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Billet de blog 12 novembre 2024

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Les mères fondatrices de l’Europe

La construction européenne n’est pas seulement l’affaire d’une poignée d’hommes visionnaires. Depuis des tribunes plus modestes, des femmes politiques, juristes ou journalistes ont aussi contribué à la légitimation du droit européen. Leurs actions cimentent aujourd’hui la défense des droits fondamentaux contre les discriminations en tant que valeur dite « européenne ». Par Víctor Fernández Soriano

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Les idéologues de la construction européenne, toutes tendances politiques confondues, ont souvent pratiqué un langage à consonances patriotiques. Avec le but de créer un imaginaire européen semblable à ceux des états-nations, l’intégration européenne s’associe à une rhétorique et à des symboles inspirés par les traditions nationalistes du XIXe siècle. L’un de ces emprunts au nationalisme est celui du terme « pères fondateurs », provenant de la culture politique des États-Unis. Les « pères de l’Europe » peuplent avec leurs effigies les espaces publics des villes européennes et donnent nom à des bâtiments, gares, stations et arrêts de bus. Mais qu’en est-il des « mères fondatrices » ?

Les historien.nes s’interrogent aujourd’hui sur la place des femmes et, plus largement, de la diversité sexuelle dans la construction européenne. Il est évident que dans les systèmes européens du XXe siècle, profondément hétéropatriarcaux, la décision politique relevait presqu’exclusivement de l’autorité d’hommes hétérosexuels, pères de famille autant que pères de l’Europe. La présence des femmes à la tête d’institutions européennes restera longtemps presqu’aussi rare que l’observation de la Comète de Halley. Seuls deux cas me viennent à l’esprit pour la période de la Guerre froide : Colette Flesch, ministre des Affaires étrangères luxembourgeoise qui préside le Conseil de juillet à décembre 1980, et Simone Veil, présidente du Parlement européen de 1979 à 1982. Margaret Thatcher, seule cheffe de gouvernement communautaire de la période, pourrait difficilement passer pour mère de la construction européenne ; elle serait plutôt la marâtre.

Alors, si Jean Monnet, Robert Schuman ou Paul-Henri Spaak comptent parmi les pères, qui pourrait-on considérer comme les mères fondatrices de l’Europe ? Celles-ci ne siègent pas aux conseils de ministres de l’après-guerre ni sont des stars des milieux fédéralistes. Les mères fondatrices sont des femmes qui, depuis leurs tribunes bien plus modestes, ont contribué au renforcement du droit européen en tant que force promotrice de droits individuels, notamment en matière d’égalité. Elles sont des juristes, des journalistes ou des députées, qui, ayant compris le potentiel d’un cadre juridique supranational à transformer les lois nationales, ont saisi l’opportunité de faire pression sur les institutions européennes afin de promouvoir des droits, principalement les droits des femmes. Leurs actions sont « fondatrices » dans la mesure où elles cimentent aujourd’hui la défense des droits fondamentaux contre les discriminations en tant que valeur dite « européenne ».

Le Traité de Rome et la Révolution sexuelle

Dans l’histoire des mères fondatrices, l’article 119 du Traité de Rome de 1957, établissant le « principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins [sic] », joue un rôle fondamental. Cette disposition à caractère socio-économique devint un outil clef de la promotion de droits plus larges ayant affaire aux transformations sociétales liées à l’ainsi appelée « Révolution sexuelle » des années 1960-1980. Même si les mères fondatrices de l’Europe se trouvaient loin de l’esprit transgresseur de l’activisme de l’époque, leurs exploits s’insèrent dans le contexte de cette révolution. Elles endiguèrent les accomplissements de la Révolution sexuelle dans le cours du droit européen.

L’article 119 constitue la base du combat mené auprès de la Cour de Justice européenne par Éliane Vogel-Polsky. Au début des années 1970, Vogel-Polsky, avocate féministe formée à l’ULB, saisit la Cour européenne dans sa défense de Gabrielle Defrenne, hôtesse de l’air de la Sabena qui, comme toutes ses collègues, avait perdu son emploi le jour de son 40e anniversaire, une pratique qui ne s’appliquait pourtant pas aux hommes employés par la société et que Vogel-Polsky avait sans succès dénoncée auprès de la justice belge. En avril 1976, Vogel-Polsky obtient gain de cause dans un arrêt marquant de la Cour européenne. L’article 119 est aussi l’argument central des actions menées par Fausta Deshorme La Valle et Jacqueline Nonon au sein de la Commission européenne dans les années 1970. La première est la fondatrice du service de presse de la Commission « Information Femmes ». La deuxième est alors cheffe du Bureau de l’emploi des femmes à la Commission. Les deux sont le fer de lance d’un groupe de femmes expats qui, depuis les bureaux de Bruxelles, contribuent à la rédaction des premières directives européennes en matière d’égalité salariale et de traitement, en 1975-1976, ainsi qu’à la mise en place des premières associations pro-européennes de défense des droits de femmes. 

La première législature du Parlement européen

L’ouverture du Parlement européen élu au suffrage universel en 1979 est un moment fort dans l’histoire des mères fondatrices. Le 17 juillet 1979, dans l’hémicycle de Strasbourg, la doyenne des élu.e.s, Louise Weiss, évoque ses combats féministes aux temps où « nos adversaires pouvaient, avec succès, arguer que les mains des femmes étaient faites pour être cajolées et non point pour déposer des bulletins de vote dans les urnes », avant de saluer Simone Veil, investie nouvelle présidente. Cette séance est la première d’une législature riche en signification. Et ces deux femmes incarnent dorénavant l’européisme féministe ; leurs noms s’ouvrent de nos jours un chemin dans les espaces publics.

Seulement 65 femmes intègrent la première législature véritablement démocratique du Parlement européen (1979-1984), sur un total de 410. Certes, ce n’est pas beaucoup et le Parlement européen est alors dépourvu d’initiative législative, mais ce petit effectif comprend des femmes appartenant à différentes générations et à des tendances politiques très diverses ; et elles vont encourager la discussion parlementaire à l’égard des droits des femmes, voire plus. Le Parlement européen est alors un laboratoire d’idées politiques et un levier qui prétend exercer une pression sur les politiques européennes. En 1979, une Commission ad hoc pour les droits de la femme y ouvre ses portes sous la présidence de la socialiste française Yvette Roudy. Cette commission produira quatre rapports sur la situation de la femme en Europe pendant cette première législature. Un chiffre qui est à compléter par d’autres rapports sur le même sujet publiés par la Commission des affaires sociales. Au sein de ces deux commissions siège la députée italienne Vera Squarcialupi, membre du groupe communiste et apparentés (le même que celui d’Altiero Spinelli).

Vera Squarcialupi, née en 1928 à Pula (Croatie), était entrée en politique en 1976 après une carrière de plus de 20 ans en tant que journaliste de la RAI. D’abord sénatrice communiste entre 1976 et 1979, elle siège au Parlement européen de 1979 à 1989 en tant qu’apparentée. L’un des rapports les plus audacieux de la première législature porte son nom. En mars 1984, Vera Squarcialupi défend à Strasbourg un rapport sur les « discriminations sexuelles sur le lieu de travail », où la jurisprudence dérivée de l’interprétation de l’article 119 est mise au service de la protection « contre les discriminations dont font objet les homosexuels – hommes et femmes ». Il s’agit d’un rapport modeste dans ses prétentions, qui n’envisage qu’« une étude de la question », assez consensuel, adopté malgré des discussions houleuses où il est question de « déclin moral » pour les députés conservateurs. Or, au regard du présent, le rapport Squarcialupi s’avère visionnaire. Il apparaît à un moment où les droits LGBTQI+ étaient complètement absents des débats communautaires, et ce dans un contexte où l’OMS considérait toujours l’homosexualité comme une maladie et où celle-ci restait un délit dans certains pays communautaires[1]. Le rapport Squarcialupi donne, de ce fait, à son autrice droit à une place d’honneur dans notre hall of fame.

Les exploits des mères fondatrices de l’Europe jalonnent ainsi, depuis les années 1970, la construction européenne sur la voie de la promotion des égalités. Les mères fondatrices y apportèrent une source de légitimité morale indispensable.

Víctor Fernández Soriano, historien à l’ULB et à ESPO Lille, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Le rapport reflète, en fait, les débats soulevés par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme de 1981, « Dudgeon contre le Royaume Uni », condamnant la pénalisation de l’homosexualité en Irlande du Nord.

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