formalité du visa de transit aéroportuaire (VTA) imposée aux ressortissants de certains pays tiers qui veulent simplement transiter par un aéroport européen vise à bloquer en amont l’arrivée de personnes qui seraient susceptibles de demander l'asile à l’occasion d’une escale dans un aéroport européen[1]. L’exigence du visa – et la difficulté pour l’obtenir – voit son « efficacité » renforcée par la menace de sanctions dissuasives pesant sur les transporteurs qui achemineraient vers l’Europe des étrangers dépourvus de ce document.
L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dite Frontex, a entre autres missions celle de coordonner les opérations de surveillance aux frontières extérieures de l’Union. Dans ce but, elle fait notamment appel à des technologies numériques perfectionnées telles qu’identification biométrique, détection sensorielle, caméras thermiques, etc. Ses effectifs devraient atteindre 10 000 agents et son budget 5,6 milliards à l’horizon 2027, d’autant que le Pacte sur la migration et l’asile présente le renforcement du rôle de Frontex comme un élément clef de la réussite des objectifs de l’Union en matière de contrôle des frontières. Les moyens croissants attribués à l’Agence ne sont pas sans susciter l’inquiétude au regard des violations des droits humains qui lui sont imputables, à commencer par les opérations de « pushback » qu’elle a couvertes ou auxquelles elle a participé.
« L’approche hotspots », imaginée par l’Union européenne à la suite de la « crise migratoire » de 2015, est un autre moyen de stopper l’arrivée des migrants. Ces « points d’accès », situés aux frontières extérieures de l’UE, là où s’exerce une forte pression migratoire, sont censés fonctionner comme des centres d’accueil et de transit pour les personnes arrivées par mer en Italie et en Grèce, afin de décider de leur orientation. En pratique, les hotspots sont devenus des centres de confinement surpeuplés et insalubres où, comme dans les îles grecques, sont emprisonnées pendant des mois et des mois des milliers de personnes privées de tout espoir d’en sortir. Le règlement dit « filtrage » du Pacte européen sur la migration et l’asile prévoit de généraliser ce système. L’idée est de pouvoir faire rapidement le tri entre les personnes qui se présentent à la frontière et de pouvoir tout aussi rapidement les renvoyer ; mais dans les faits les opérations pourront se prolonger pendant des semaines, voire des mois, prolongeant d’autant la durée de l’enfermement
Sous-traiter aux États tiers
Pour desserrer la pression migratoire à leurs frontières, l’Union et ses États membres ont également entrepris de sous-traiter aux États tiers les tâches de contrôle et de gestion des flux migratoires. Une succession de plans d’action ont été initiés à cette fin. Parmi les plus emblématiques, on peut citer le « processus de Khartoum » lancé à la fin de l’année de 2014, visant à bloquer la route migratoire en provenance de la corne de l’Afrique, ou encore l’accord passé en 2016 avec la Turquie pour qu’elle retienne sur son sol les demandeurs d’asile, notamment syriens, et les empêche de faire route vers la Grèce. Mentionnons également l’aide apportée par l’Union européenne aux garde-côtes libyens chargés d’intercepter les embarcations avant leur entrée dans les eaux territoriales italiennes ou maltaises.
Les accords de réadmission complètent le dispositif d’externalisation de la politique migratoire européenne. Moyennant des compensations, notamment financières, les États tiers s’engagent à reprendre en charge les étrangers qui ont pénétré irrégulièrement en Europe, même s’ils n’avaient fait que transiter par chez eux, demandeurs d’asile inclus, ces derniers courant alors le risque d’être renvoyés vers le pays qu’ils cherchaient à fuir.
L’externalisation de la politique européenne, en reportant le « fardeau » de l’accueil des migrants sur les pays tiers, débouche inexorablement sur la création de camps où ils sont retenus à bonne distance du monde occidental. Dans ces lieux où s’applique au mieux un droit dérogatoire, si tant est qu’ils n’échappent pas à toute forme de régulation juridique, les personnes enfermées sont exposées à subir de multiples formes de déshumanisation : brutalités, violences, privation d’identité, sans même parler du sort effroyable de celles qui sont parquées dans les camps libyens.
L’impunité
Les dispositifs que l’on vient d’évoquer, de façon non exhaustive, engendrent des violations des droits fondamentaux difficilement compatibles avec la prétention des États européens – affirmée avec de moins en moins de vigueur il est vrai – à se dire « États de droit » : la liberté individuelle réduite comme peau de chagrin sous l’effet de la banalisation de l’enfermement, le droit d’asile privé d’effectivité, les traitements inhumains subis tout au long du périple et dans les camps, et finalement la dénégation du droit à la vie dès lors que des milliers de migrants trouvent la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles dressés sur leur route. Sans même évoquer les crimes contre l’humanité qui se commettent en Libye – au mieux avec la bénédiction, au pire avec la complicité des États européens.
Comment alors expliquer la faiblesse, voire l’absence de réponses juridiques ou juridictionnelles qui pourraient faire rempart à ces violations caractérisées du droit international ou permettre à tout le moins de les sanctionner ?
Une première raison de cette impuissance réside dans la frilosité du droit international lui-même qui, respectueux de la souveraineté des États, n’interdit ni l’enfermement de migrants, ni le refoulement ou les expulsions, ni l’utilisation de la force, et oblige seulement à faire un usage « raisonnable » et « proportionné » de ces prérogatives. Si, par ailleurs, il existe bien une multitude de comités chargés de veiller au respect des droits proclamés par les conventions internationales, leurs observations souvent sans complaisance des manquements constatés restent sans effet car les États n’ont cure de constats qui n’ont aucun caractère obligatoire.
Les seules normes ressenties comme contraignantes par les États sont les sentences obligatoires rendues par la Cour européenne des droits de l’Homme. Mais la protection qu’elle apporte n’est pas non plus sans failles en raison des obstacles procéduraux à franchir pour arriver jusqu’à elle et de la longueur des délais de jugement, mais aussi parce que la Cour, perméable elle aussi au discours dominant, admet l’intérêt prééminent des États à contrôler les flux migratoires fût-ce au prix d’un abaissement du degré de protection des droits fondamentaux des migrants.
On ne saurait, enfin et surtout, ignorer cet autre facteur déterminant de l’impunité : l’externalisation elle-même, qui fait que les violations les plus graves des droits de l’homme se déroulent loin des regards, dans des pays qui répondent rarement aux critères minimaux d’un État de droit, laissant les victimes sans possibilité de recours.
Danièle Lochak, professeure émérite de l’université Paris Nanterre, membre du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/)
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[1] La liste des pays concerné ne laisse aucun doute à cet égard : Afghanistan, Bangladesh, Érythrée, Éthiopie, Ghana, Irak, Iran, Nigéria, Pakistan, République démocratique du Congo, Somalie, Sri Lanka