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Billet de blog 10 février 2025

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Censure, liberté d’expression, et journalisme

La décision de la RTBF (Radio Télévison Belge Francophone) de décaler la retransmission du discours d’investiture de Donald Trump découle de l’application de la Clause de responsabilité sociale et démocratique. Ce dispositif singulier n’est pas toujours bien compris, surtout en lien avec la liberté d’expression ou une forme de censure. Tentative d’explication, par François Heinderyckx

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Pour couvrir le discours d’investiture de Donald Trump le 20 janvier dernier, la direction de l’information de la RTBF avait décidé d’introduire un léger décalage (moins de 3 minutes) dans la retransmission « en direct » de cette importante allocution. En toute transparence, la rédaction l’a annoncé sur les antennes concernées et l’a justifié en invoquant diverses dispositions réglementaires et déontologiques constituant la « clause de responsabilité sociale et démocratique ». Ce dispositif qu'on appelait jusqu’à récemment le « cordon sanitaire médiatique » est strictement encadré notamment par l'autorité de régulation de l'audiovisuel (CSA) et par le Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Cette précaution a suscité des réactions d’étonnement et même un début de polémique et d’accusation de censure qui révèlent une certaine confusion autour de cette notion.

Censure

En matière de médias d’information, la censure préalable est généralement envisagée comme étant exercée sur, et non par les rédactions. La polémique actuelle doit donc être entendue dans une acception large du terme. La censure consiste à conditionner la diffusion d’un contenu à une autorisation préalable, laquelle, si elle est refusée, entraîne l’interdiction de diffusion ou la diffusion avec un retard tel qu’il perd tout effet informatif utile. La censure suppose donc l’interdiction a priori de la diffusion d’un contenu pour préserver certains intérêts supérieurs (à condition qu’une telle censure soit prévue par la loi et qu’elle soit proportionnée au but poursuivi). En l’occurrence, il n’y a donc pas de censure au sens propre du terme, puisqu’il n’a jamais été question de supprimer, même partiellement, la diffusion du discours.

Si, au-delà de la censure, nous sommes si méfiants à l’égard de toute interférence avec l’expression des hommes et des femmes politiques, c’est parce que la transparence et la liberté d’expression s’imposent comme des droits et des valeurs fondamentales de nos démocraties modernes. Or, si la liberté d’opinion et d’expression constitue bien un droit fondamental, garanti notamment par la Constitution et des conventions internationales de protection des droits humains, on oublie trop souvent que ce droit n’est pas, chez nous, absolu, et ses limites sont encadrées par la loi. La Convention européenne des droits de l’Homme précise (article 10) que l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités. La Constitution belge indique clairement qu’on ne peut se prévaloir de cette liberté pour contrevenir aux lois (article 19), en particulier celles relatives au racisme, à la xénophobie, aux discriminations, à l’incitation à la violence, au négationnisme, à l’injure et à la diffamation ; ou généralement contraires au droit pénal.

Deux conceptions de la liberté d’expression

La conception de la liberté d’expression qui a cours aux États-Unis est fondée sur le cadre beaucoup plus large du 1er Amendement de leur Constitution qui donne lieu à certaines interprétations radicales interdisant toute entrave à l’expression (du moins dans l’espace public). C’est cette interprétation extrême, actuellement très en vogue dans les milieux conservateurs aux États-Unis, qui conduit à contester toute mesure de modération des contenus échangés sur les réseaux sociaux. On voit clairement, en cette matière, l’antinomie entre les conceptions européenne et étatsunienne de la liberté d’expression, qui nourrit l’indignation et l’incompréhension du secteur numérique étatsunien face aux efforts de régulation entrepris par l’Union européenne (RGPD, DSA, DMA, AI Act…) qui sont sans équivalent chez eux. Par mimétisme ou par manque d’information, beaucoup se prévalent, en Europe, de formes de liberté d’expression et d’entreprise qui n’existent pourtant qu’aux États-Unis.

Quoi qu’il en soit, les précautions prises par les journalistes de la RTBF ne peuvent être qualifiées de censure dès lors qu’il n’a jamais été question de supprimer des portions du discours du 47e président des États-Unis, mais seulement, si cela s’était avéré nécessaire, d’accompagner certains passages d’une analyse documentée et d’une mise en perspective contextualisée. Ce type d’analyse constitue le fondement même du journalisme qui trahirait sa responsabilité première en s’effaçant au profit d’un direct sans filtre abandonnant le public face à des propos qui peuvent s’avérer gravement mensongers et manipulateurs, voire répréhensibles (incitation à la discrimination ou à la violence…).

Analyse et mise en contexte

En ce qui concerne Donald Trump, un certain nombre de médias de premier plan aux États-Unis considéraient, dès son premier mandat présidentiel, qu’il fallait éviter de diffuser ses conférences de presse et autres discours en direct. Là aussi, il ne s’agissait pas de censurer, mais d’expliquer et, ce faisant, de limiter l’impact de propos manifestement erronés ou mensongers, souvent outranciers, qui sinon seraient seulement propagés sans possibilité de contester et expliquer les erreurs factuelles, ou de signaler les éléments contraires aux lois en vigueur, aux conventions internationales… Les dispositifs de vérification des faits a posteriori (« fact checking ») ont, de ce point de vue, montré leurs limites (c'est généralement trop tard).

Certains préconisent même, dans les cas les plus problématiques, de recourir au « sandwich de vérité » (traduction libre du « truth sandwich » dérivé d’un concept développé par le linguiste George Lakoff) : il s’agit de rapporter une déclaration erronée entre un exposé des faits connus et vérifiés sur le sujet, et un rappel de ces faits avérés. Ainsi, on n’entrave pas l’expression politique, mais, quand cela semble nécessaire, on la met en perspective pour permettre au public de se faire une opinion en connaissance de cause, plutôt que le laisser recevoir et interpréter seul des déclarations percutantes et trompeuses d’un tribun peu scrupuleux qui, à force de répétition et en l'absence de contradiction, peut semer le doute, puis la manipulation.

Double exception belge francophone

La Belgique francophone présente une double singularité. D’une part, elle constitue un exemple unique de paysage médiatique déterminé à ne pas donner un accès direct à l’expression des candidats, candidates et partis dont les rédactions estiment qu’ils relèvent de forces antidémocratiques ou liberticides ou que leurs discours contreviennent à la loi. D’autre part, la Belgique francophone fait figure d’exception par rapport à la plupart des territoires limitrophes (Flandre, France, Pays-Bas, Allemagne…) en ce qu’aucun parti politique d’extrême droite n’est parvenu à s’y implanter durablement. Il n’est évidemment pas possible de démontrer un lien de causalité entre le « cordon sanitaire médiatique » préservé, adapté, et encadré depuis son instauration, à l’initiative de la RTBF, au lendemain du dimanche noir du 24 novembre 1991 (lorsque 12 candidats du Vlaams Blok furent élus à la Chambre), et la quasi-absence de la droite radicale dans le paysage politique et électoral belge francophone.

On doit toutefois faire preuve de beaucoup de prudence et d’humilité lorsqu’on débat des moyens d’information et de communication politique dans le contexte actuel où nos concitoyennes et nos concitoyens ont, plus que jamais, besoin des capacités de recul et d’analyse, de vérification et d’enquête, qui fondent le journalisme de qualité, au service du public et du bon fonctionnement de nos démocraties. C’est d’autant plus important au moment où les enquêtes d’opinion montrent que le journalisme et les médias, et plus encore les partis politiques, le parlement, la justice et d’autres institutions fondamentales de nos démocraties, tendent à perdre la confiance des Belges.

François Heinderyckx, professeur de communication politique à l'ULB, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

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