Au cours de l’année 2022 et jusqu’en avril 2023, la ministre de l’Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) et les syndicats de l’enseignement obligatoire (fondamental et secondaire) ont discuté d’un texte de décret « relatif au soutien, au développement des compétences professionnelles et à l’évaluation des personnels de l’enseignement ». Si le volet relatif au soutien et à l’accompagnement a été favorablement accueilli, le dispositif d’évaluation a quant à lui été largement rejeté. L’opposition a culminé avec le retrait de plusieurs syndicats du comité de concertation du Pacte pour un enseignement d’excellence et avec une manifestation qui a réuni plusieurs milliers d’enseignant·es à Bruxelles le 27 avril dernier. Les critiques afférentes ne concernent pas le refus en tant que tel d’être évalué·e mais la réduction du dispositif à un instrument de contrôle coercitif[1]. Malgré tout, le gouvernement a maintenu sa position concédant néanmoins le report de la mise en œuvre du volet évaluatif à la rentrée 2026.
Le tournant du pilotage par les résultats
Pour bien situer la discussion, le nouveau dispositif ne consiste pas à sanctionner des manquements liés aux obligations strictement contractuelles, qui sont déjà contrôlées à travers les procédures statutaires de contrôle hiérarchique des personnels. Ainsi, un·e enseignant·e qui ne preste pas ses heures de cours, qui ne respecte pas ses élèves ou ses collègues, par exemple, peut déjà être sanctionné·e par ce biais. La nouveauté réside plutôt dans la volonté de passer « d’une logique de moyens à une logique de résultats »[2]. Cela signifie que, pour un enseignant·e, mettre en œuvre tout ce qui est en son pouvoir pour atteindre les objectifs fixés ne sera pas suffisant : il y aura dorénavant une obligation à atteindre les résultats escomptés. De surcroit, la détermination des objectifs à atteindre est la prérogative du ou de la cheffe d’établissement, bien qu’une consultation de l’enseignant·e soit prévue. De ce fait, les obligations peuvent porter sur un très large spectre d’enjeux tels que, par exemple, les résultats des élèves aux évaluations, leur taux de réussite, le nombre de sanctions disciplinaires qui leur sont adressées par l’enseignant·e, etc. À cet égard, l’avant-projet de décret balise assez peu le contenu des évaluations qui pourrait énormément varier d’une direction à l’autre, même s’il doit être tenu compte de la mise en œuvre du contrat d’objectifs conclu entre l’établissement et la FW-B. Ce dispositif d’évaluation implique par conséquent une responsabilisation accrue des enseignant·es qui doivent rendre des comptes non sur leurs seuls efforts, mais sur les résultats réalisés.
La limite de ce raisonnement réside cependant dans la croyance erronée que la qualité des pratiques pédagogiques des enseignant·es surdétermine la qualité des apprentissages des élèves. Les recherches sur ce que la littérature scientifique nomme l’« effet maitre » – c’est-à-dire l’effet spécifique des pratiques des enseignant·es sur les apprentissages des élèves indépendamment des autres facteurs d’influence – montrent que ces pratiques expliquent généralement 10 à 15 % des résultats obtenus par les élèves[3]. D’une part, ce résultat n’est pas anodin : il y a une vraie marge de manœuvre pour améliorer les apprentissages des élèves en développant les compétences des enseignant·es. D’autre part, il relativise fortement leurs capacités à engendrer par leurs seules actions les apprentissages attendus chez les élèves. En réalité, bien d’autres facteurs interviennent : l’appartenance sociale et le parcours scolaire antérieur des élèves, le contexte d’établissement, les conditions matérielles d’exercice du métier, etc. Il convient donc de s’interroger sur la (trop ?) grande responsabilité que l’on fait endosser aux enseignant·es sur des processus qui leur échappent en grande partie, quelle que soit la qualité de leurs pratiques pédagogiques par ailleurs.
Détour par une analogie : l’activation des chômeur·ses
La volonté d’évaluer et contrôler les enseignant·es peut être comparée dans une certaine mesure aux politiques d’activation des chômeur·ses. La même vision anthropologique de l’individu est sous-jacente : sans la menace de la sanction, il est très difficile d’obtenir les comportements qui sont attendus de leur part. Or, l’activation ne résout pas le problème de fond du chômage qui consiste avant tout (même si pas uniquement) en un nombre de postes disponibles largement inférieur à celui des demandeur·ses d’emploi. Loin d’encourager leur autonomie, le contrôle qui est exercé à leur encontre favorise plutôt la docilité et le conformisme qui font alors office de gages de bonne volonté, en lieu et place de l’efficacité réelle de leur recherche d’emploi[4]. Il est à craindre qu’une dérive bureaucratique similaire sera à l’œuvre avec l’évaluation des enseignant·es, qui risque de se limiter à un faux-semblant. Plutôt que de favoriser réellement l’amélioration des pratiques pédagogiques, le fait de rendre des comptes sur des processus qui échappent en grande partie à leur pouvoir risque potentiellement de favoriser des attitudes dociles à l’égard de l’autorité du ou de la chef·fe d’établissement. Par exemple, si le contrat d’objectifs fixe des obligations d’amélioration des résultats des élèves aux évaluations externes (telles que le CEB ou le CE1D), la direction pourrait faire pression sur les enseignant·es afin d’augmenter les performances de leurs classes. De ce fait, la tentation pourrait être grande de recourir à des stratégies de « bachotage », consistant à privilégier des entrainements répétitifs et intensifs à l’aide de tâches semblables aux épreuves ciblées. Certes, ces pratiques peuvent engendrer une amélioration visible des performances des élèves, mais la qualité des apprentissages ainsi obtenus est en fait très questionnable ; les connaissances acquises de cette manière pourraient en effet se révéler superficielles et se réduire à la conformité à une épreuve donnée plutôt qu’à l’appropriation critique d’un savoir. Or, un·e enseignant·e qui refuserait – pour des raisons très légitimes – de céder à la facilité, sans parvenir à de meilleures performances, pourrait se voir disqualifié·e, voire même sanctionné·e à terme. Le risque encouru est d’autant plus prégnant que les enjeux sont énormes : les sanctions peuvent aller jusqu’à la perte de l’emploi. Pourtant, développer une attitude critique, tant à l’égard de ses propres actions que de son environnement, constitue pour les enseignant·es un préalable en vue d’améliorer leurs pratiques.
Le plaisir d’enseigner plutôt que la crainte d’être sanctionné·e
D’autres leviers existent pour encourager et motiver les enseignant·es à développer leurs compétences pédagogiques. En particulier, l’immense satisfaction que procure l’acquisition par les élèves de savoirs qu’on a tenté de leur transmettre est un très puissant levier de mobilisation ; la menace de la sanction ne remplacera jamais le plaisir de voir ses élèves apprendre. Mais pour favoriser une telle voie, les autorités publiques doivent, simultanément, aider les enseignant·es à acquérir de la puissance d’agir pédagogique, et améliorer les autres facteurs contextuels qui influencent les apprentissages. Cette puissance d’agir, qui fait référence à l’effet-maitre mentionné plus haut, se concrétise par la capacité concomitante à faire progresser tou·tes les élèves d’une classe tout en réduisant les écarts initiaux entre elleux. Elle nécessite un degré très élevé de compétence pédagogique qui s’appuie sur une très solide formation (initiale et continue) et sur une régulation collective des pratiques qui implique de faire sortir les enseignant·es de l’isolement relatif dans lequel iels exercent habituellement leur profession. Plutôt que s’enfermer dans sa classe, améliorer ses pratiques nécessite en effet de l’ouvrir à ses collègues et de faire face ensemble, dans un cadre collectif, aux défis pédagogiques communs. Mais pour parvenir à un tel résultat, instaurer un climat de confiance mutuelle est une nécessité absolue. Cela implique donc d’évacuer la menace de la sanction et d’instaurer des processus décisionnels beaucoup plus collégiaux qu’ils ne le sont actuellement dans les établissements scolaires où le pouvoir se concentre autour des directions.
Toutefois, l’examen des politiques publiques laisse à penser que le compte n’y est pas. Deux dossiers sont particulièrement emblématiques de ce point de vue : la réforme de la formation initiale des enseignant·es (pour ce qui concerne la puissance d’agir pédagogique) et l’état déplorable des bâtiments scolaires (pour ce qui concerne les facteurs plus contextuels). Sur ce dernier point, il faut certes souligner le très gros effort financier (plus d’un milliard d’euros) dégagé par le ministre compétent[5] mais qui ne suffira pas, de son propre aveu, à compenser des décennies de pis-aller en la matière. Dès lors, comment exiger des enseignant·es qu’iels soient efficaces alors qu’iels doivent exercer leur métier dans des infrastructures déliquescentes ? Quant à la réforme de la formation initiale, après de nombreuses tergiversations, la forme qu’elle prend actuellement semble très loin des ambitions de départ : allongement d’une seule année pour les bacheliers actuels, faible accompagnement du stage long de dernière année, réduction des ambitions de formation en matière didactique et pédagogique, absence de financement des certificats de formation des maitre·sses de stage, etc.[6] Pourtant, sans offrir une solide formation aux enseignant·es, comment exiger qu’iels soient efficaces et les sanctionner le cas échéant ?
Au fond la problématique de l’évaluation des enseignant·es pose celle de la crédibilité des autorités publiques : ne devraient-elles pas d’abord évaluer leurs propres responsabilités sur l’état actuel du système éducatif avant de donner des leçons aux enseignant·es ?
Azzedine Hajji, Chercheur en sciences de l’éducation (Université libre de Bruxelles), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] Voir note du front commun syndical : https://cutt.ly/UwqJ2Mbo
[2] Avis n°3 (7 mars 2017) du groupe central du Pacte pour un enseignement d’excellence (p. 113) : https://cutt.ly/Q6J40ub ; pour aller plus loin sur la question du pilotage du système éducatif par les résultats, voir le dossier thématique que La Revue nouvelle y a consacré : https://cutt.ly/c6Zhlaj
[3] Bressoux, P. (2011). Effet-maître et pratiques de classe. Dans É. Bourgeois & G. Chapelle (Éds), Apprendre et faire apprendre (pp. 221-231). Presses Universitaires de France.
[4] Une recherche ethnographique menée en Allemagne illustre ce raisonnement, voir Clouet, H. (2022). L’activation des chômeurs en Allemagne : entreprise néolibérale ou projet moral de classe moyenne ? Bonnes feuilles de Bettina Grimmer (2021) traduites et commentées. Salariat, 1, 115-137.
[5] Au sein du gouvernement actuel de la FW-B, la compétence des infrastructures et bâtiments scolaires n’est pas du ressort de la ministre de l’Éducation mais du ministre du Budget.
[6] Pour une analyse de cette réforme, voir Derobertmasure, A., Duroisin, N. & Demeuse, M. (2020). Réforme de la formation initiale des enseignants en FWB ou « Le pays où l’on n’arrive jamais »… La Revue Nouvelle, 7, 17-26 : https://cutt.ly/FwqJ1v9k