« Politique » - Cachez ce mot que je ne saurais voir !
« Politique », ce vilain mot. Il est souvent dit et répété que « parler de politique » est un comportement à éviter, un sujet à contourner adroitement pour pacifier nos relations, surtout aux diners de familles et pour conserver nos amitiés.
Similairement, au sein des médias traditionnels, rendre « politique » ou « politiser » est souvent associé à un comportement à éviter, une attitude « non-recommandable ». En effet, lorsqu’on insère le mot « politiser » dans la barre de recherche d’Europresse (base de données d’informations, permettant notamment d’accéder aux publications des médias traditionnels), il apparaît majoritairement dans des situations de rejet. On refuse ou on ignore le caractère « politique » du sport ou d’un rôle au cinéma, de l’aide humanitaire, en passant par la tenue du Manneken-Pis, ou encore des tueries aux États-Unis. Linguistiquement, il est inséré au sein des groupes verbaux suivants : « il faut cesser de vouloir [politiser] » ; « s’acharner à [politiser] » ; « ne pas tenir à [politiser] » ; « éviter de trop [politiser] » ; « ne pas chercher à [politiser] » ; ou décrit comme une pratique « dangereuse »[1]. Dans tous les cas, il s’agit premièrement de s’en défaire.
Politiser : les clivages[2] comme fondation de l’esprit démocratique.
Toutefois, cette connotation négative associée à l’action de « politiser » fait l’objet d’un amalgame confus entre deux significations du verbe. Que s’agit-il donc d’éviter au juste ?
D’une part, « politiser » peut signifier attribuer une couleur partisane à un enjeu (par exemple, « politiser » l’habillement de Manneken-Pis[3] en soulignant sa référence au parti libéral via la figure de Charles Rogier[4]). De la sorte, l’action de « rendre politique » renvoie vers la sphère politique stricto sensu, aux instances de pouvoir étatique et est la disposition exclusive du gouvernement, des partis et des élu·e·s. Son sens est donc lié à celui de l’adjectif « politique » lorsqu’on mentionne les « partis politiques », les « femmes et hommes politiques », ou les « actualités politiques », mais aussi à celui du substantif féminin dans « faire de la politique » ou lorsqu’on fait référence à « la politique belge ». En ce sens, « politiser » consisterait donc à rapporter à la dimension partisane des luttes de pouvoir, à la « politique politicienne ».
D’autre part, « politiser » signifie aussi et surtout (ce dont nous faisons l’apologie ici) problématiser quelque chose qui jusque-là était « passé sous le radar » (par exemple, « politiser », au sens de mettre en lumière, les représentations et le traitement discriminant envers les femmes et les membres de la communauté LGBTQI+ au sein des jeux vidéos[5]). Cette seconde interprétation de la substance de l’acte de « politiser » peut être rattachée aux actions du collectif visant à problématiser un enjeu, à le « dénormaliser », à en souligner sa fragilité, son caractère contingent[6], mais aussi à le reconstruire, en faisant des propositions alternatives. Autrement dit, il s’agit de mettre en lumière le caractère non-naturel, non-évident d’une situation, en soulignant les divisions du corps social qui y sont liées. Ici, on retrouve au cœur du politique, non pas la « politique politicienne », mais les « affaires de la cité ». Lorsqu’une situation est politisée, son caractère contingent est reconnu, ses divisions sont entendues et ses alternatives peuvent être débattues. Ainsi, les clivages au sein d’une société vont de soi et leur gestion incarne la substance même du jeu démocratique. Revenons à notre exemple de jeux vidéos : lorsqu’on accuse les représentations discriminatoires qui y sont véhiculées, on met en exergue les conflits de représentations, bref on « politise ».
Toutes choses étant égales par ailleurs, au sein de notre démocratie représentative, tout semble se passer comme si les deux interprétations du politique pouvaient se confondre, comme si le conflit était du ressort exclusif de la politique politicienne. Dans les médias traditionnels, il semblerait que seul·e·s les militants et militantes brandissent le mot « politiser ». Dans notre vie privée, la politique politicienne a mauvaise presse, tandis que la politique de la cité semble faire l’objet d’un évitement tacite consensuel. Mais qu’advient-il lorsque la classe politique s’encroute et ne propose pas de réelle alternative ? Qu’advient-il lorsqu’enfermé dans un système court-termiste faisant l’apologie du consensus, plus personne n’ose proposer le changement, n’ose penser, n’ose en fait politiser ?
Pourquoi politiser[7] ? Du consensus au consentement.
Selon le CRISP[8], le consensus désigne une « technique de prise de décision au sein d’un organe collégial en vertu de laquelle une décision n’est adoptée que si elle reçoit le soutien, fût-il tacite, de l’ensemble des membres qui le composent […] »[9]. Il est évident que pour faire société, nous avons besoin de règles et de visions communes. Pourtant, le régime du consensus ne permet que l’immobilisme. L’absence de politisation crée l’illusion d’un universalisme et mène de facto au statu quo. La non-politisation (ou « dépolitisation ») camoufle les clivages et réduit au silence les voix dissidentes. Alors passons d’un régime décisionnel du consensus à celui du consentement. Consentir à un choix commun suppose d’abord une reconnaissance des voix dissidentes, puis leur expression et une remise en question de ce qui semblait aller de soi, pour arriver enfin à une reconstruction, à un accord, avec consentement, plutôt qu’au consensus.
Nous devons nous rappeler, au-delà des connotations négatives du politique et des clivages, la puissance du politique. Le politique c’est le débat, la confrontation, la rencontre, la remise en question, l’enrichissement interpersonnel. Alors que le rejet des étiquettes politiques, comme celle de « féministe » ; « d’écologiste » ou de « militant·e » tait les dissidences, empêche la rencontre et l’amélioration. On fait l’éloge du consensus, de l’accord, et on qualifie de casse-pieds celles et ceux qui remettent en question, qui politisent. Pire, on rationalise nos décisions via la rhétorique du « bon sens », coupant l’herbe sous le pied à celles et ceux qui auraient l’audace (ou le mauvais sens ?) d’interroger les décisions et l’ordre établi. Or, sans clivage, il n’y a pas de débat, pas de discussions bouillonnantes qui nous font nous sentir vivant·e·s, et pas de vrai projet sociétal. Étymologiquement, le mot « politique » vient du grec polis signifiant « cité » au sens de « cité-Etat », c’est-à-dire, une communauté politique indépendante (Demonet, 2005[10]). Comme le considérait Aristote, le politique serait donc l’affaire de chacun et chacune. Alors, sous peine de passer pour l’enquiquineur·euse de service, osons politiser, osons proposer, osons changer.
La politisation par la libération de la rationalité de la croissance.
Mais pour politiser, il nous faut disposer de ressources mentales et temporelles suffisantes. Or, dans une société qui accapare toujours plus l’attention de tout un chacun, dans une course vers la croissance, la politisation est difficile d’accès, car elle requiert du temps, de la pratique et de l’écoute. La politisation est donc une pratique sociale risquée[11] (passer pour le ou la casse-pieds) dont l’accès et la valorisation sociale sont inégalement distribuées. De plus, notre fonctionnement cérébral cherche toujours à éviter les exercices énergivores, comme celui de la déconstruction-reconstruction. Plus crucialement, l’intériorisation de la rationalité économique productiviste nous éloigne de toute occupation non-récompensée par un gain tangible (a fortiori monétaire) sur le court-terme.
Pourtant, cette course vers la croissance qui valorise l’appât du gain et le confort avant tout, est dépossédante par nature ; elle nous dépossède de notre temps, de nos relations sociales, de nos ressources naturelles, de nos envies et élans de don entre et aux personnes, du vivant, et de notre capacité à politiser. La croissance brime nos élans de bonté, coincé·e·s que nous sommes dans nos quotidiens marchandisés. Le moyen est devenu le but ultime. Les conséquences désastreuses du capitalisme telles que la montée des inégalités socio-économiques, des épuisements professionnels, de l’isolement social, de la destruction de la biodiversité, et du dérèglement climatique (pour n’en citer que quelques-unes), ne sont-elles pas le symptôme d’un problème fondamental de notre système économique ? Etymologiquement, le mot « économie » vient du grec oikonomia signifiant « l’administration de la maison ». Il s’agit donc d’un choix de gestion de notre vivre-ensemble et de la satisfaction de nos besoins[12]. L’économie capitaliste n’est donc pas inévitable. La croissance du PIB est-elle vraiment le dessein collectif ultime que nous souhaitons ? Pouvons-nous revendiquer d’avoir consenti à la croissance du capital, aux dépens du bien-être social et écologique ?
Mais quelle alternative à tout un système basé sur la croissance ? La tentative de reconstruction entamée par certains et certaines comme Jacques Ellul (1982), Paul Ariès (2005) et Serge Latouche (2006), ou plus récemment Timothée Parrique (2022), pointe vers la décroissance. Vous me voyez venir…mais non. Contrairement à ce que les défenseurs de la croissance infinie ou de l’imposture de la croissance verte semblent affirmer, il ne s’agit pas d’un retour en arrière, de la précarité exacerbée, ou de « tout arrêter », comme le clame Emmanuel Macron. Selon ces auteurs (chacun ayant ses propres adaptations), la décroissance est un projet politique qui prône : (1) La réduction de la taille de l’économie (en prioritisant, et en assurant la dignité de tous et toutes, de façon équitable) ; (2) La décolonisation de nos imaginaires et de nos sociétés de l’impératif productiviste infini ; (3) La transition vers une société alternative avec des valeurs plus humaines, articulée autour du bien-être universel et du respect des limites planétaires. Utopique ? Non. Encore loin ? Oui. La « décroissance » fait débat. Mais le changement nécessite d’utiliser des mots qui font dissensus, c’est là que réside leur utilité : « si tout le monde était d’accord, nous nous retrouverions avec le système que nous avons déjà […] tant que le terme dérangera, c’est qu’il fera son travail de démolition conceptuelle » (Parrique, 2022, p.242).
Il s’agit donc de politiser. Politisons les pratiques et les comportements, pensons ensemble un projet sociétal durable, témoignant d’une réelle amélioration, sur base de valeurs que nous avons choisies, avec consentement. Alors dans une société en crise sociale et au bord de l’effondrement écologique, n’est-il pas de la responsabilité de ceux et de celles qui le peuvent de politiser, de débattre et de reconstruire ? Pour nous et pour eux, les plus démuni·e·s d’ici et d’ailleurs, du présent et du futur. Soyons de bons ancêtres (pour reprendre l’expression de Roman Krznaric[13]). C’est aujourd’hui que nous créons le monde de demain. Politiser dans l’espace public, mais aussi à la maison, par les conversations et les pratiques, et dans l’arène politique stricto sensu, au-delà de l’illusion du consensus, est la condition du changement. Osons sortir de la course automatisée du hamster dans sa roue (pour reprendre les mots de Gael Faye dans son titre Respire[14]) pour remettre en question nos comportements et les raisonnements sous-jacents.
Dès lors, le clivage le plus essentiel aujourd’hui se situe moins sur l’échiquier gauche-droite, que sur celui de la croissance ou de la décroissance[15]. C’est là que commence notre réincarnation en tant que citoyen et citoyenne, c’est ainsi que nous pourrons récupérer de l’énergie mentale et physique pour reprendre possession de la gestion de la cité. Autrement dit, c’est en nous libérant de la logique de croissance qui régit notre quotidien, que nous pourrons pleinement consentir à un projet politique collectif. C’est là que se situe le réel défi politique. N’acceptons pas de fausses campagnes. Redonnons-nous l’opportunité de politiser.
« L’écologie [et son pendant décroissant] est subversive car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central, selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. » (Castoriadis, 2005, p.237)
Par Kelly Céleste Vossen, Université Saint Louis – Bruxelles,
pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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Bibliographie
- Ariès, P. (2005). Décroissance ou barbarie. Golias.
- Casavecchia, T. (2022, 26 août), Jeux vidéos: des gameuses à l’assaut d’un monde virtuel dominé par les hommes, be [en ligne], consulté le 16 mai 2023, sur https://www.lesoir.be/461744/article/2022-08-26/jeux-videos-des-gameuses-lassaut-dun-monde-virtuel-domine-par-les-hommes
- Castoriadis, C. (2005). Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997. Seuil.
- CRISP (2022). Consensus, be [en ligne], consulté le 28 juin 2023, sur https://www.vocabulairepolitique.be/consensus/
- Demonet, M. (2005). Quelques avatars du mot « politique » (XIVe -XVIIe siècles). Langage et société, 113, 33-61. https://doi-org.usaintlouis.idm.oclc.org/10.3917/ls.113.0033
- DH Les Sports (2022, 14 juin). Pour ses 176 ans, le MR s'offre le Manneken-Pis, be [en ligne], consulté le 16 mai 2023, sur https://www.dhnet.be/regions/bruxelles/2022/06/14/pour-ses-176-ans-le-mr-soffre-le-manneken-pis-3G3XJ7XL3BFDVF5J3G5MVAIFJ4/
- Ellul, J. (1982). Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat. Seuil.
- Faye, G. (2020). Respire [chanson]. On Lundi Méchant. Excuse My French.
- Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de Minuit.
- Krznaric, R. (2021). The Good Ancestor: How to Think Long Term in a Short-Term World/. WH Allen.
- Mouffe, C. (1994). Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. La découverte.
- Parrique, T. (2022). Ralentir ou périr. L'économie de la décroissance. Seuil.
- Raworth, K. (2017) Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist.
[1] Mentions issues de la presse quotidienne belge francophone de ces deux dernières années (surtout La Libre Belgique et Le Soir, mais aussi La Dernière Heure, RTL Info, Sud Info, Metro, L’Avenir, etc.) Deux exemples seront élaborés dans la seconde partie de l’article.
[2] Ici, les mots « clivages », « divisions » et « conflits » sont utilisés de façon équivalente.
[3] DH Les Sports (2022, 14 juin). Pour ses 176 ans, le MR s'offre le Manneken-Pis, dhnet.be [en ligne], consulté le 16 mai 2023, sur https://www.dhnet.be/regions/bruxelles/2022/06/14/pour-ses-176-ans-le-mr-soffre-le-manneken-pis-3G3XJ7XL3BFDVF5J3G5MVAIFJ4/
[4] Homme politique du 19ème siècle, considéré comme l’un des pères fondateurs de la Belgique. Ce qui nous importe ici est son étiquette libérale.
[5] Casavecchia, T. (2022, 26 août), Jeux vidéos: des gameuses à l’assaut d’un monde virtuel dominé par les hommes, lesoir.be [en ligne], consulté le 16 mai 2023, sur https://www.lesoir.be/461744/article/2022-08-26/jeux-videos-des-gameuses-lassaut-dun-monde-virtuel-domine-par-les-hommes
[6] Mouffe, C. (1994). Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. La découverte, 176pp.
[7] À partir d’ici, nous utiliserons le verbe « politiser » dans sa deuxième acceptation, décrite plus haut (comme synonyme de « problématiser »).
[8] Centre de recherche et d’information socio-politiques.
[9] CRISP (2022). Consensus, vocabulairepolitique.be [en ligne], consulté le 28 juin 2023, sur https://www.vocabulairepolitique.be/consensus/
[10] Demonet, M. (2005). Quelques avatars du mot « politique » (XIVe -XVIIe siècles). Langage et société, 113, 33-61. https://doi-org.usaintlouis.idm.oclc.org/10.3917/ls.113.0033
[11] Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de Minuit. 374pp.
[12] Parrique,T. (2022). Ralentir ou périr. L'économie de la décroissance. Seuil. 311pp.
[13] Krznaric, R. (2021). The Good Ancestor: How to Think Long Term in a Short-Term World. WH Allen, 336pp.
[14] Faye, G. (2020). Respire [chanson]. On Lundi Méchant. Excuse My French.
[15] À ce sujet, on ne peut que recommander la lecture des ouvrages de Timothée Parrique : Ralentir ou périr. L'économie de la décroissance et de Kate Raworth : Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist.