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Billet de blog 8 juillet 2025

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De la démocratie en Amérique et en Belgique en 2025

Outre-Atlantique, la rapidité et la brutalité du basculement de la démocratie américaine dans l’autoritarisme nous stupéfient. Cela nous invite à garder les yeux ouverts sur l’avenir de notre propre démocratie. Par Anne-Emmanuelle Bourgaux.

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Les juges et la liberté en Amérique

Dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique, Tocqueville loue le « goût mûr et réfléchi pour la liberté » de ce pays, protégé par un pouvoir judiciaire solide[1]. Deux siècles plus tard, les arrestations sans l’intervention d’un juge se multiplient sur ordre du 47e Président des États-Unis. Les méthodes de la police spéciale (ICE) sont brutales : elle opère par raid, cagoulée, sans jugement, sans mandat, sans motivation et sans préciser le lieu de destination des personnes arrêtées. Un véritable bras de fer se joue quotidiennement entre Donald Trump et les juges, qui en paient le prix fort. Donald Trump a traité de « fou issu de la gauche radicale » et de « corrompu »[2] le juge James Boasberg qui s’est opposé au transfert forcé de non-nationaux dans des prisons du San Salvador. Face aux menaces de destitution du juge par le Président, la Cour suprême a rappelé à l’ordre ce dernier : la voie pour contester une décision de justice n’est pas la destitution, mais l’appel. La juge Hannah Dugan a été arrêtée parce qu’elle s’est opposée à l’arrestation par l’ICE d’un citoyen non-américain dans son tribunal. 

Les juges et la liberté en Belgique

En 1836, Tocqueville loue l’Amérique. Mais il aurait pu admirer la Belgique pour les mêmes raisons. Là, les opposants d’hier sont devenus les maîtres du jour et adoptent la Constitution du 7 février 1831. « Nous étions insurgés contre le despotisme pour reconquérir nos droits ; nous fûmes traités par la tyrannie comme des rebelles » rappelle Louis de Potter lors de son discours d’ouverture du Congrès national, le 10 novembre 1830[3]. De l’oppression passée, les congressistes font un ciment : comme aux États-Unis, ils construisent un ordre constitutionnel fondé sur les libertés individuelles garanties par le titre II. Selon les articles 145 et 146 de la Constitution, le juge judiciaire est le gardien naturel des droits civils et politiques et à ce titre, le premier rempart contre le despotisme.

Des juges sous-financés

À l’heure de la montée inquiétante de l’extrême-droite chez nous[4], quelle est la solidité de notre héritage constitutionnel ? Le sous-financement de la justice affaiblit le rôle de contre-pouvoir que les congressistes ont confié à la justice. Les « lacunes structurelles en matière de ressources » sont pointées du doigt par la Commission européenne dans son rapport 2024 sur l’État de droit en Belgique[5]. De même, elles entraînent un arriéré judiciaire condamné par la Cour européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe en 2023[6]. Comme la Belgique ne prend pas les mesures suffisantes pour y remédier, elle fait l’objet d’une surveillance « soutenue » par le Conseil de l’Europe[7]. Parce qu’un secteur sous-financé, c’est un secteur qui maltraite, la Belgique commet des violations de droits en cascade : l’état préoccupant des prisons belges, l’absence de prise en charge adéquate des détenus souffrant de problèmes psychiatriques sont autant de dossiers sur lesquels la Cour européenne a retenu la responsabilité internationale de l’État belge et pour lesquels elle fait aussi l’objet d’une surveillance soutenue par le Conseil de l’Europe.

Des juges contournés

Une justice sous-financée, c’est aussi une justice que l’on contourne en prétextant sa lenteur et son inefficacité. Peu à peu, la liberté quitte le giron du juge pour atterrir sous la poigne du bourgmestre. Depuis 2024, les bourgmestres sont autorisés à fermer des établissements qu’ils soupçonnent être des lieux de criminalité « déstabilisante » (!?)[8]. Dans l’objectif de « traiter efficacement les nuisances » (sic), l’accord Arizona du 31 janvier 2025 transforme les bourgmestres en shérifs : amendes administratives ; « boîte à outils d’intervention proactive » pour permettre les fouilles préventives ; pouvoir de contrainte à l’égard des personnes présentant des « problèmes sociaux et mentaux » ; interdiction d’entrée pour « les fauteurs de trouble » dans les parcs récréatifs[9]. En chemin ne se perdent pas seulement les garanties que les citoyens détiennent face à un juge. La suspicion devient la règle, la liberté l’exception : l’État cherche à restreindre notre liberté individuelle pour prévenir d’hypothétiques actes futurs, et non pour punir nos actes illicites avérés. 

Des juges dont les décisions ne sont pas respectées

Toujours dans son rapport 2024 sur l’État de droit en Belgique, la Commission européenne exprime « de vives inquiétudes » à l’égard du « non-respect par le gouvernement de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et des tribunaux nationaux ». Il s’agit d’une violation claire de l’État de droit car tout simplement, dans un État de droit, l’État doit respecter le droit. Même son de cloche, ou plutôt de tocsin, du côté de la Cour européenne : à l’unanimité, la Cour a constaté en 2023 « une carence systémique » de l’État belge à respecter les décisions de ses juges : depuis 2021, l’État belge refuse de respecter plus de 9000 décisions de justice qui le condamnent car il n’assure pas ses obligations légales et internationales à l’égard des demandeurs d’asile[10]. A nouveau, la Belgique fait l’objet d’une surveillance « soutenue » à ce sujet par le Conseil de l’Europe. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le courrier de Bart De Wever et Georgia Meloni du 22 mai 2025. Les auteurs y regrettent que des décisions de la Cour européenne limitent « (leur) capacité à prendre des décisions politiques dans (leurs) propres démocraties »[11]. C’est oublier qu’en démocratie, le rôle des juges est de limiter la marge de manœuvre des gouvernants quand ils dépassent les bornes, que cela leur plaise ou non.

Des juges attaqués nominativement

Début mai 2025, le Premier Ministre belge accole au Procureur du Roi de Bruxelles « une étiquette PS très claire »[12], après les déclarations de ce dernier sur sa volonté de s’attaquer à la corruption dans le monde politique. L’inspiration outre-Atlantique semble peu contestable… Bart De Wever a invoqué la plaisanterie et présenté ses excuses[13]. Pas de quoi rire pourtant : dans le rapport 2024 de la Commission européenne sur l’État de droit en Belgique, la Belgique est pointée du doigt pour son « risque élevé de corruption » et la limitation des moyens qu’elle concède à ceux, comme le Procureur du Roi de Bruxelles, qui veulent enfin s’y attaquer.

Aujourd’hui, le sous-financement de la justice belge et le non-respect de ses décisions sont des violations de l’État de droit pointées par les institutions internationales. Demain, dans un scénario de bras de fer tel que celui qu’on observe aux États-Unis, les juges belges partiraient avec un bras cassé. Le contournement du juge, la remise en cause de la protection européenne des droits de l’homme et l’attaque d’un magistrat qui veut faire respecter l’État de droit accroissent l’inquiétude. Dans le même temps, les restrictions apportées à la liberté de la presse[14] et au droit de manifester[15] garantis par les articles 25 et 26 de la Constitution limitent le droit reconnu depuis 1831 de critiquer les autorités[16]. Ces différents faits convergent vers une question de fond : en Belgique aussi, le basculement a-t-il commencé ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux, Professeure en droit constitutionnel à l’Université de Mons, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1836), Livre I, Première partie, chapitres V et VI.

[2] Cité par A. Buisson, «Donald Trump n’en finit plus de contester l’autorité des juges », Rule of Law, 17 mars 2025.  

[3] Un site d’initiative privée remarquable vous permet d’accéder à l’intégralité des travaux du Congrès national.  

[4] Rappelons que le Vlaams Belang est le premier parti en sièges au Parlement flamand (ex-aequo avec la NVA) et le deuxième parti en sièges à la Chambre des représentants.

[5] Commission européenne, Rapport 2024 sur l’État de droit, Chapitre consacré à l’État de droit en Belgique, 24 juillet 2024.   

[6] Cour eur. D.H. , 5 septembre 2023, arrêt Van den Kerkhof c. Belgique.

[7] Service de l’Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, «Belgique – Principales questions », 2025.

[8] Loi du 15 janvier 2024 relative à l’approche administrative communale, Moniteur Belge, 7 février 2024.

[9] Accord de coalition fédérale 2025-2029, 31 janvier 2025, p. 138.   

[10] Cour eur. D.H. , 18 juillet 2023, arrêt Camara c. Belgique.

[11] Letter from european leaders on the expulsion of foreign criminals, 22 mai 2025 (notre traduction). 

[12] C. Bussoli, « Attaque de Bart De Wever contre le Procureur du Roi de Bruxelles : « C’est extrêmement dangereux » », Le Soir, 2 mai 2025.  

[13] Séance plénière de la Chambre des représentants, C.R.I. , Ch. , 15 mai 2025, p. 49.

[14] X. Counasse, « Article 25  - La presse est libre, la censure ne pourra jamais être établie », Le Soir, 21 juin 2025.  

[15] Institut fédéral pour la Protection et la Promotion des Droits humains, Le droit de manifester sous pression, Rapport annuel 2024, 41 pp.

[16] Sur le droit de critique des actes de l’autorité reconnu par les congressistes, voy. les séances des 24 décembre et 26 décembre 1830 du Congrès national. 

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