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Billet de blog 8 mai 2025

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Recul éclair sur l’équité, la diversité et l’inclusion en entreprise

Le retour de Donald Trump secoue le monde, y compris dans le domaine de l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI). Dès son arrivée, Trump a entamé le démantèlement de l’EDI. Résultat : de nombreuses entreprises internationales abandonnent leurs engagements dans ce domaine. Pourquoi ce revirement est-il si facile ? Quelles conséquences ? Quelle alternative ? Par Valerie De Cock

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L’histoire l’a montré : les orientations américaines en matière d’EDI ont des répercussions en Europe. Aux États-Unis, l’hostilité de Donald Trump à cet égard se manifeste aujourd’hui, par exemple, par la suppression des programmes fédéraux d’EDI, l'annulation des exigences d'action positive pour les minorités chez les sous-traitants fédéraux et par l'incitation faite aux entreprises privées de revoir leurs initiatives jugées « illégales ». Récemment, une lettre adressée à des entreprises européennes les a averties que le fait de disposer de programmes EDI pourrait compromettre leur collaboration avec les États-Unis. Cette position américaine est susceptible de renforcer des tendances anti-EDI déjà présentes en Europe, où les forces conservatrices gagnent du terrain. Son effet est d’ores et déjà visible : de plus en plus d’entreprises internationales, telles que Google, Accenture et GSK, abandonnent leurs objectifs en matière d’EDI. Pourtant, jusqu’à récemment, ces organisations étaient nombreuses à affirmer publiquement que l’EDI représentait un impératif moral et un atout stratégique pour améliorer leurs performances. Alors, pourquoi tournent-elles aujourd’hui si rapidement le dos à ces engagements ? Ne serait-ce pas comparable à retirer des briques d’une tour au risque de fragiliser toute la structure ? Un élément important de réponse à cette question réside dans le phénomène du découplage organisationnel, qui désigne l'écart entre les discours sur l’EDI et les actions concrètes mises en œuvre et les résultats obtenus.

Le découplage organisationnel dans le domaine de l’EDI

Si votre organisation ne s'est pas déjà adaptée à la nouvelle réalité, il est fort probable qu’en consultant son site web, vous trouviez une variante de la phrase suivante : « Notre organisation s'engage à promouvoir l'équité, la diversité et l'inclusion, convaincue que cela favorise la création d'équipes performantes, stimule l'innovation et répond aux attentes de nos clients. ». De telles déclarations ont été omniprésentes dans la communication des organisations pendant des années. Malgré cela, les progrès dans le domaine de l’EDI restent limités. En Europe, le pourcentage de femmes occupant des postes managériaux est par exemple passé de 31.8 % à 34.8 % en dix ans.

Cet écart entre les discours et les avancées réalisées en matière d’EDI dans les entreprises s’explique par l’absence d’actions concrètes ou par des actions qui sont inefficaces. Bien que de nombreuses entreprises aient intégré l’EDI dans leur communication, elle n’est donc souvent pas réellement ancrée dans la culture et le fonctionnement interne des organisations. Par conséquent, ce n’est pas une brique indispensable dont le retrait fragiliserait de façon critique la structure des organisations.

Ce phénomène de découplage en EDI résulte d’une combinaison de processus sociétaux, organisationnels et individuels. Jusqu’à récemment, les pressions sociétales visant à intégrer l’EDI dans le fonctionnement des organisations étaient en hausse. Des mouvements comme « Me Too » et « Black Lives Matter » ont par exemple poussé les entreprises à se montrer plus sensibles aux questions de diversité de genre et d’ethnicité. De plus, des initiatives juridiques européennes telles que la Corporate Sustainability Reporting Directive exigent que les entreprises rendent compte de leurs politiques dans ce domaine. En parallèle, de nombreux travailleurs potentiels prennent en compte les initiatives EDI lorsqu'ils choisissent leurs futurs employeurs.

Bien que ces pressions puissent inciter les organisations à projeter une image de conformité pour maintenir leur légitimité, elles n'entraînent pas nécessairement de changements systémiques transformant la culture organisationnelle. Les entreprises qui manquent de volonté pour instaurer un véritable changement en matière d’EDI ont tendance à réagir de manière symbolique : elles communiquent sur l’importance de l’EDI sur leur site web et sur leurs réseaux sociaux pour se conformer aux attentes de l’extérieur, se protéger légalement ou améliorer leur image, tout en préservant leurs pratiques internes. Ce témoignage d’une employée dans une entreprise privée du secteur juridique, recueilli au cours de nos recherches, illustre parfaitement ce phénomène : « La communication externe et interne diffère de la réalité, où de longues heures de travail sont bien plus valorisées que l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Les opportunités de progression sont également limitées aux employés à temps plein, de préférence célibataires. Les choses ne sont pas toujours telles qu'elles sont présentées aux nouveaux employés potentiels. »

Cependant, le découplage organisationnel s’explique non seulement par un manque de volonté mais aussi par un manque de capacité. Les organisations communiquent sur l’EDI, reconnue comme un levier essentiel pour créer un environnement de travail inclusif. Toutefois, elles ont du mal à mettre en place des actions efficaces par manque de connaissances et de ressources. Par exemple, des recherches montrent qu’elles adoptent plus souvent des initiatives dont l’efficacité n’est pas systématiquement prouvée, comme les formations, que des mesures dont l’impact est clairement démontré, comme la nomination d’un responsable de la diversité.

Enfin, des facteurs individuels peuvent aussi contribuer à ce phénomène. Nos croyances et motivations personnelles en matière d’EDI jouent un rôle clé dans les avancées du domaine, car la réussite des programmes repose aussi sur les comportements de chaque travailleur. Par exemple, une personne ayant des attitudes positives à propos de l’EDI en milieu de travail est plus encline à adopter des comportements en phase avec ces initiatives. À l’inverse, une personne qui ne perçoit pas d’intérêt personnel à s’impliquer, que ce soit parce qu’elle trouve que cela complexifie les choses ou parce qu’elle ne se sent pas concernée, sera moins susceptible d’adopter des comportements qui stimulent l’EDI.

Le découplage organisationnel en matière d’EDI est donc fréquent, qu’il soit intentionnel ou non. Cependant, sans un ancrage réel dans la culture et les pratiques internes, ces initiatives restent fragiles. Ainsi, lorsque le contexte politique ou économique devient moins favorable, comme c'est le cas aujourd’hui, ces initiatives sont souvent les premières à être sacrifiées, car elles sont perçues comme les plus dispensables.

Réinventer l’EDI : Un impératif pour des organisations humaines et résilientes

Bien qu'un juge fédéral aux États-Unis ait suspendu, pour l'instant, les décrets visant à mettre fin au soutien du gouvernement fédéral aux programmes d’EDI, les pressions externes en faveur de l’EDI dans les organisations s'affaiblissent. Trois choix s'offrent aux organisations : abandonner l’EDI, la traiter de manière superficielle ou réinventer leur approche pour la faire progresser dans un contexte en mutation. Alors que de nombreuses organisations semblent choisir les deux premières options, je plaide en faveur de la troisième, car les autres risquent d’être contre-productives, entraînant des effets négatifs sur les travailleurs, les organisations et la société.

En effet, nos recherches montrent qu’un manque de progrès dans ce domaine peut conduire les travailleurs, qu'ils soient directement ciblés par les initiatives d’EDI ou non, à vivre des expériences plus négatives au travail, notamment en termes de sentiment d'inclusion, d'engagement et d’alignement personnel avec l’organisation. Cela peut aussi nuire à l’image des organisations. Plus important encore, dans un contexte de défis croissants, la résilience des sociétés, et donc celle des organisations, est essentielle. Or, là où l’EDI recule, cette résilience s’érode.

Les organisations ne devraient donc ni abandonner l’EDI, ni se contenter de le vanter. En revanche, il est crucial de pouvoir compter sur des organisations audacieuses où l’EDI est une brique indispensable de la tour et dont la présence rend l’organisation plus humaine, équitable et résiliente. Comment ? Tout d’abord, en développant une gestion EDI adaptée à la réalité de l’organisation avec des actions dont l’efficacité est démontrée, plutôt que de reproduire des pratiques standardisées. Ensuite, en adoptant une approche systémique qui intègre l’EDI dans la culture et les modes de fonctionnement de l’organisation. Enfin, en améliorant l’équité des chances pour les groupes défavorisés tout en veillant à cultiver une solidarité de la part des autres travailleurs.

Valerie De Cock, PhD, chercheuse en gestion d’équité, diversité et inclusion à Solvay Brussels School of Economics and Management, Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

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