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Billet de blog 11 mars 2025

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L’histoire du vélo « pour femme »

Le vélo a participé à l’émancipation féminine à la fin du 19e s. en offrant une liberté de déplacement et en influençant les normes vestimentaires. Aujourd’hui, bien que le vélo soit fortement encouragé et perçu comme un moyen de transport inclusif, son usage quotidien diffère toujours selon le genre. Comment les objets du vélo participent-ils à creuser ou réduire ces écarts ? Par Claire Pelgrims.

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Le vélo est souvent présenté comme un outil d’émancipation. D’abord, celle des femmes à la fin du 19e siècle. En effet, les différents ancêtres du vélo « de sécurité » moderne ont offert aux jeunes femmes une liberté de circulation autonome dans la campagne, en dehors du foyer domestique. Ils ont également joué un rôle important dans l’évolution des normes vestimentaires, autorisant progressivement le port du pantalon pour les femmes et une nouvelle amplitude de mouvements corporels. Le vélo devient même le symbole des luttes féministes. Dans l’entre-deux-guerres, la bicyclette participe de la même manière à l’émancipation des classes ouvrières. Encore aujourd’hui, le vélo est présenté comme un mode de déplacement inclusif et économiquement accessible. Pourtant, il reste différemment adopté pour les mobilités du quotidien par les individus selon leur genre, leur classe sociale, leur âge, leur origine ethnique, etc. À Bruxelles, les femmes ne représentent par exemple que 40% des cyclistes observés dans l’espace public. Une faible progression de même pas 10% en quinze ans… Alors que le développement du vélo comme alternative à la voiture et en complément des transports en commun est un objectif de l’Union Européenne pour limiter le dérèglement climatique, mais aussi limiter les effets ségrégatifs du système automobile, les pouvoirs publics ont essayé les dernières années de sensibiliser les femmes aux avantages du vélo utilitaire par différentes campagnes de promotion. Comment alors expliquer que les femmes fassent moins de vélo que les hommes ?

Les freins aux vélos

Premièrement, les hommes ne font pas plus de vélo que les femmes partout dans le monde. La proportion de femmes parmi les cyclistes varie même d’une ville à l’autre, en lien avec la part du vélo dans l’ensemble des déplacements. Les différences de pratiques du vélo entre les femmes et les hommes s’expliquent par différentes contraintes culturelles et sociales qui touchent les femmes de manière disproportionnée. De plus, plus de femmes à vélo n’implique pas forcément une société plus égalitaire. Au Japon, par exemple, la majorité des cyclistes sont des femmes mais c’est parce que le vélo permet aux mères de remplir le rôle social et familial qui leur est attribué dans cette société très patriarcale. En cette Journée internationale des Droits des femmes, il faut rappeler que les premières luttes féministes pour une égalité de droit entre les hommes et les femmes (droit de vote, etc.) n’ont pas abouti à une égalité pratique. La deuxième vague du féminisme a donc, à partir des années 1960, élargi ses revendications aux déséquilibres, perçus jusque-là comme naturels, dans la vie quotidienne.

En ce qui concerne les mobilités, les recherches pionnières des années 1970 en France ont souligné combien, à côté de la famille et du monde du travail, l’organisation urbaine faite par et pour les hommes reste une sphère puissante d’oppression des femmes et des minorités de genre. Alors que la rue semble ouverte à tous et toutes, une observation fine révèle que tout le monde n’y circule pas de la même manière. Historiquement déjà, si le vélo est émancipateur pour les femmes bourgeoises à la fin du 19e siècle, c’est parce que le modèle économique et social patriarcal alors dominant depuis deux siècles les a progressivement reléguées dans l’espace domestique. Aujourd’hui encore, l’espace public est présenté comme un espace dangereux pour les femmes. Les petites filles apprennent très tôt à être prudentes, discrètes et à mobiliser différentes tactiques pour se déplacer dans l’espace public en minimisant les risques d’agression et de harcèlement. Certes, la vitesse du vélo permet d’échapper aux harceleurs mais cet argument ne convainc pas les nombreuses femmes qui restent inquiètes pour leur sécurité. Au contraire, les prises de risque que la société autorise aux petits garçons leur permet, une fois adultes, de se sentir plus légitimes et assertifs pour prendre leur place à vélo dans le trafic, alors que les femmes craignent davantage les accidents à vélo ou d’y être insultées.

De plus, les femmes ont tendance à réaliser au quotidien des trajets plus courts, mais plus nombreux, entre la crèche, l’école, les magasins, le travail parce qu’elles restent majoritairement en charge de l’accompagnement des enfants et du maintien du ménage en plus de leur emploi. Or ces déplacements en chaîne sont perçus par la majorité comme plus difficiles à réaliser en vélo. Pour les cyclistes ayant fait le pas en revanche, le vélo, par sa flexibilité et sa fiabilité, est perçu comme un choix avantageux pour réaliser ces déplacements : sans rester bloqué dans les embouteillages et en profitant du trajet avec le ou les enfants qui apprécient être au grand air. La possibilité d’une assistance électrique a depuis une quinzaine d’année permis le développement des vélos cargo ou longtail[1] qui facilitent l’accompagnement des enfants. Ces nouveaux vélos familiaux représentaient 14% des vélos observés en 2024 durant la pointe du matin à Bruxelles. Est-on ainsi témoin d’une transformation du vélo en outil féminin pérennisant un partage des tâches inégale comme au Japon ?

Des équipements pour femmes ?

En effet, au-delà des craintes liées à la sécurité et à la complexité des trajets du quotidien, mes travaux montrent que les raisons de l’écart d’usage entre les hommes et les femmes sont également à chercher du côté du détail des équipements des cyclistes et de l’imaginaire du vélo. Historiquement, la bicyclette a été développée comme un objet genré. Le vélo masculin est un cadre fermé (avec une barre horizontale) alors que le « vélo-dame » dispose d’un cadre ouvert permettant d’en descendre par l’avant sans avoir à lever haut la jambe. Les objets sont étroitement liés aux gestes socialement acceptables ou techniquement possibles selon les vêtements portés. Depuis une quinzaine d’années, la distinction entre « vélo-femme » et « vélo-homme » a disparu des catalogues de vélo au profit des appellations plus neutres du cadre low-step, mixte ou diamant[2]. Cependant, la manière dont s’équipent les cyclistes reste guidée par la binarité traditionnelle et renforce ainsi les stéréotypes sur les hommes et les femmes. Ainsi, les vélos à cadre ouvert équipés pour le transport des enfants ou des courses (paniers, sacoches) restent des choix davantage féminins que les modèles sportifs (gravel, de course ou VTT). Or les objets avec lesquels on s’entoure, et qui participent à nous définir et nous positionner dans la société, restreignent également ce qu’il nous est possible de faire. Le modèle sportif qu’utilise Monsieur pour aller travailler, en plus de renforcer les stéréotypes de genre (homme sportif / faible femme), l’empêche bien souvent de transporter les enfants ou de ramener des courses à la maison.

Heureusement, les nouveaux vélos familiaux sont conduits pour moitié par des hommes. Souvent partagés dans le couple, ils participent à battre en brèche une série d’idées reçues sur le vélo. Aujourd’hui, leurs cadres mixtes remettent en question la binarité entre les vélos « pour hommes » et « pour femmes ». De manière générale, le développement des vélos à assistance électrique a augmenté l’adoption des cadres mixtes et progressivement déconstruit l’imaginaire du vélo comme loisir sportif masculin. Ces nouvelles solutions diminuent donc le pouvoir des stéréotypes ! Il existe aussi des alternatives moins chères telles que les sièges-enfant, les paniers et autres sacoches à monter sur le porte bagage ou devant ou derrière le guidon, ou encore les systèmes tractés comme les remorques et les « follow-me »[3]. Il y a donc l’embarras du choix pour équiper les vélos des hommes et transformer les normes de genre par ces objets du quotidien. Ça ne suffira pas à construire une société plus égalitaire, mais ça aura le mérite d’y participer !

Claire Pelgrims, chercheuse en urbanisme et mobilité à l’Université libre de Bruxelles, pour Carta academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Le vélo cargo dispose d’un box à l’avant tandis que l’arrière prolongé du longtail permet le placement de deux sièges-enfant ou d’une banquette.

[2] Le cadre lowstep est un cadre entièrement ouvert, le cadre mixte est fermé par une barre diagonale tandis que le cadre diamant l’est par une barre horizontale.

[3] Accessoire qui permet de tracter un vélo d’enfant en accrochant sa roue avant.

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