Le 29 août dernier, la Secrétaire d’État belge à l’Asile et à la Migration annonçait la suspension de l’accueil des hommes seuls demandeurs d’asile. Anticipant une nouvelle « crise » de l’accueil cet hiver, elle motive sa décision par la volonté de « ne pas être en retard sur les événements » et vouloir « absolument éviter que des enfants se retrouvent à la rue »[1]. Un argumentaire qui hiérarchise dangereusement les situations de précarité et masque l’illégalité structurelle dans laquelle se trouve l’État belge. Un détour par la législation en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale permet de recadrer la portée de ce choix politique.
Le cadre légal de l’accueil
Le droit d’asile trouve son origine dans la Convention de Genève de 1951 par laquelle les pays signataires, dont la Belgique, s’engagent à offrir une protection aux personnes qui, dans leur pays d’origine, ont une crainte fondée de persécution en raison de leur nationalité, leur race, leurs convictions politiques ou religieuses ou leur appartenance à un certain groupe social ou encore qui fuient la guerre, la torture ou des traitements inhumains et/ou dégradants.
Une demande d’asile ne peut être introduite en Belgique que si la personne se trouve sur le territoire belge. Les demandeurs de protection internationale ont alors droit à une aide matérielle de la part de l’État, le temps que les autorités examinent leur dossier[2]. La loi du 12 juin 2007, dite « loi accueil », transpose une directive européenne[3] et prévoit une aide matérielle qui comprend, notamment, « l’hébergement, les repas, l’habillement, l’accompagnement médical, social et psychologique et l’octroi d’une allocation journalière. Elle comprend également l’accès à l’aide juridique, l’accès à des services tels que l’interprétariat et des formations ainsi que l’accès à un programme de retour volontaire ». La notion d’accueil est donc plus large que le simple hébergement : la Belgique est tenue de fournir aux demandeurs de protection internationale un accueil qui leur permette « de mener une vie conforme à la dignité humaine » (article 3 de la « loi accueil »).
Une suppression illégale du droit à l’aide matérielle
Si la « loi accueil » et la directive européenne permettent toutes deux de limiter, ou très exceptionnellement, de retirer l’aide matérielle, ces situations sont strictement encadrées. Ne sont visés que les cas suivants : si le demandeur d’asile refuse ou abandonne le lieu d’accueil qui lui a été assigné ; s’il ne répond pas aux convocations et ne se présente pas aux autorités; s’il a introduit une demande ultérieure ou s’il a dissimulé des ressources matérielles. Dans tous les cas, ces mesures sont individuelles, motivées de manière objective et impartiale au vu de la situation particulière de chaque demandeur d’asile. La décision doit aussi respecter le principe de proportionnalité : il faut une adéquation entre l’objectif poursuivi et les moyens mis en œuvre. L’article 5 de la « loi accueil » précise enfin qu’en dehors de ces cas de figure, le bénéfice de l’aide matérielle ne peut en aucun cas faire l’objet d’une suppression.
L’examen du droit applicable amène deux constats. D’une part, la Belgique, au même titre que les autres États européens, a l’obligation de fournir un accueil conforme à la dignité humaine aux demandeurs de protection internationale. D’autre part, la décision de la secrétaire d’État d’exclure du droit à l’accueil les hommes seuls qui demandent l’asile en Belgique viole les normes belges et européennes.
L’exécutif en défaut structurel
Le Conseil d’État a récemment invalidé la décision d’exclusion prise par la secrétaire d’État et a ordonné sa suspension. Madame De Moor a réagi en indiquant qu’elle n’exécuterait pas la décision de la haute juridiction administrative. Le gouvernement décide donc de se maintenir dans l’illégalité[4], et ce choix s’inscrit dans la durée.
Depuis maintenant deux ans, l’État ne respecte pas son obligation d’accueil, invoquant la saturation du réseau d’accueil. L’agence Fedasil (agence fédérale en charge de l’accueil) a été condamnée près de 9 000 fois devant les juridictions nationales pour les manquements du gouvernement, en défaut de fournir des solutions d’accueil aux demandeurs d’asile à la rue. Plus de 1 200 demandes ont été accueillies par la Cour européenne des droits de l’homme sur la base de l’article 39 du règlement de la Cour, qui permet d’enjoindre un État à prendre des mesures urgentes et provisoires lorsqu’il existe un risque avéré d’atteinte au droit à la vie ou de traitements inhumains et dégradants.
Pourtant, ici aussi, la « loi accueil » a prévu et encadré la situation de saturation dont il est fait état, en prévoyant que lorsque les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées, en cas d’afflux massif de demandeurs d’asile, les demandeurs de protection internationale peuvent être hébergés dans une structure d’accueil d’urgence « pour une période aussi courte que possible » et uniquement si « les besoins fondamentaux du bénéficiaire de l’accueil y sont rencontrés en fonction de l’évaluation de ses besoins spécifiques ». La Cour européenne des droits de l’homme a en outre rappelé à la Belgique, condamnée à exécuter ses obligations sous peine d’astreintes, qu’« une autorité de l’État ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice »[5].
Absence de volonté ou choix politique ?
Tant les manquements structurels de l’État belge en matière d’accueil que la récente décision d’exclusion de la secrétaire d’État doivent être lus sous l’angle d’un choix politique, qui échappe au cadre juridique censé s’imposer et guider l’action gouvernementale. Comme dans d’autres matières, la situation actuelle est en partie définie par des politiques passées. Si, actuellement, des centres d’accueil s’ouvrent ou sont en projet, c’est sur fond de réduction volontaire et continue de la capacité d’accueil depuis plusieurs années. Cependant, aucun gouvernement ne pourrait se décharger de ses responsabilités au motif de l’héritage de politiques préexistantes. Il en va de la crédibilité des instances étatiques.
De nombreux acteurs de terrain ont proposé et proposent des solutions afin de sortir les demandeurs d’asile de la rue, qui toutes sont refusées. La plus emblématique consiste en un plan de répartition des demandeurs d’asile entre toutes les communes belges, ce qui permettrait de parer à l’urgence, et de répartir l’accueil de manière équitable au niveau des Régions et communes de tout le pays[6]. Cette solution, déjà mise en œuvre par le passé[7], est aussi encadrée par la « loi accueil » (article 11, §3, 2° de la loi). Elle nécessite cependant un accord politique au niveau du gouvernement fédéral, mais aucun parti de la majorité ne semble vouloir risquer sa place en faisant avancer ce dossier.
Une dangereuse hiérarchisation des vulnérabilités
Donner la priorité aux femmes et aux enfants afin qu’ils ne se retrouvent pas à la rue est compréhensible et louable. Mais cette annonce combinée à une absence de volonté politique de trouver des solutions pour les hommes est inique et revient à masquer leur vulnérabilité. Faut-il rappeler que vivre et dormir à la rue est dangereux et plonge les personnes dans un cycle de précarisation ? Aux dangers physiques (vols, agressions), s’ajoutent les risques psychologiques (perte de sens, risque accru d’addictions), sanitaire (fragilité accrue aux maladies), et social (perte de lien et de perspectives en collectivité). Sans solution, les demandeurs d’asile viennent et viendront immanquablement grossir les rangs des trop nombreuses personnes précarisées des rues de Bruxelles, déjà tributaires d’un réseau d’aide débordé.
Face à ces risques bien réels, l’accueil des demandeurs d’asile ukrainiens au printemps 2022 suggère que des solutions, temporaires mais aussi structurelles, sont envisageables. À l’occasion de la récente occupation de la place Flagey à Ixelles, un demandeur d’asile a clairement résumé le sens du droit à l’accueil : « être accueilli comme un être humain ». Avant d’ajouter : « comme un ukrainien ». Aucune loi ne hiérarchise les demandeurs de protection internationale en fonction de leur origine ou de leur sexe. Sans doute est-il essentiel de se le rappeler à l’heure d’appliquer les solutions qui mettent fin à l’illégalité structurelle de l’État belge.
Diletta Tatti, Chercheuse et assistante à l’UC Louvain Saint-Louis Bruxelles, Membre du GREPEC (Groupe de recherche en matière pénale et criminelle), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
[1] https://www.lalibre.be/belgique/politique-belge/2023/08/29/asile-et-migration-la-secretaire-detat-nicole-de-moor-suspend-temporairement-laccueil-des-hommes-seuls-XWFSZLHMPBAZVLQUJNHO3ZALJU/
[2] En Belgique il s’agit du CGRA, le Commissariat Général aux réfugiés et aux Apatrides.
[3] Loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers, M.B., 7 mai 2007 et directive 2013/33/UE du parlement européen et du conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), J.O.U.E, L.180/96, 29 juin 2013. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013L0033
[4] Voir la carte blanche de professeures et professeurs de droit constitutionnel :
https://www.lesoir.be/538243/article/2023-09-20/migration-quallons-nous-pouvoir-dire-nos-etudiants
[5] Arrêt Camara c. Belgique du 18 juillet 2023. Pour une analyse de l’arrêt : https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/juri/cedie/actualites/paluku-aout-2023.html
[6] Le gouvernement régional bruxellois a encore récemment pallié aux manquements du gouvernement fédéral, offrant un hébergement d’urgence aux demandeurs d’asile à la rue qui avaient occupé temporairement la place Flagey à Ixelles.
[7] Un plan de répartition a notamment été mis en place au mois de mai 2016.