Alors que le couvert forestier continue à augmenter en Europe, la situation globale demeure préoccupante. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization), pas moins de 4,2 millions de km2 de forêts (7,6 fois la superficie de la France) furent déboisés entre 1990 et 2020. À ce rythme, certains États, comme la Côte d’Ivoire, le Nigeria, l’Éthiopie, seront bientôt dépourvus de forêts primaires. Alors qu’elles constituent des ressources vitales pour les populations locales, qu’elles stockent environ 340 milliards de tonnes de CO2, et abritent les deux tiers de la biodiversité mondiale, les forêts tropicales n’ont en tout cas pas été épargnées.
Friands de bois tropicaux ainsi que de produits alimentaires liés à la conversion des forêts en terres agricoles à travers le monde, les européens concourent à ce phénomène inquiétant. En effet, l'Union européenne (UE) est, en valeur absolue, le plus grand importateur mondial par habitant de produits de base dont l’exploitation contribue à la déforestation mondiale (248.000 hectares rasés chaque année en raison de leur consommation de divers produits tels que le cacao, le café, le soja[1]).
L’action de l’Union européenne contre la déforestation
Pourtant, l’UE ne s’est pas croisé les bras. Dès 2005, elle a conclu des accords avec dix pays tropicaux en vue de restreindre l’accès à son marché aux seuls produits forestiers légalement exploités, obligation qui fut généralisée à partir de 2010. Si cette approche réglementaire a permis de renforcer l’État de droit dans plusieurs pays du Sud, dans la mesure où elle a favorisé des concessions forestières plus durables, elle a néanmoins rencontré ses limites. D’une part, la légalité d’une exploitation forestière ne constitue pas forcément un gage de durabilité et, d’autre part, elle n’est pas parvenue à mettre fin à la déforestation d’origine illégale. Cet état de fait fut dénoncé par de nombreux professionnels et associations. En 2020, la campagne Together4Forests[2] a rassemblé plus d’un million de citoyens, lesquels ont interpellé la Commission européenne pour qu’elle prenne à bras le corps cette problématique. Convaincu du bien-fondé de cette initiative citoyenne, l’exécutif communautaire d’alors élabora une proposition de règlement, laquelle fut adoptée par le législateur de l’UE, le 31 mai 2023, sous le nom de règlement produits « zéro déforestation » (EUDR).
Dans la foulée des élections européennes fin 2024, les priorités de la nouvelle Commission européenne Von der Leyen II ont radicalement changé. Entichée d’un programme dit de « compétitivité »[3], le nouvel exécutif communautaire a initié de vastes réformes de simplification administrative, notamment dans le domaine environnemental. Fin 2024, l’entrée en application du règlement EUDR fut retardée d’un an, alors que de nombreuses autorités nationales s’y étaient déjà préparées.
Comment fonctionne l’EUDR ?
Le règlement EUDR s’applique à sept catégories de produits agricoles – les viandes bovines, le cacao, le café, le palmier à huile, le caoutchouc, le soja et le bois – ainsi qu’à leurs produits dérivés. Ainsi couvre-t-il à la fois le caoutchouc naturel, mais aussi les pneus neufs et usagés, les gants, les vêtements, mais pas les pneus équipant une voiture. Vu sa force contraignante, de tels produits ne pourront être placés sur le marché, d’ici la fin de l’année, que si les entreprises importatrices parviennent à prouver leur caractère « zéro déforestation », ce qui implique la démonstration de leur conformité au droit du pays de production ainsi que la production de documents témoignant d’une absence de tout lien avec le déboisement et la dégradation forestière. En bref, les importateurs devront garantir la traçabilité complète de leurs produits, en remontant en amont leur chaîne de valeur, ce qui requiert de leur part un « devoir de vigilance » envers leurs fournisseurs et les agriculteurs qui les approvisionnent. Par exemple, un grossiste belge important du cacao doit s’assurer que les milliers d’agriculteurs au Ghana ou en Côte d’Ivoire qui approvisionnent ses fournisseurs ne rognent pas sur le couvert forestier. Pour certains produits, ce contrôle n’est pas nécessairement aisé. Ainsi, l’hévéa collecté par un fermier indonésien peut passer entre les mains de 29 intermédiaires avant d’être transformé en caoutchouc.
La « simplification » de la mise en œuvre de l’EUDR entreprise par la Commission : l’enfer est pavé de bonnes intentions
Acquis au nouveau mantra de la simplification administrative de la Commission européenne, de nombreux ministres de l’agriculture (le règlement fut adopté par la formation « environnement » du Conseil) réclament, à corps et à cris, l’allègement des obligations relatives au devoir de vigilance en matière forestière. Ces récriminations ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd.
Tout d’abord, la Commission européenne devait classer les pays qui présentent un risque ‘faible’, ‘standard’ ou ‘élevé’ de déforestation et de fraude[4]. On était en droit d’espérer, eu égard au principe de bonne administration, qu’elle classerait, sur la base des critères scientifiques rigoureux repris dans le règlement, les pays en fonction de leur taux de déforestation. Or, c’est avec une naïveté déconcertante qu’elle n’a classé, en mai 2025, en « risque élevé » que ses adversaires géopolitiques les plus coriaces avec lesquels elle ne commerce pas : la Russie, la Biélorussie, l’Iran, la Corée-du-Nord, ainsi que le Myanmar. Les principaux responsables de la déforestation se trouvent placés, quant à eux, dans la catégorie fourre-tout des « pays à risque standard » pour lesquels les contrôles sont simplifiés. Ainsi, des pays dont le taux de déforestation est particulièrement élevé (Brésil, Bolivie, Colombie, RDC, Indonésie) côtoient au sein de cette liste des États présentant un risque véritablement standard.
Qui plus est, au moyen de lignes directrices[5] interprétatives – véritables bijoux de la déréglementation –, la Commission tend à rebattre les cartes : exemptions massives (au-delà de ce que prévoit déjà le règlement pour les PME), assouplissement des obligations de limitation des risques pour les grosses entreprises, déclarations annuelles plutôt que par lots d’importation/exportation, sans évoquer l’assouplissement des exigences de traçabilité. Aussi, l’exercice de simplification administrative tend à se transformer en une entreprise méthodique d’écoblanchiment.
Désormais la tragédie tourne à la farce. Faisant feu de tout bois, la formation « agriculture » du Conseil de l’Union (co-législateur avec le Parlement européen) réclame dorénavant l’insertion dans le règlement d’une nouvelle catégorie de pays… à risque « zéro déforestation »[6], lesquels seront exempts de tout contrôle. L'idée d'une catégorie sans risque n'est pas neuve : il s'agit essentiellement d'une reprise d'une proposition présentée sans succès par le Parti populaire européen à la fin de l'année 2024. Une telle exemption pourrait inciter des opérateurs économiques peu scrupuleux à faire transiter via des pays dits « sans risque » des produits de base provenant de pays plus risqués.
Arrêter la déferlante de la simplification administrative
Pourtant, la plupart des autorités nationales et bon nombre d’entreprises s’étaient préparées à ce devoir de vigilance. Face aux revirements de la Commission, celles qui ne s’étaient pas adaptées, seront désormais récompensées… de n’avoir rien fait.
Adopté en 2023 par le Parlement européen et vingt-sept ministres de l’environnement, l’EUDR devrait contribuer à la réduction de l’empreinte écologique des consommateurs européens. En tout cas, sa mise en œuvre permettrait de sauver plus de huit millions d'hectares de forêts au cours de la prochaine décennie[7]. En raison du soutien massif de la société civile à l’adoption de cette réglementation essentielle pour freiner la déforestation et, partant, pour retarder un désastre climatique, la Commission peut-elle se permettre de l’émasculer ? Le fantasme de la simplification administrative peut-il bousculer à ce point les règles du jeu ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire, chaire Jean Monnet, UCLouvain-St-Louis & Gauthier Michiels, doctorant, UCLouvain-St-Louis, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] Attendus 2 et 8 du préambule du règlement EUDR.
[2] Website : https://together4forests.eu/
[3]Communication de la Commission européenne, Une boussole pour la compétitivité de l'UE, COM(2025) 30 final.
[4] Voy. EC implementing act of 22.05, establishing an EU worldwide deforestation-risk benchmarking.
[5] Voy. le document de la Commission relatif à la simplification du règlement EUDR.
[6] Conclusions du Conseil agriculture du 26 mai 2025.
[7] Global Witness, Saving a forest the size of Austria.