Depuis quelques années nous assistons à la résurgence d’un débat sur la réduction du temps de travail hebdomadaire. Le projet de la semaine de 32 heures émerge alors que partout en Europe l’âge du départ à la retraite est postposé, le tabou des 70 ans étant désormais levé. Or, l’articulation entre la durée hebdomadaire du travail et la durée de vie au travail n’est jamais véritablement posée. Cette articulation est pourtant au cœur des enjeux sur la réduction du temps de travail depuis la fin du 19e siècle.
Avant de faire l’état des lieux de ces enjeux au 21e siècle, ce qui sera proposé dans une autre chronique, il convient de comprendre la manière dont notre rapport au temps de travail s’est construit au cours des derniers millénaires. Le temps, et a fortiori le temps de travail, sont avant tout des constructions sociales. Dès lors, entamer une réflexion critique sur la place du temps de travail nécessite d’observer cette construction avant d’envisager sa déconstruction.
Le travail, un temps gaspillé
Dans les années 1960, les anthropologues Richard Lee ou Irven DeVore ont mis en évidence que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, loin d’être écrasées par la quête de nourriture, vivaient dans l’abondance et surtout « travaillaient » moins que les sociétés sédentaires qui se sont développées depuis le néolithique[1]. Pour le dire rapidement, la sédentarisation a fait de l’être humain un être asservi au travail. James Suzman prolonge cette analyse jusqu’à une période récente en suggérant l’hypothèse audacieuse que plus une espèce possède de ressources d’énergie, plus elle travaille[2]. En somme, le travail servirait à gaspiller l’énergie et le temps. Avec l’agriculture néolithique, notre rapport au temps s’est profondément modifié, le travail dictant désormais les rythmes de vie des êtres humains.
En suivant une chronologie rapide et faussement linéaire, la sédentarisation a permis l’émergence d’une élite politique au service de laquelle la majorité des membres du groupe se soumet à un travail accompli pour autrui induisant une aliénation politique des travailleurs. Or, et pour longtemps encore, la valeur intrinsèque du travail n’existe pas. Au contraire, le travail est source d’avilissement et d’asservissement. Il ne rend pas libre, il contraint. À titre d’exemple, l’institution de l’esclavage dans l’Antiquité permet à une élite citoyenne masculine d’éviter les activités de travail[3], l’homme n’est libre que s’il ne travaille pas.
Progressivement, et notamment par l’entremise du christianisme, le travail s’est orné de certaines vertus. Il est devenu un moyen en vue d’une fin, celle d’éviter les vices ou l’acédie, la dépression des moines. La règle de Saint Benoit fixe dès le 6e siècle le travail comme une composante essentielle de la vie monacale. Plus encore, un prestige rejaillit sur les activités manuelles des moines, notamment celles des moines copistes. Néanmoins, le travail et le temps qui lui est consacré n’ont pas encore de valeur en soi, à l’inverse de l’oisiveté.
« Le temps, c’est de l’argent » Benjamin Franklin
À partir du 12e siècle émerge un temps des marchands. Les cloches de travail et les horloges mécaniques apparaissent dans les villes les plus industrieuses. Le temps qui n’appartient qu’à Dieu est désormais convoité par les sociétés humaines. L’humanisme du 15e siècle voit la quête d’un temps maitrisé par des instruments toujours plus précis. Cette maitrise s’inscrit dans une transformation du rapport au temps dans ses dimensions morales et religieuses. L’influence de la réforme protestante contribue à une nouvelle éthique du temps séculier, un temps qui ne doit désormais plus être gaspillé. La célèbre maxime de Benjamin Franklin citée ci-dessus est révélatrice de cette nouvelle éthique qui proscrit les oisifs, les fainéants, les sans travail. Or, on oublie souvent qu’il n’érige pas le travail en vertu suprême ; a contrario, il aspire à une société où les tâches matérielles seraient rapidement exécutées. Débarrassé du travail et des contingences matérielles, l’être humain se réapproprierait un temps libéré. Finalement, il rejoint Aristote qui imaginait une cité où le travail serait exécuté par des automates laissant entrevoir une société sans maitre ni esclave, sans travailleurs.
L’éthique du temps consacré au travail est désormais centrale et la paresse engendrerait vices, immoralité et délits sociaux. En plus de sa valeur morale, le travail acquiert une valeur financière faisant de son exécution un des socles de la richesse des nations. La discipline du temps de travail investit tous les autres rythmes sociaux, en ce compris ceux de l’éducation. Ainsi, lors des débats sur l’interdiction du travail des enfants, la potentielle oisiveté est perçue comme une source de délinquance et de criminalité. En 1889, le député libéral Eudore Pirmez, résolu partisan du travail des enfants, comparait ces derniers à des légumes qui poussent mieux dans l’obscurité de la mine qu’à la lumière du jour[4]. La suspicion envahit le temps qui n’est pas consacré au travail.
L’espoir d’un temps libéré du travail
Après plus d’un siècle d’industrialisation, l’éthique du travail a fait son œuvre, l’oisiveté des travailleurs s’apparente à une menace qui pèse sur l’ordre social. La fable campagnarde d’Alexandre le Bienheureux ne dit pas autre chose : celui qui ne travaille pas introduit un déséquilibre dans une société pourtant dysfonctionnelle. La prégnance du travail est telle qu’il définit l’intégralité de l’être. Dis-moi ton métier, je te dirai qui tu es. Il structure fondamentalement nos relations sociales et nos aspirations dès le plus jeune âge. Les études sur le chômage de longue durée ont souvent démontré le caractère désintégrateur de ces longues périodes « d’inactivités » professionnelles. Pourtant, il serait possible de renverser la perspective. Ces études ne montrent finalement pas que le chômage est un facteur d’isolement social, elles illustrent surtout que le travail phagocyte les autres relations sociales. En un sens, elles donnent raison aux philosophes de l’Antiquité qui voyaient dans le travail un des principaux obstacles à la citoyenneté.
Néanmoins, les gains de productivité des deux derniers siècles ont permis une réduction du temps de travail à l’échelle d’une vie. Mais ils n’ont pas permis d’imaginer une société libérée de ce temps de travail, de sortir de cette morale d’esclave, dixit Bertrand Russell. Des brèches existent. Dès les années 1920, la réduction drastique du temps de travail est perçue comme un objectif atteignable en l’espace d’une ou deux générations, Keynes estimant que nous ne travaillerions plus que 15 heures par semaine en 2030. Effrayés par cette réduction du temps de travail, nous nous sommes éloignés d’une civilisation libérée du travail[5].
En fait, la robotisation et l’intelligence artificielle pourraient fournir des outils pour penser un autre rapport au temps et au travail. Parler de réduction collective du temps de travail à une époque où tant de secteurs sont en pénurie de main-d’œuvre a quelque chose d’incongru. Libérer une partie de notre temps de l’emprise du travail ne signifie pas rejeter les dimensions positives du travail mais plutôt permettre de repenser notre vie en dehors du travail. Plutôt que d’un revenu universel qui répondrait à la disparition du travail, la création d’une ressource universelle de temps pourrait cicatriser nos relations sociales écorchées par le travail.
Nicolas Verschueren, Professeur en histoire contemporaine, Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] Cette interprétation n’est évidemment pas univoque et certaines critiques ont été formulées à son endroit. KAPLAN, David. “The darker side of the" original affluent society".” Journal of Anthropological Research, 2000, vol. 56, no 3, p. 301-324.
[2] James Suzman, Work, A History of how we spend our time, Londres, Bloomsbury, 2020.
[3] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calman Levy, 1961.
[4] Annales parlementaires, Chambre des représentants, débats du 5 août 1889, p.1824.
[5] André Gorz, « Bâtir la civilisation du temps libéré », Le Monde diplomatique, 1993.