L’accord de libre-échange UE-Mercosur, négocié depuis 1999 et conclu le 6 décembre 2024[1], est parfois résumé sous la formule « bœufs contre voitures ». D’une part, la réduction des tarifs douaniers sur 91% des produits européens exportés vers le Mercosur favorisera les industries européennes, notamment dans les secteurs de l’automobile, des produits chimiques et des pesticides. D’autre part, la réduction des tarifs douaniers sur un quota de 99 000 tonnes de bœuf exporté par le Mercosur vers l’UE (à 7,5%), ainsi que sur 180 000 tonnes de volailles (à 0%), 180 000 tonnes de sucres et d’autres produits agricoles comme des fruits et légumes favorisera le secteur agro-alimentaire du Mercosur. L’accord UE-Mercosur crée ainsi des gagnants, mais aussi des perdants.
Pas de mesure miroir
Parmi les perdants, les agriculteurs européens dénoncent cet accord comme le dernier avatar des accords de libre-échange les soumettant à une concurrence internationale exacerbée. Non seulement les firmes agro-alimentaires du Mercosur sont plus compétitives que les agriculteurs européens, mais elles ne sont en outre pas soumises aux mêmes normes environnementales et sanitaires. Une solution pour mettre fin à cette course au moins-disant environnemental et sanitaire est d’instaurer des « mesures miroirs », dans le but d’imposer une réciprocité des normes en pénalisant les importations de produits agricoles qui ne respectent pas les standards environnementaux et sanitaires les plus élevés[2], mais elles n’ont pas fait l’objet des négociations et n’ont pas été intégrées dans l’accord UE-Mercosur[3].
Au contraire, l’accord favorise les exportations européennes de pesticides vers le Mercosur, y compris des pesticides interdits en Europe en raison de leur toxicité pour la santé et l’environnement… et qui pourraient revenir dans les assiettes européennes par la voie des importations agro-alimentaires. Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE[4]. La Belgique a récemment adopté une législation pour mettre fin à cette incohérence, mais elle risque d’être contournée par l’accord UE-Mercosur.
Dans les pays du Mercosur, ce sont les industries qui craignent les effets négatifs de l’accord, notamment dans le secteur automobile où, selon l’étude d’impact de l’accord UE-Mercosur publiée en 2020, de nombreuses PME risquent de devoir fermer ou diminuer leur production, entraînant une baisse importante des emplois industriels dans la région. La libéralisation des marchés publics bénéficiera en outre aux firmes transnationales européennes qui sont plus compétitives que les entreprises du Mercosur dans le secteur des services (construction, IT, finance, etc.). Plus généralement, l’accord renforcera la spécialisation des pays du Mercosur dans les matières premières, d’autant que l’accord favorise l’approvisionnement de l’UE en minerais stratégiques.
Des normes sociales et environnementales non opposables
L’accord UE-Mercosur comporte un chapitre sur le développement durable qui détaille les normes sociales et environnementales à respecter, ainsi qu’un mécanisme de règlement des différends dans le cadre duquel des sanctions commerciales peuvent être appliquées contre les États qui ne respectent pas les termes de l’accord. Or il est symptomatique de constater que le chapitre sur le développement durable est le seul à être exclu de ce mécanisme. Cette mesure est contraire à la nouvelle approche « Commerce et développement durable » annoncée en juin 2022 par la Commission européenne, en vue d’inclure dans les accords commerciaux de l’UE un mécanisme de sanction pour rendre opposables les chapitres sur les normes sociales et environnementales[5].
Des modifications insatisfaisantes en matière de déforestation et de climat
La réouverture des négociations en 2023 et 2024, suspendues durant la présidence de Jair Bolsonaro au Brésil, a permis de modifier le contenu de l’accord, en particulier en matière de climat, de déforestation et de normes.
Premièrement, l’Accord de Paris sur le climat fait désormais partie des « clauses essentielles » de l’accord UE-Mercosur. En théorie, la violation d’une clause essentielle permet de suspendre l’accord. Mais telle que rédigée dans l’accord UE-Mercosur, elle ne couvre que le cas où un État signataire sortirait de l’Accord de Paris. Elle stipule en effet que chaque État « reste Partie, de bonne foi, à la CCNUCC et à son Accord de Paris ». Autrement dit, l’accord UE-Mercosur pourrait empêcher un État de sortir de l’Accord de Paris, mais pas d’abandonner la lutte contre le changement climatique, d’autant que, conformément aux intérêts de l’agro-industrie du Mercosur, l’accord précise que la coopération pour réduire les émissions de gaz à effet de serre doit s’opérer « d'une manière qui ne menace pas la production alimentaire ».
Deuxièmement, une annexe a été ajoutée au chapitre sur le développement durable – elle aussi exclue de tout recours à des sanctions. La principale pomme de discorde concerne la déforestation. Selon le rapport publié en septembre 2020 par la commission d’experts mandatée par le gouvernement français[6], l’accord UE-Mercosur pourrait augmenter la déforestation de 5% à 25% par an. L’Union européenne a adopté en juin 2023 une législation visant à mettre fin à la déforestation associée aux importations de matières premières agricoles, mais son entrée en vigueur a été reportée et le Brésil y est farouchement opposé.
La Commission européenne se félicite que l’accord UE-Mercosur engage désormais les États signataires à prendre des mesures pour arrêter la déforestation à partir de 2030[7], ajoutant que cet engagement est plus ambitieux que dans la Déclaration de Glasgow adoptée dans le cadre de la COP26[8]. Pourtant, alors que cette dernière s’engage à « stopper et inverser la perte et la dégradation des forêts d'ici à 2030 », l’accord UE-Mercosur se limite à un engagement de chaque pays signataire à « mettre en œuvre des mesures, conformément à ses lois et réglementations nationales, pour empêcher la poursuite de la déforestation et renforcer les efforts visant à stabiliser ou à accroître le couvert forestier à partir de 2030 ».
Le pire est sans doute que les nouvelles dispositions de l’accord UE-Mercosur pourraient contribuer à exempter les pays du Mercosur de la nouvelle législation européenne contre la déforestation, puisqu’il est stipulé que « le présent accord et les mesures prises pour mettre en œuvre les engagements qui en découlent seront favorablement pris en compte, entre autres critères, dans la classification des risques des pays ».
Enfin, troisièmement, à la demande du Mercosur, un « mécanisme de rééquilibrage » lié au mécanisme de règlement des différends a été ajouté. Il vise à s’assurer qu’en cas de « mesure unilatérale » affectant les exportations, la partie lésée puisse demander des compensations commerciales. Concrètement, cela signifie par exemple qu’une législation environnementale adoptée par l’UE et ayant pour effet de réduire les exportations du Mercosur permettrait à ce dernier de demander un meilleur accès au marché européen pour exporter davantage de produits ayant des effets négatifs sur l’environnement. Ce mécanisme est similaire à celui de l’OMC qui a été utilisé en 2021 par le Brésil pour dénoncer les normes sanitaires imposées par l’UE en matière de salmonelle dans la volaille importée[9].
Quel processus de ratification ?
Pour entrer en vigueur, l’accord UE-Mercosur doit être ratifié. Vu qu’il s’agit d’un accord d’association avec un volet politique et institutionnel et un autre commercial, il s’agit en principe d’un accord « mixte » qui nécessite non seulement la ratification par les institutions européennes, mais aussi par les États membres. C’est ce que stipule le mandat de négociation adopté par le Conseil en 2018.
Toutefois, pour contourner l’opposition de plusieurs États membres, la Commission pourrait décider de scinder l’accord en un accord politique (soumis aux parlements des États membres) et un accord commercial (l’accord de libre-échange qui ne demande pas l’approbation des parlements des États membres). Ce passage en force faciliterait la ratification de l’accord de libre-échange, qui pourrait entrer en vigueur sans risquer d’être stoppé par un vote négatif d’un parlement national.
Cet accord semble pourtant anachronique, tant il ne prend pas suffisamment en compte les enjeux sociaux, environnementaux et sanitaires de notre temps.
Arnaud Zacharie, Maître de conférences à l’ULB et à l’ULiège et Secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academ
[1] EU-Mercosur: Text of the agreement
[2] Pacte vert européen : des mesures miroirs pour la transition agricole
[3] La seule clause existante concerne les œufs, alors que l’UE n’en importe quasiment pas du Mercosur.
[4] https://acrobat.adobe.com/link/review?uri=urn:aaid:scds:US:5587d57e-d34a-4618-95a2-c291d30d47ab#pageNum=3
[5] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_3921
[6] https://www.gouvernement.fr/rapport/11746-rapport-de-la-commission-d-evaluation-du-projet-d-accord-ue-mercosur
[7] Q&A EU-Mercosur partnership agreement
[8] COP26 : plus de 100 pays s'engagent à stopper et à inverser la déforestation d'ici à 2030 | ONU Info
[9] WTO | dispute settlement - the disputes - DS607: European Union - Measures Concerning the Importation of Certain Poultry Meat Preparations from Brazil