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Billet de blog 11 avril 2025

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Comment convaincre les partis de taxer « les épaules les plus larges » ?

On sait qu’au sein de la coalition Arizona, la taxe sur les plus-values voulue par Vooruit pour taxer « les épaules les plus larges » est très fortement contestée par le MR. C’est un long chemin de croix qui attend le gouvernement De Wever pour faire aboutir cette réforme fiscale, dont l’avenir reste incertain. Et si on regardait du côté de l’histoire pour sortir de l’impasse ? Par Simon Watteyne

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L’histoire fiscale de la Belgique est marquée par de nombreuses tentatives de réformes qui n’ont jamais abouties. Les grandes réformes du système fiscal réussies au 20e siècle se comptent au nombre de… deux : en 1919 et en 1962[1]. C’est très peu pour redonner espoir dans la capacité des partis politiques à trouver un accord sur une réforme fiscale pérenne. Cependant, l’histoire offre une piste de solution alternative. À défaut d’un accord sur une réforme fiscale définitive, les partis politiques ont parfois fait le choix de créer des impôts temporaires. La raison d’un tel choix est systématiquement la même : réduire la dette publique.

La Seconde Guerre mondiale

Il existe plusieurs épisodes d’impôts temporaires dans l’histoire de Belgique. Malheureusement, ceux-ci n’ont pas toujours apporté les résultats attendus. C’est le cas d’un impôt spécial sur les bénéfices des profiteurs de guerre, créé après l’occupation allemande de 1914-1918 car celle-ci avait entraîné la multiplication par quatre de la dette publique belge. À défaut d’avoir pu identifier correctement les profiteurs et leurs bénéfices, le fisc a été incapable d’appliquer correctement l’impôt.

Il existe néanmoins un épisode exceptionnel dans l’histoire fiscale de Belgique qui vaut la peine d’être raconté. Cet épisode est connu sous le nom d’ « Opération Gutt », du nom du ministre des Finances présent dans le gouvernement belge en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, Camille Gutt[2].

Le problème à surmonter à la libération de la plus grande partie du territoire belge, en septembre 1944, était double : une hyperinflation monétaire et un accroissement énorme de la dette publique. Ce double problème était bien sûr un héritage de l’occupation nazie. De 1940 à 1944, l’Allemagne utilisa de nombreux moyens pour piller les ressources de la Belgique : papier-monnaie allemand sans aucune contre-valeur, impôts de guerre exorbitants, réquisitions forcées, expropriation des biens des Juifs.

L’occupation allemande coûte, en quatre ans, plus de 227 milliards de francs belges[3] (FB) à la Belgique. Les impôts ne rapportent pourtant que 10 milliards de FB pour l’année 1939… Le fisc belge est dès lors forcé, durant l’occupation, d’augmenter très lourdement la charge fiscale sur la population belge. On passe d’une pression fiscale d’environ 13% du PIB avant-guerre à plus de 27% en 1945. C’est en particulier l’imposition des revenus professionnels des Belges qui a augmenté considérablement durant l’occupation, une réalité qui ne changera plus jusqu’à nos jours. Ces augmentations fiscales ne suffisaient pas et le reste a dû être couvert en accroissant la dette publique. La dette est ainsi passée de 66 milliards de FB fin 1939… à 275 milliards de FB fin 1944. Comme pour la Première Guerre mondiale, la guerre de 1940-1945 a entraîné la multiplication par quatre de la dette publique belge.

L’Opération Gutt

Après la libération de Bruxelles en septembre 1944, le gouvernement belge revenu d’exil se transforme en coalition d’union sacrée de tous les partis. Y participent ainsi, pour la première fois dans l’histoire belge, des ministres communistes.

Expert financier de grande réputation, le ministre des Finances Camille Gutt décide de réaliser une vaste opération pour réduire le nombre de francs belges en circulation et la dette publique à un niveau supportable pour les finances du pays. Début octobre 1944, tous les billets de banque cessent d’avoir cours légal. Tout le monde doit venir déposer ses billets sur de nouveaux comptes sans, temporairement, pouvoir faire l’objet d’un retrait. Des files immenses se créent devant les agences bancaires durant ces quelques journées d’octobre 1944. De surcroît, tous les comptes en banque existants sont bloqués. Ensuite, Les détenteurs de titres d’actions et d’obligations sont tenus de les déclarer exclusivement auprès des banques. Tous les titres sont bloqués entre les mains de leurs propriétaires jusqu’à ce qu’ils soient déclarés. Les titres non déclarés ne peuvent être vendus en bourse[4].

Gutt espère pouvoir taxer la fortune mobilière belge que son administration a désormais bloquée, afin d’effacer une partie de la dette publique. L’impôt spécial qu’il propose est révolutionnaire : des taux progressifs de 70% jusqu’à 100% sur les accroissements de patrimoines au-dessus de 500 000 FB. Autrement dit, l’idée est de taxer ceux qui auraient vu leur patrimoine s’accroître durant l’occupation, que ce soit grâce à la collaboration ou au trafic de denrées sur le marché noir, par exemple. Cependant, le projet de loi se heurte à une féroce opposition des parlementaires sociaux-chrétiens et libéraux, membres de la majorité. Le gouvernement se retrouve démissionnaire en février 1945 sans avoir voté l’impôt temporaire.

Les impôts spéciaux de Gaston Eyskens

Le successeur de Gutt au ministère des Finances est un certain Gaston Eyskens, issu des rangs sociaux-chrétiens et plusieurs fois Premier ministre et ministre des Finances jusque dans les années 1970. Tenant compte de l’opposition à l’impôt Gutt, il élabore trois projets d’impôts spéciaux visant le même objectif de réduction de la dette. Son parti, le PSC-CVP, se retire toutefois dans l’opposition à cause de la Question royale (concernant le retour ou non du Roi Léopold III), avant que les projets de loi ne puissent être adoptés au Parlement[5].

Il faut attendre un troisième gouvernement pour obtenir finalement le vote des impôts spéciaux imaginés par Eyskens, que son successeur, Franz de Voghel, reprend dans leur entièreté. Ces trois impôts étaient sans commune mesure : un impôt de 100% sur les profits de guerre des collaborateurs, un impôt variant de 70 à 95% sur les profits réalisés sur le marché noir et un impôt de 5% sur le patrimoine de tous les Belges, avec une exemption pour les patrimoines inférieurs à 50 000 FB. Le vote au Parlement est unanime en août 1945 : il s’agit là de l’une des plus grandes réussites parlementaires de l’après-guerre. Du côté des partis de droite, les sociaux-chrétiens et les libéraux n’ont accepté qu’en échange de l’assurance qu’il s’agit d’une opération unique et qu’aucun impôt sur le capital ne serait créé de manière permanente.

Pour la première et unique fois dans l’histoire du pays, un impôt temporaire sur le capital des Belges est prélevé avec succès grâce au cadastre des fortunes de l’opération Gutt. La dette publique est diminuée de 50 milliards de FB, ce qui était l’objectif initial de Gutt et d’Eyskens. La réduction de l’inflation monétaire et de la dette publique va poser les fondations du « miracle belge » du redressement économique de l’après-guerre[6].

Quelles leçons pour 2025 ? Nous ne sommes évidemment pas dans une situation aussi dramatique qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, on peut retenir qu’un impôt temporaire permettrait à tous les partis politiques, de gauche comme de droite, de s’en sortir la tête haute. D’une part, les « épaules les plus larges » pourraient être mises à contribution, mais d’autre part, ladite contribution ne serait que temporaire et la pression fiscale resterait inchangée sur le long terme. Ensuite, un impôt temporaire doit être rentable : taxer les plus-values ne serait pas une bonne idée, puisque tout le monde attendrait la fin de l’impôt temporaire pour vendre les biens dont la valeur a augmenté. Enfin, les recettes d’un impôt temporaire ne pourraient servir à couvrir des dépenses publiques, puisque ces recettes ne seraient pas permanentes : elles doivent uniquement servir à diminuer la dette publique.

Simon Watteyne, chargé de recherches FNRS en histoire à l’Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] En 1919, les premiers impôts progressifs sur les revenus étaient créés en Belgique. En 1962 étaient introduits l’impôt des personnes physiques et l’impôt des sociétés, que nous connaissons toujours aujourd’hui.

[2] J.-F. Crombois, Camille Gutt 1940-1945 : Les finances et la guerre, Quorum-CEGES, 2000.

[3] C’est l’équivalent de 6,9 milliards d’euros, en tenant compte des dévaluations du franc en 1949 et 1982.

[4] H. Van der Wee, M. Verbreyt, A small nation in the turmoil of war. Money, finance and occupation (Belgium, its enemies, its friends, 1939-1945), Louvain, 2009.

[5] V. Dujardin, M. Van den Wijngaert, La Belgique sans Roi : Nouvelle Histoire de Belgique 1940-1950, Le Cri, 2010.

[6] S. Watteyne, Lever l’impôt en Belgique. Une histoire de combats politiques (1830-1962), CRISP, 2023.

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