Depuis la réélection de Donald Trump à la Présidence des États-Unis, de nombreux dirigeants politiques européens se sont exprimés pour le féliciter – parfois même chaleureusement –. Certes, les urnes ont parlé et la diplomatie doit continuer à tourner. Mais nombreux parmi eux profitent également de l’occasion pour louer la « grande vitalité » de la démocratie américaine et se livrer à une interprétation subjective des votes « pro-Trump », présentés comme une conséquence logique du profond mépris témoigné par une certaine « élite » à l’égard des électeurs trumpistes. Sur ce point, leur discours rejoint de manière préoccupante celui d’un certain nombre de partis populistes en Europe, qui n’ont pas caché leur joie à l’issue du scrutin américain.
Alors, cette victoire de Trump : juste sanction démocratique d’une « élite » déconnectée des « vrais gens » ou, au contraire, symptôme d’une démocratie en crise ?
La démocratie: bien plus que l’organisation périodique d’élections libres
Dans l’imaginaire collectif, la démocratie est très généralement réduite aux élections : l’organisation régulière d’élections libres est le critère le plus souvent utilisé pour jauger le caractère démocratique d’un régime politique, comme l’affirme, du reste, la Déclaration universelle des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote ».
Pourtant, cette assertion butte sur un double paradoxe. Les élections sont devenues la norme, y compris au sein de régimes autoritaires, voire dictatoriaux. De plus, la confiance en celles-ci tend à diminuer, au nom même de l’attachement aux principes démocratiques qui, lui, demeure important » (Fr. Thomas, « Des élections en mal de démocratie ? », Le regard du Cetri, 2024). Aussi, l’élection ne suffit-elle pas, à elle seule, pour mesurer la vitalité démocratique d’un pays.
Le respect de l’État de droit est un autre marqueur de « l’état démocratique » d’un pays. L’État de droit parle des limites procédurales et substantielles à l’exercice du pouvoir. Ce sont les fameux « checks and balances », l’équilibrage des pouvoirs étatiques à l’horizontale qui garantit la légalité de l’exercice du pouvoir. La notion d’État de droit implique que tout acte de la puissance publique doit trouver sa base juridique dans une loi formelle et être soumis au contrôle de juridictions indépendantes et impartiales. L’État de droit est le garant de la protection et du respect des droits fondamentaux.
On comprend la dialectique qui s’établit entre représentation, garantie par la tenue d’élections, et État de droit : « ce dernier est celui dans lequel la société, par le principe de représentation, participe à la décision politique, contrôle et limite l’action de l’État à l’égard de la société » (O. Jouanjan, L’Etat de droit démocratique, Collected Papers of the Faculty of Law in Split, 1/2019, 87).
La réélection de Donald Trump : un symptôme de l’affaiblissement des institutions démocratiques
L’affaiblissement du principe des élections évoqué précédemment affecte dès lors, nécessairement, la vigueur de l’État de droit et met en péril les droits fondamentaux. L’élection, le 5 novembre dernier, de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l’illustre parfaitement.
Il faut être bien naïf, ou dans le déni, pour prétendre encore que les risques sont mesurés et tenter de se rassurer en prenant pour exemple le premier mandat de Donald Trump : ce dernier dispose, au moins pour les deux années à venir, d’une majorité au Sénat ainsi qu’à la Chambre des représentants, d’une Cour suprême qu’il s’est employé, lors de son premier mandat, à façonner pour qu’elle lui soit favorablement disposée et de conseillers qu’il ne choisit, manifestement, plus avec la même retenue – et c’est un euphémisme - qu’au cours de son premier mandat. De même, à ce stade, Donald Trump et ses affidés ont déjà proposé deux manœuvres politico-juridiques qui pourraient avoir de profondes conséquences sur le fonctionnement des institutions fédérales. D’une part, le Président élu a annoncé vouloir se passer du Sénat pour confirmer les nominations présidentielles, abusant ainsi de son pouvoir de procéder à des nominations d'urgence. D’autre part, Elon Musk et Vivek Ramaswamy, en charge d’un ministère tout nouvellement créé, pour les besoins de la cause, de “l’efficacité gouvernementale”, ont, par ailleurs, suggéré de relancer une pratique appelée « impoundment », généralement considérée comme interdite depuis l’adoption du Impoundment Control Act. En vertu de celle-ci, le président peut refuser de dépenser les fonds engagés par le Congrès et invalider ainsi certaines mesures votées par ce dernier, même lorsque ces mesures sont adoptées à la majorité spéciale des deux tiers qui les mettrait, en principe, à l’abri du véto présidentiel. Le procédé n’est donc, ni plus, ni moins, qu’un véto présidentiel non-constitutionnel. Où sont alors encore les fameux « checks and balances », ces contre-pouvoirs censés protéger le fonctionnement démocratique des institutions, ?
Platon et Aristote avaient déjà montré cette pente ou tendance de la démocratie à se livrer en pâture, sans beaucoup résister, aux rhéteurs, flatteurs et autres démagogues (Jouanjan). Néanmoins, selon certains de ses exégètes, la victoire sans appel de Donald Trump traduirait, plutôt que l’exercice d’une séduction facile par un tribun démagogue, une profonde défiance de l’électorat américain vis-à-vis d’une « élite » non autrement définie.
Le populisme versus “les élites”
Dans le discours populiste, et notamment dans le chef des prosélytes du mouvement « Maga » (Make America Great Again), le terme « élite » est un concept flou, mouvant et multiforme. Vise-t-on par là un petit cénacle de personnes fortunées qui ont profité financièrement de la mondialisation de l’économie au détriment du plus grand nombre ? Désigne-t-on plutôt le groupe des dirigeants politiques bien introduits à Washington ? Au regard du profil de Donald Trump lui-même et d’une grande partie de son entourage, aucune de ces interprétations ne résiste à l’analyse.
En réalité, ceux qui sont en ligne de mire lorsque Trump - ou ses afficionados européens -critique le « mépris de l’élite », ce ne sont ni les « super-riches », ni une oligarchie politique, mais bien « les intellectuels », à entendre comme toutes celles et tous ceux qui portent encore la voix d’un discours rationnel et critique. Ce mépris assumé et cette défiance, parfois exprimée avec une grande violence, à l’égard des intellectuels ravive le souvenir de régimes totalitaires qui, tous, ont commencé par éliminer les personnes les plus instruites de la société pour étouffer tout désaccord avec le régime. Pensons à la Chine de Mao, aux Khmers rouges ou encore à l’épuration à laquelle se livre le régime de Vladimir Poutine.
La « haine des intellectuels » véhiculée par les discours trumpistes et populistes s’accompagne d’un mépris assumé pour les institutions démocratiques ; en témoignent l’insurrection du 6 janvier 2021 – on ne respecte la démocratie que quand on gagne les élections –, mais aussi les attaques répétées contre la liberté de la presse ou contre l’indépendance du pouvoir judiciaire qui sont à l’œuvre tant aux États-Unis que dans certains pays européens.
Ces éléments sont les principales composantes de la mise en place d’un régime autoritaire, voire totalitaire, qui fait taire les voix dissidentes, promeut un discours radical et irrationnel et contrôle ou réduit à néant les contre-pouvoirs que sont les Parlements, la presse et la Justice.
Dans ce contexte, face à cette déconstruction systématique du fonctionnement de la démocratie et à un discours radicalisé, où les faits le cèdent aux fake news, aux insultes et aux menaces, les voix dites « des intellectuels » qui s’élèvent pour alerter et dénoncer la fragilisation des institutions démocratiques et de l’État de droit ne sont pas, comme Trump et ses acolytes de tous pays voudraient le faire croire, déconnectées des réalités des électrices et des électeurs. Certes, ces questions peuvent paraître abstraites ou fort éloignées des préoccupations légitimes du quotidien, pour celui ou celle qui n’arrive pas à payer ses factures, trouver un travail ou offrir un toit et une sécurité de base à sa famille. Mais lorsque la démocratie et l’État de droit sont à ce point menacés, c’est la protection de tout un et chacun contre l’arbitraire, les principes fondamentaux qui organisent la vie en société qui sont en jeu. Le rappeler n’est pas faire preuve de mépris ou d’arrogance, mais d’un profond sens du bien commun.
Cette nouvelle réalité est porteuse d’un devoir, qui n’est pas l’apanage des seuls dits « intellectuels » mais devrait obliger quiconque participe au « jeu » de la démocratie : celui d’expliquer sans relâche les enjeux concrets, le mécanisme des institutions, le pourquoi des « checks and balances », loin des discours simplistes auxquels nous sommes confrontés, dans la presse, sur les réseaux et, même, dans la communication politique.
« Une démocratie au quotidien suppose des citoyens éclairés ». Au risque d’un truisme, « le renforcement des capacités des citoyens par une éducation solide est un moyen essentiel pour garantir la démocratie » (A.M. Diallo, Penser la démocratie au-delà des élections », Éthique Publique, 2011, vol. 13, n° 2,).
La démocratie aux Etats-Unis, comme en Europe, à un tournant
La démocratie est, aux États-Unis comme en Europe, à un tournant. Et l’on ne mesure pas sa vitalité à l’organisation d’élections, toute réussie soit elle. Une démocratie vivante, c’est un équilibre délicat entres les institutions, une balance d’intérêts souvent difficile, c’est la mise en œuvre aussi des droits fondamentaux comme le droit à l’enseignement accessible gratuitement pour tous, le droit à des soins de santé accessibles, et bien d’autres, c’est l’implication des citoyens dans le fonctionnement de nos institutions – que l’on songe par exemple à notre Cour d’assises –, c’est une presse libre, indépendante et critique pour éclairer les électeurs.
La démocratie est une maison de verre : elle nous protège, elle accueille la diversité en son sein et elle permet l’expression des opinions les plus diverses. Mais elle menace de voler en éclats lorsque ceux qu’elle abrite commencent à lui lancer des pierres. Cette fragilité, c’est toute la beauté mais le piège aussi, du jeu démocratique, qui permet de porter au pouvoir ceux-là même qui entendent s’attaquer au consensus social de base sur lequel est construite notre société.
À cet égard, la victoire de Donald Trump est tout sauf un moment de gloire pour une démocratie. Et il serait bon que l’Europe, qui n’est pas épargnée des discours politiques populistes de tous bords, s’en souvienne.
Erik Van Den Haute , Professeur de droit (ULB) et Amélie Meulder, juriste, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.