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Billet de blog 7 novembre 2023

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Les atrocités au Proche et Moyen Orient, 1923-2023, aller-retour

Il y a un siècle, l’Anatolie fut plongée dans une spirale de violence. Toynbee dénonçait la responsabilité des grandes puissances par leur indignation sélective et leur réticence à faire respecter les frontières. Son analyse éclaire le conflit en cours à Gaza, où la communauté internationale renonce à l’impartialité et met en péril son autorité morale dans tout conflit à venir. Par Pieter Lagrou.

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1922

En 1922, alors qu’il était le témoin direct du cataclysme de violences entre orthodoxes et musulmans en Anatolie, qui ont causé des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés des deux côtés, Arnold Toynbee écrivait :

"Les minorités persécutées ne sont pas nécessairement sans reproche parce qu’elles souffrent. Les accusations de sédition portées contre elles par leurs persécuteurs sont souvent partiellement vraies, même si elles sont en général rendues vaines par la sauvagerie disproportionnée de la répression. Une obligation de loyauté de la part des minorités est le quid pro quo équitable pour le véritable octroi de droits par les majorités gouvernantes ; et il devrait être le devoir de toute instance impartiale d’examiner si les minorités tout autant que le gouvernement qui les contrôle, respectent leurs engagements. Les minorités seraient alors retenues dans leur tentation ruineuse de déloyauté, et, si elles y cédaient, le gouvernement ainsi menacé disposerait d’un témoignage impartial du fait que ses mesures de défense, combien excessives ou erronées soient-elles, n’avaient au moins pas été prises sans cause. C’est un tel regard impartial qui offre aux peuples du Proche et Moyen Orient la meilleure perspective de s’unir un jour, mais le mot de passe est la réciprocité. La possibilité de ces rapports meilleurs dépend du respect, si ce n’est de l’estime, mutuels, et c’est ici que l’Occident a son rôle à jouer." [1]

Toynbee, historien, diplomate et journaliste, portait un regard particulièrement critique sur les responsabilités des grandes puissances dans le conflit en Anatolie. De Grande Guerre lasse, elles ne s’étaient pas donné les moyens de faire respecter les frontières qu’elles avaient fixées dans les accords de paix et elles avaient plutôt choisi de se servir par procuration de forces locales et de laisser les violences dégénérer. Aussi, la Grande-Bretagne en particulier avait perdu toute autorité morale par son soutien inconditionnel pour la partie grecque dans le conflit, obnubilée par son illusion que l’Occident partageait avec la Grèce des racines communes remontant à Platon et à Saint Paul. Or, pour Toynbee, la Grèce de 1922 n’avait rien en commun avec celle de Périclès et le schisme entre la chrétienté orientale et occidentale était bien plus ancien et profond que celui entre elles deux et l’Islam. Le retour à la paix tenait pour lui à l’engagement des grandes puissances occidentales à faire respecter les accords de paix et les frontières ainsi qu’à leur capacité à porter un regard impartial et équitable sur les massacres réciproques, même si disproportionnés, dans les violences en cours. 

L’atrocité comme aubaine politique 

L’instrumentalisation unilatérale d’atrocités à des fins politiques a toujours constitué une préoccupation centrale pour Toynbee, dans son enquête sur les massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman et même sur les atrocités allemandes en Belgique pendant l’invasion de 1914. « En effet, les tragédies des minorités ont parfois été saluées par ceux de leurs co-nationaux qui se trouvaient dans une situation plus confortable avec une satisfaction à peine dissimulée comme une aubaine politique, parce qu’elles ont noirci la réputation de la nationalité rivale. » [2] L’impartialité, qui est la condition même de toute légitimité à proposer une analyse et donc de toute autorité morale, impose d’élargir le regard qu’on porte sur les événements, tant d’un point de vue géographique que chronologique. Toynbee a donc toujours insisté pour inclure les victimes musulmanes dans toute évaluation de la situation au Proche et Moyen Orient, les centaines de milliers de morts des massacres par les forces grecques et tsaristes et les millions de personnes expulsées des Balkans et du Caucase.

Un an après la publication de l’ouvrage de Toynbee, il y a un siècle exactement, en 1923, le Traité de Lausanne fixait de nouvelles frontières au Proche et Moyen Orient, très différentes de celles décidées par les grandes puissances à Sèvres en 1919. Ce fut une paix brutale, basée sur la suppression des minorités plutôt que sur leur protection réciproque proposée par, entre autres, Toynbee. Elle fut le fruit des succès militaires de la Turquie kémaliste, de l’erreur politique tragique qu’avait constitué l’invasion grecque en Anatolie et de l’irresponsabilité des Grandes Puissances à les laisser faire. Mais au moins ces nouvelles frontières mirent une fin aux violences incontrôlées qui avaient mis l’Anatolie à feu et à sang. Ce ne fut pas pour autant un règlement définitif des contentieux territoriaux dans la région. La Grande Bretagne en particulier s’était réservé la Palestine comme mandat sous l’égide de la Société des Nations et l’île de Chypre comme colonie, malgré les promesses contradictoires faites en temps de guerre, quand il s’était agi de tenter de rallier les forces grecques, arabes et sionistes à la cause de l’Entente. En 1948 en Palestine et en 1960 à Chypre, le scénario de 1922 se répétait : de guerre lasse, la Grande Bretagne refusait de prendre ses responsabilités militaires, de s’engager dans un processus de négociation et de garantir des frontières consacrées par un accord international. Son indignation sélective pour dénoncer certains massacres au détriment d’autres l’ont privé de l’autorité morale indispensable à une médiation et sa partialité n’a pas peu contribué à encourager les forces sionistes et grecques-chypriotes à des offensives disproportionnées, à des nettoyages ethniques et à l’établissement de frontières iniques, sources de conflits aujourd’hui encore irrésolus.

2023

Le passé éclaire parfois le présent d’une lumière cruelle. Aucune violence subie ne justifie une violence infligée. Rien ne justifie la souffrance et le désespoir des plus de deux millions de palestiniens emprisonnées dans une enclave de 40 km sur 12 à Gaza. Rien ne justifie la folie meurtrière de l’incursion du Hamas en territoire israélien du 7 octobre dernier faisant des centaines de victimes innocentes, tuées ou kidnappées, dont une majorité d’enfants, de femmes et de vieillards. Rien ne justifie la destruction systématique des maisons, écoles, hôpitaux, ni la mort par les bombes israéliennes de milliers d’innocentes victimes palestiniennes dont une majorité d’enfants, femmes et vieillards actuellement en cours. Les minorités persécutées ne sont pas nécessairement sans reproche parce qu’elles souffrent. Pour mettre fin à la spirale meurtrière qui s’est à nouveau emparée du Moyen Orient, il faut commencer par l’admettre. À défaut de vouloir intervenir militairement pour sauver des vies humaines, la communauté internationale doit au moins s’imposer un devoir d’impartialité, qui commence par l’admission que le comportement, tant du Hamas que du gouvernement israélien depuis le 7 octobre, sont criminels, au regard du droit international. Voire, bien avant cela, mais à quoi cela nous avance de remonter dans le temps pour identifier à qui la première faute dans un conflit qui dure depuis plus d’un siècle ? Ce qui est en jeu aujourd’hui, bien au-delà du bain de sang insupportable à Gaza, est la capacité d’établir une autorité morale capable de s’interposer, de réunir les parties en conflit pour chercher un moyen de mettre une fin à la spirale de violence.

Impartialité et autorité morale

Où est l’autorité morale quand Joe Biden, Ursula von der Leyen, Emmanuel Macron, Giorgia Meloni, Viktor Orban et Bart De Wever affirment tous, unanimement, leur solidarité inconditionnelle avec Israël, au moment même où pleuvent les bombes israéliennes sur Gaza avec une intensité jamais vue depuis la deuxième Guerre mondiale ? Faut-il se féliciter de ce que seules les Nations Unies, par la voix de son secrétaire général Antonio Guterres, ont eu le courage de s’en dissocier ? Tout dans leurs engagements extrémistes passés pousse à croire que le Hamas et le gouvernement Netanyahu saluent tous les deux les massacres en cours avec une satisfaction à peine dissimulée comme une aubaine politique parce qu’elles noircissent la réputation du camp d'en face. Rien ne peut alors être plus dangereux que d’ encourager ouvertement une partie dans son exercice de vengeance aveugle, tout en dénonçant unilatéralement l’autre partie.

Ce qui est en jeu n’est pas seulement l’autodestruction des deux parties en guerre, c’est aussi l’autodestruction de l’autorité morale de la communauté internationale dans tout conflit à venir. Si l’on se refuse d’utiliser le mot crime de guerre quand des milliers de civils sont tués de façon indiscriminée en représailles pour un crime qu’ils n’ont pas commis, quand plus de deux millions de personnes sont poussées à fuir une zone de guerre tout en étant physiquement empêchées de le faire, privées d’eau potable, de nourriture, d’électricité et de communications, quand est-ce qu’on pourra encore avoir recours à l’arsenal du droit international sans provoquer le reproche, ou pire encore, l’indifférence et la risée, à cause d’une incohérence aussi manifeste entre les principes et leur application ? Ce n’est pas que le Hamas et Netanyahu qui se frottent les mains aujourd’hui, mais aussi Vladimir Poutine et tous ceux qu’on accuse et accusera de crimes de guerre.

Impartialité et Humanité

Quand Toynbee critiquait la cécité de l’Occident à dénoncer les crimes commis par les musulmans sans prendre en compte les crimes dont ils étaient les victimes, c’était moins l’hypocrisie d’une telle attitude qui l’inquiétait que l’hypothèque qu’elle constitue pour la capacité à proposer une analyse et une solution acceptable pour toutes les parties en guerre. Ce qui est en cause aujourd’hui dépasse pour cette raison la capacité de la communauté internationale à s’ériger en force d’interposition au Moyen Orient. C’est de la destruction de son autorité morale globale qu’il s’agit. C’est bien là le but ultime de tous ceux qui en appellent à une guerre des civilisations qui s’affranchit de notre appartenance à une humanité partagée en perpétrant des massacres indiscriminés. Le principe même de l’humanisme est qu’une vie humaine vaut tout autant que toute autre. L’impartialité et l’autorité morale reposent sur la même base. Il n’y a point d’incompatibilité entre l’Islam et l’Occident, écrivit Toynbee en son temps, avec les mots de son époque. Il importe plus que jamais de ne rien céder à ceux qui en appellent aux conflits de civilisations ou aux guerres culturelles, au moment où la planète fait face à des défis existentiels. Des musulmans sont persécutés, déportés, massacrés par millions dans des conflits en cours en Chine, en Birmanie, en Inde et en Palestine. Rien ne justifie le silence coupable quand il s’agit de les dénoncer, y compris quand des colons israéliens, dont la présence en territoire occupé constitue en soi un crime de guerre, se livrent à des expéditions meurtrières en Cisjordanie, crimes sans aucun rapport avec le Hamas ni avec Gaza si ce n’est la promesse d’impunité qui leur est offerte. Criminaliser ceux qui manifestent leur solidarité avec les victimes palestiniennes ou réduire cette solidarité à un dangereux réflexe de communautarisme participe pleinement à la stratégie de ceux qui veulent détruire les bases même de notre humanisme.

Les citoyens d’Israël ont le droit de vivre en sécurité. Les habitants de Gaza et de Cisjordanie l’ont tout autant. Il faut dénoncer sans la moindre compromission toute manifestation d’antisémitisme comme d’ailleurs toute forme d’islamophobie. Reconnaître que l’un et l’autre existent et qu’ils constituent chacun un problème majeur dans nos sociétés, est le point de départ indispensable pour toute discussion sur les risques que font courir  à l’Europe la guerre au Moyen Orient. Le Hamas et le gouvernement Netanyahu ont choisi de se lancer dans un conflit destructeur sans aucune retenue. Il est de la responsabilité de tous ceux qui s’estiment être amis de l’État d’Israël et de tous ceux qui s’estiment être amis du peuple palestinien, voire, de ceux qui s’estiment être les deux à la fois, de les prémunir – plutôt que de les encourager dans la spirale infernale de cycles de vengeance sans cesse renouvelés – et de réaffirmer le principe que la paix et la sécurité ne peuvent être garanties que par le respect des frontières consacrées par des accords internationaux. Il en va de la préservation de l’autorité morale de la communauté internationale. Il en va de notre volonté d’affirmer notre appartenance à une humanité partagée. Il en va de la paix civile et de l’avenir démocratique de nos sociétés, en Europe comme au Moyen Orient.

Pieter Lagrou, Professeur d’histoire contemporaine, Université Libre de Bruxelles

pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/). Pieter Lagrou a récemment publié avec Ornella Rovetta l’ouvrage Defeating Impunity. Attemps at International Justice in Europe since 1914. (Berghahn, War and Genocide series, New York/Oxford, 2022)

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Arnold Toynbee, The Western Question in Greece and Turkey. A Study in the Contact of Civilisations (Constable and Company LTD, London-Bombay-Sydney, 1922, p. 326-327. (traduction P. Lagrou)

[2] Ibidem, p. 324.

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