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Billet de blog 7 décembre 2023

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Universités flamandes et apartheid: l’héritage d’André Vlerick

Comme avant le 7 octobre, les universités flamandes et le courant politique dominant continuent à méconnaître qu'Israël est un État qui pratique l’apartheid. Il est temps de se rappeler que pendant plus de dix ans l'apartheid en Afrique du Sud a été soutenu idéologiquement et financièrement par la Flandre : Protea, Kredietbank, et KB Lux avec André Vlerick comme figure de proue. Par Karel Arnaut.

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Depuis le début du carnage qui se déroule actuellement dans et autour de la bande de Gaza et des territoires occupés, les universités flamandes hésitent à prendre position. Elles ne veulent pas non plus faire face aux implications que cela pourrait entrainer pour la coopération universitaire entre Israël et la Belgique. La nécessité d'un positionnement général de la Flandre universitaire contre le régime d'apartheid israélien se fait pourtant de plus en plus sentir à a chaque nouvelle décision du gouvernement israélien, à chaque nouvelle étape dans la colonisation, et à chaque action ou réaction terroriste. Ce serait d’ailleurs une erreur que de laisser ce positionnement s'appuyer uniquement sur des moments de crise comme celui que nous vivons actuellement. Ce dont les universités flamandes ont besoin lorsqu'elles traitent de régimes qui faillissent dans le respect de l’État de droit comme celui d'Israël, c'est d'une argumentation solidement étayée et d'une bonne mémoire, surtout lorsqu'il s'agit de l'apartheid.

Au cours de la dernière décennie, ce sont souvent des pétitions et des manifestations ad hoc qui ont incité les autorités académiques à prendre des mesures limitées, mais utiles. Toutefois, ces actions étaient principalement dirigées contre leurs propres organisations. Par exemple, en 2017, les protestations d'universitaires et d'artistes belges contre la coopération flamande avec Technion à l'Université de Gand, et avec les forces de police israéliennes à la KU Leuven (dans le cadre du projet européen Law Train), ont conduit à l'introduction d'une procédure d’évaluation du respect des droits humains pour la recherche internationale dans ces deux universités.

Il y a deux ans, toutes les grandes organisations de défense des droits humains ont tiré la sonnette d'alarme quant au fait qu'Israël avait désormais instauré un régime d'apartheid. Une nouvelle campagne d’envoi de lettres par des universitaires et des artistes a exigé des hommes politiques et des autorités académiques qu’ils réagissent à cette nouvelle situation, mais ils sont restés silencieux. Pourtant, il y avait là un terrain clair sur lequel les universités flamandes auraient pu prendre position. En outre, elles auraient dû se souvenir de la façon dont les universités flamandes avaient traité l'autre régime d'apartheid : l'Afrique du Sud, qui, après des années de boycott international et de guerre civile acharnée, avait fini par s'effondrer en 1994. Malheureusement, là aussi, les universités flamandes sont restées sur la touche.

La Flandre pour l'apartheid

Pour se rafraichir la mémoire, il faut retourner à André Vlerick,  chef de file de l'organisation pro-apartheid Protea. La Vlerick Business School jouit d'une grande renommée et possède des antennes à Gand, Louvain et Bruxelles. André Vlerick en a jeté les bases en 1953 à l'Université d'État de Gand. Depuis lors, son implication  dans les universités flamandes a été pour le moins remarquable. Ce qui était à l'origine le « Séminaire d'étude et de recherche sur la productivité » a pris de l'ampleur dès 1960 lorsque, en tant que séminaire de formation, il s'est adressé spécifiquement aux anciens fonctionnaires coloniaux désireux de se lancer dans le monde des affaires en Flandre. La Ghent Management School était née. Bien plus tard, à la fin des années 1990, elle s'est séparée de l'Université de Gand tout en s'associant aux programmes MBA de la KU Leuven, pour donner naissance à la branche louvaniste de la Vlerick Business School.

Les collaborations d’André Vlerick avec les universités flamandes peuvent être qualifiées d’étonnantes, pour ne pas dire plus, car on savait depuis la fin des années 1970 qu'André Vlerick soutenait le régime raciste en Afrique du Sud, notamment en tant que cofondateur et président de l'association d'amitié flamande-sud-africaine Protea (1977-1992). Un an après sa fondation, un groupe de journalistes d'investigation a publié le livre Suikerbossie: België en Zuidelijk Afrika[1] sur les idées de Protea ainsi que sur ses membres. En effet, Protea accueillait des personnalités de tout l'éventail des partis politiques (encore unitaires à l'époque), du fondateur du Vlaams Blok, Karel Dillen, à la figure de proue du CVP, Paul Vandenbussche, et de nombreux autres démocrates-chrétiens et libéraux, en passant par certains membres du PS, dont Marc Galle. À leurs côtés, on trouvait des personnalités du monde académique et culturel comme Clem De Ridder, président du Davidsfonds, et Adriaan Verhulst, éminent libéral.

Bien que d'inspiration politique et culturelle, l'objectif principal de Protea était d'ordre économique. Si Wim Jorissen, le publiciste de Protea, a fait l'éloge d'un lien ethnoculturel entre les Néerlandophones et les personnes de langue afrikaner dans son livre Zondebok Zuid-Afrika: een positieve balans[2], les enjeux réels étaient beaucoup plus crus. Comme l'a récemment rappelé Paul Goossens dans son livre De OngelijkheidsmachineI[3], Protea visait à préserver la suprématie blanche dans une société racialement stratifiée qui tirait son succès économique de l'enrégimentement, de la mise en cage et de l'exploitation d'une main-d'œuvre noire massive. André Vlerick, président de Protea, était la figure centrale du lien entre la respectabilité académique, les intérêts économiques et militaires, ainsi que le nationalisme racial.

Il n'est peut-être pas surprenant que les étudiants de l'Université de Louvain se soient également intéressés à Protea. Sous le titre "La KUL n'est pas hostile à l'apartheid", ils ont dénoncé dans le magazine étudiant Veto du 21/11/1985 les  affinités de leurs professeurs avec l’apartheid et se sont indignés de l'hospitalité de la KU Leuven à l'égard de professeurs sud-africains qui étaient en même temps membres du lobby pro-apartheid Broederbond. La Kredietbank a également été mise en cause. Ce que Veto affirmait à l'époque s'est avéré : la Kredietbank n'était pas seulement la banque de la KU Leuven (et la KBC l'est toujours aujourd’hui), mais aussi, ouvertement, et par l'intermédiaire d'André Vlerick, de Protea et du lobby flamand pro-apartheid.

Depuis 1953, Vlerick était administrateur de la Kredietbank, où il a succédé à Gaston Eyskens en tant que président du conseil d'administration en 1980. Veto était particulièrement préoccupé par le fait que la Kredietbank vendait des Krugerrands[4] qui permettaient au régime de Pretoria de se maintenir à flot. Ce que les étudiants ne savaient pas à l'époque, c'est qu'il ne s'agissait que de la partie émergée de l'iceberg. En réalité, il s'agissait d'une vaste opération de blanchiment d'argent entre le régime sud-africain et la KB Lux, le partenaire luxembourgeois de la Kredietbank, fondé par Vlerick et d'autres à l'époque.

Le silence sur le soutien à l’apartheid se poursuit

Certes, lorsque la KU Leuven s'est associée à la Vlerick Business School en 1998, on ne savait pas ce qui n'a été rapporté qu'en 2018 par Hennie van Vuuren de l'ONG sud-africaine Open Secrets dans le livre Apartheid guns and money: a tale of profit[5], un ouvrage de 600 pages. On y lit en toutes lettres que la Vlerick, la Kredietbank et KB Lux ont joué un rôle central dans les transferts de milliards de dollars entre les producteurs d'armes du monde entier et le régime de l'apartheid pendant la période la plus brutale et sanglante de son existence, à savoir les années 1980. Les partenaires commerciaux directs de la KB Lux d’André Vlerick étaient le marchand d'armes sud-africain Armscor, ainsi que l'Unibra, le bras financier du président Mobutu du Zaïre, un pays souvent présenté comme la destination des armes, mais dont l'Afrique du Sud était le véritable utilisateur final.

Voilà pour l'histoire déconcertante d'André Vlerick et pour l'échec coupable du courant dominant dans le monde politique, économique et culturel flamand, ainsi que des universités flamandes, dans la manière dont ils ont traité l'Afrique du Sud de l'apartheid. Malgré les condamnations et les boycotts mondiaux, malgré les protestations de leurs propres étudiants, les dirigeants universitaires et politiques sont restés discrets pendant que l’un d’entre eux  s'enrichissait tout en facilitant et en légitimant le régime de l'apartheid.

Avec le silence et la léthargie du courant politique dominant et des universités flamandes à l'égard du régime d'apartheid israélien, il semble que nous soyons dans la même impasse quelques décennies plus tard. Si l'histoire se répète, le changement ne viendra pas d'en haut, mais d'en bas : par des lettres et des actions de solidarité sans fin, par des enseignements et des sit-in, par des boycotts et des manifestations. Michel Gevers, professeur à l'UCLouvain, a d'ailleurs posé ce diagnostic dans une chronique publiée par Le Soir en mai 2022[6].

En prélude à l'inévitable condamnation de l’apartheid en Israël, certains en Flandre pensent qu’il est temps de faire tomber Vlerick de son piédestal et préconisent le Vlerick must fall (Vlerick doit tomber). Le slogan Vlerick must fall permettra de réaliser pleinement à quel point l'apartheid aurait dû être une ligne rouge : le produit et le producteur d'une violence d'État raciste structurelle ‒ un système répréhensible avec lequel la Flandre n’aurait pas dû traiter, y compris sur le plan académique.

Décoloniser, en commençant par Israël

Vlerick must fall est un clin d'œil à Rhodes must fall, le slogan avec lequel les étudiants de l'université du Cap (Afrique du Sud) ont contesté et finalement obtenu que la statue de Cecil Rhodes soit retirée du campus en 2015. Rhodes (1853-1902) était un homme d'affaires britannique et un administrateur colonial qui incarnait le colonialisme dans toute sa brutalité et sa soif de pouvoir, et qui a également fourni à l'Afrique du Sud sa première législation sur l'apartheid.

Vlerick must fall ne vise cependant pas des statues ou des institutions. Ce slogan vise avant tout à rappeler le présent et à lancer un double appel au mouvement de décolonisation auquel les universités flamandes adhèrent à juste titre. Premièrement, ne pas éviter la confrontation avec Israël. Ce pays est la dernière colonie de peuplement sur le modèle occidental et, de plus, construit  sur la ségrégation raciale. Deuxièmement : utiliser l'Afrique du Sud comme exemple de démantèlement réussi de l'apartheid, où le pays reste intact et où chaque composante de la  population trouve structurellement sa place et sa dignité.

Nelson Mandela, qui a passé 18 ans de sa vie en prison, parce qu’il était le leader du mouvement de libération sud-africain ANC, qualifié d'organisation terroriste par le gouvernement sud-africain de l'époque, s'est ensuite révélé être un grand réconciliateur et l'architecte de la nation arc-en-ciel. Ce qui lui vaudra de recevoir le Prix Nobel de la Paix. Rien n’empêche de penser que le très populaire Marwan Barghouthi, détenu depuis 20 ans dans les prisons israéliennes, pourrait se révéler être un jour un Nelson Mandela palestinien, comme il est souvent appelé[7].

Karel Arnaut, maître de conférences en anthropologie à la KU Leuven, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Cette chronique est une version modifiée d’un article du même auteur paru dans De Morgen.[8]

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1]. de Bock, Walter, Jef Coeck, Paul Goossens, & Maurice Mthombeni. 1978. Suikerbossie: België en Zuidelijk Afrika. Brussel & Amsterdam: Manteau.

[2]. Jorissen, Wim. 1980. Zondebok Zuid-Afrika: een positieve balans. Tielt: Lannoo.

[3]. Goossens, Paul. 2023. De ongelijkheidsmachine: een verborgen Europese geschiedenis. Berchem: EPO.

[4]. Le Krugerrand est une monnaie d’or dite d'investissement de la République d'Afrique du Sud contenant une certaine quantité d’or (d’une once à 1/10 oz) qui est produit chaque année. depuis 1967. Sa valeur est directement liée au cours de l'or. Sur le Krugerrand est imprimé le portrait de Paul Kruger (1825-1904), président de la République sud-africaine du Transvaal de 1883 à 1900." Voir aussi https://www.argentorshop.be/nl/prijs-krugerrand-munten

[5]. van Vuuren, Hennie. 2018. Apartheid guns and money: a tale of profit. London: Hurst.

[6]. https://www.lesoir.be/440060/article/2022-05-07/carta-academica-le-boycott-de-lafrique-du-sud-quelles-lecons-pour-la-lutte

[7] https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20231102-marwan-barghouti-le-nelson-mandela-palestinien-peut-il-%C3%AAtre-le-faiseur-de-paix-%C3%A0-gaza 

[8]. https://www.demorgen.be/meningen/vlerick-must-fall-waarom-de-vlaamse-universiteiten-positie-moeten-innemen-over-het-israelische-apartheidsregime~bcb09d6a/.

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