À l’heure de la dématérialisation des services publics et alors que le gouvernement belge a déposé au Parlement, le 1er décembre 2023, un projet de loi visant à valider l’utilisation de la vidéoconférence en justice, il est intéressant et peut-être urgent, de rappeler tant la nature de l’audience que les fonctions qu’elle assume. Ce rappel permettra de donner à penser la probable incompatibilité de cette technologie de communication avec la conduite d’un procès, tel qu’il se conçoit en droit mais aussi tel qu’il est perçu d’une part par les justiciables ; d’autre part par les professionnels.
Sa nature
L’audience en justice est cette étape particulière du procès qui en matière civile, succède à celle de l’échange par les parties de leurs arguments écrits et des documents qui les justifient. Rappelons qu’après l’introduction en justice d’un litige ou « contentieux » qui justifie par sa complexité d’être discuté et argumenté, chaque partie va rédiger des écrits de procédure ou « conclusions » lesquelles relèvent d’un travail d’analyse individuel mais aussi nécessairement dialectique, en ce qu’elles vont se « répondre » et argumenter différemment en se confrontant aux revendications et/ou dénégations de leur(s) adversaire(s).
Lors de l’audience des plaidoiries, ce processus va « muter » en une dialectique orale et dynamique, c’est-à-dire véritablement « incarnée » dans un langage et des échanges, tissés de gestuelle et d’interactions non verbales, inscrites dans une sorte de « jeu de rôle » prescrit par la procédure et arbitré par le juge. C’est ce jeu de rôle qui permet à chacun, y compris à la presse lorsqu’elle assiste au procès, de vérifier son caractère équitable, impartial et donc non arbitraire.
Pour permettre le contrôle de l’impartialité et du respect des droits des parties par le juge, l’audience doit dès lors nécessairement être « publique », selon l’article 148 de la Constitution. Cette publicité qui relève d’une garantie démocratique, non négociable, exclut par principe, on le devine, qu’elle se tienne au moyen de la visioconférence qui recèle objectivement un « hors champ » inacceptable dans un cadre judiciaire en ce qu’il nourrit en soi le soupçon.
Le juge est un tiers neutre qui, par définition, ne poursuit aucun intérêt dans le procès et qui n’a pas été choisi par les parties, mais qui va endosser un rôle actif à l’audience en ce qu’il doit, en somme, y « faire levier » c’est-à-dire y favoriser la qualité et la finesse des débats et en conséquence la « production » d’une vérité judiciaire en pratiquant ce que la loi appelle le « débat interactif ».
C’est dire que, contrairement aux idées reçues, le juge n’a pas l’obligation de rester passif ou muet car il lui appartient de questionner et de confronter les thèses en présence, notamment sur la base des pièces qui sont produites, en interrogeant éventuellement les justiciables qui sont présents et, en tout cas, en leur permettant de s’exprimer.
Au terme de ces échanges, il clôture les débats et dès lors met fin au procès dont il a été saisi pour prononcer, le plus souvent endéans un délai d’un mois, une décision que la Constitution lui impose de motiver avec soin en droit et en fait, en réponse aux arguments des parties, de manière à permettre à celles qui succombent[1] de comprendre les raisons de leur condamnation ou le fait que leur demande n’est pas jugée « fondée ».
Il arrive que des personnes comparaissent sans être défendues par un avocat ou sans avoir déposé des écrits de procédure. Dans le procès pénal, il est fréquent que la défense ne dépose pas de conclusions. Dans ces hypothèses, la valeur de l’audience est encore ajoutée car le justiciable va y exposer ses explications et ses arguments dont certains sont susceptibles, si le juge y est attentif, de déterminer l’issue du procès. Souvent, il va également y exposer un contexte et y livrer des éléments de son parcours de vie, éléments qui détermineront aussi, pour partie, la décision à prononcer et sa motivation.
Si les acteurs judiciaires accomplissent leur travail avec sincérité et engagement, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’audience donne généralement aux thèses en présence une dimension ou une épaisseur supplémentaire, souvent insoupçonnée et qui va déjouer les évidences ou les possibles préjugés nourris précédemment et permettre de concevoir une issue véritablement « tierce », possiblement la plus « juste », à tout le moins la moins injuste.
L’audience n’est donc en rien l’espace-temps d’un spectacle d’un autre âge destiné à satisfaire les vanités d’acteurs judiciaires en mal de démonstration d’éloquence ou d’effets de manche. Elle constitue cette étape incontournable et incarnée de la dialectique du procès et figure en cela l’essence même de ce que le philosophe et anthropologue Bruno Latour appelle un processus dit « véridictionnel », propre à la justice et qui fonde sa dignité singulière, à savoir la manière procédurale particulière qu’elle a de véritablement « générer » une vérité, en l’occurrence une vérité qualifiée « judiciaire ».
Ses fonctions
Il faut distinguer l’importance que l’audience présente pour le justiciable et celle qu’elle présente pour le juge dont les parties attendent une décision.
Pour le justiciable, l’intérêt de l’audience est essentiel, surtout en matière pénale, en ce qu’il y espère et y revendique en somme « la justice ineffaçable au cœur de l’homme », selon les mots de la philosophe Simone Weil. Il faut fréquenter les palais de justice et écouter ce que les citoyens qui comparaissent y disent : il s’agit toujours d’exprimer, généralement avec émotion, un besoin de justice ou un ressenti d’injustice.
Ce qu’attend le justiciable de sa comparution à l’audience, y compris celui qui admet être coupable des infractions qui lui sont reprochées, c’est une écoute respectueuse et la reconnaissance inconditionnelle de sa part d’humanité qui doit exclure toute expression de discrédit ou de disqualification inutile. Dans le chef du citoyen devenu justiciable, l’audience représente donc une épreuve mais aussi une rencontre et un espoir.
S’agissant du juge, c’est à la faveur de sa curiosité pour le dossier et dès lors de son « investissement » à l’audience que sa réflexion, et à sa suite sa décision, seront nourries au mieux par la dimension « physique » de la dialectique qu’il doit trancher.
C’est là qu’il peut déjouer ses biais, véritablement sortir de sa « tour d’ivoire », et épaissir son office par cette dimension orale et non verbale, à la fois, dynamique et incarnée des échanges qui s’y nouent.
L’audience est-elle soluble dans la visioconférence ?
Parce qu’elle confère au procès toute la part d’humanité que le citoyen en attend légitimement mais aussi parce qu’elle y garantit le cadre et l’aboutissement de l’analyse et de la dialectique qui seules permettent d’approcher au plus près la vérité d’un dossier dont les acteurs judicaires sont les débiteurs, l’audience à la fois publique et tenue en trois dimensions constitue, on le comprend, l’une des conditions essentielles de la crédibilité et de la légitimité de la justice institutionnelle.
C’est dire que la perspective de priver le justiciable et les acteurs judiciaires de cette séquence majeure du procès en la confinant en quelque sorte dans le cadre des écrans froids de la visioconférence constitue rien moins qu’un renoncement insensé aux garanties démocratiques et humanistes qui fondent le procès et qui ont été à juste titre instituées dans les pays soucieux du respect de l’État de droit.
Manuela Cadelli
Juge
Autrice de La légitimité des élus et l’honneur des juges (Samsa 2022) pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] « Succomber » en justice signifie perdre son procès, partiellement sur certains points ou relativement à toutes les demandes formées.