Enfin – pour autant qu’on l’ait attendu(e) –, la 9e édition du dictionnaire de l’Académie française (AF) est achevée. 90 ans après la 8e édition et après plus de 40 ans de gestation, le 14 novembre dernier, au cours d’une cérémonie solennelle quasi liturgique, qui scelle à nouveau le lien entre l’Institution et le Pouvoir, le Secrétaire perpétuel de l’AF, Amin Maalouf, a remis le 4e et ultime volume de cette édition au Président de la République.
Une Académie flemmarde mais souveraine
Créée en 1635 par Richelieu, l’Académie française a reçu pour mission de confectionner un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique. La première édition du dictionnaire a paru en 1694, quasiment 60 ans après la création de l’Institution. La première grammaire fut, elle, publiée en… 1932. Elle fut tant décriée pour sa médiocre qualité que le métier ne revit jamais l’ouvrage. La rhétorique et la poétique sont restées dans les limbes, sous le prétexte que d’autres avaient déjà pris en charge ces matières. Le site de l’AF précise d’ailleurs que « seul le Dictionnaire sera réalisé par l’Académie. Les autres points du programme seront remplis en dehors d’elle, par des ouvrages qui, à leur manière, feront autorité. La Grammaire et la Logique dites de Port-Royal, œuvres de Lancelot, Arnauld et Nicole ; la Rhétorique ou l’art de parler du P. Bernard Lamy. » L’épisode grammatical malheureux est passé sous silence.
Lorsqu’après la Révolution, ni le roi, ni la religion ne peuvent plus servir de ciment à la nation naissante, la langue sera érigée en clé de voute de l’édifice France, symbole de l’unité fantasmée du pays, et l’AF, institution d’Ancien Régime, suspendue deux années seulement durant la période révolutionnaire, reprendra du service comme vestale.
Une critique salutaire
Aujourd’hui, fait nouveau par rapport aux éditions précédentes – les sciences du langage s’étant développées –, les spécialistes de la langue française, linguistes, lexicographes…, non représentés au sein de l’AF, ont exprimé leurs points de vue critiques à la sortie de l’ouvrage. Le collectif des Linguistes atterré·e·s, dont l’auteur du présent texte est membre, a lancé, dans une tribune du journal Libération, le débat quant à l’utilité d’un tel dictionnaire : « L’entrée qui définit l’hétérosexualité comme une relation « naturelle » (sic) entre les sexes implique donc que l’homosexualité n’est pas naturelle. L’entrée qui définit la femme par sa capacité à concevoir et mettre au monde des enfants est misogyne : si vous êtes stérile ou ménopausée, vous n’êtes pas une femme. Les entrées jaune (« personne à la peau jaune par opposition à noir ou blanc »), mongolisme (« arriération mentale »), négroïde (« caractéristique des noirs ») ou négrillon (« petit enfant noir ») ne sont signalées ni comme discriminantes ni comme péjoratives. Donc on est au-delà de l’aspect amateur, lacunaire et passéiste. » Ces critiques ont été également soulevées par la Ligue des Droits de l’Homme (France), relayée par la Ligue des droits humains (Belgique francophone).
D’autres critiques ont été émises qui relèvent l’amateurisme (ce sont des enseignant·e·s agrégés qui ont fait le travail sans en être crédités), l’absence de cohérence de la version papier, éditée sur plus de 40 ans (notamment en matière de féminisation et d’orthographe rectifiée), les discordances entre la version papier (déjà obsolète, donc) et la version en ligne (des mots ont encore été ajoutés ou amendés dans la version en ligne deux jours avant la présentation et sont donc absents de la version papier : homophobie), des mots manquants (smartphone, web, cliquer…, alors qu’on trouve woke et wokisme, ce qui en dit long sur l’idéologie véhiculée)…
L’AF contre-attaque, mais se coule elle-même
L’AF a riposté en envoyant ses membres plaider l’enrichissement, parfois avec arrogance et mépris, souvent avec agacement : la 9e édition compte 53 000 mots, soit 21 000 de plus que la 8e édition. Certes, mais ces mots nouveaux sont pour la plupart issus de banques de données de mots techniques non régulièrement créditées. Cela n’est en rien comparable avec les dictionnaires plus collaboratifs (le Wiktionnaire avec plus de 400 000 entrées, le Dictionnaire des Francophones avec plus de 500 000 entrées) ou même le Petit Robert en ligne (avec plus de 110 000 entrées par année d’édition).
L’AF ne soutient pas la comparaison par rapport à ces ouvrages concurrents, qui ont intégré les méthodologies lexicographiques les plus récentes en matière de confection de dictionnaire et des rythmes de révision parfois annuels. Dans sa préface à la 9e édition en 1986[1], Maurice Druon, ancien Secrétaire perpétuel, explique néanmoins que le dictionnaire sert de référence aux autres dictionnaires, tout en se servant d’eux et en s’exemptant des exigences élémentaires de scientificité en matière de conception de dictionnaire, le tout sous couvert de sa mission : dire le bon usage. Cet usage, qui devrait témoigner de ce qui se fait, alors qu’on lui demande en fait de se conformer à ce que l’on voudrait qu’il soit.
Les académicien·ne·s plaident également le caractère historique du dictionnaire. Cependant, si l’existence des différentes versions consultables en ligne a bien un intérêt historique quant à la manière dont l’AF a traité le vocabulaire et l’orthographe du français, elle ne dit rien de systématique sur l’histoire des mots (les rares incursions étymologiques de la 9e édition sont souvent reprises d’autres dictionnaires). Elle en dit plus sur l’histoire de l’institution.
Ne reste plus que l’argument symbolique, qui est sans doute le plus fort, parce qu’il joue sur les représentations : « Si, trois cents ans après sa présentation au roi, le Dictionnaire de l’Académie est resté œuvre vivante, c’est parce qu’il symbolise le lien, assez exceptionnel, qui unit une nation à sa langue, plusieurs nations à leur langue commune. » (site de l’AF)
Selon Hélène Carrère d’Encausse, précédente Secrétaire perpétuel(le) de l’AF, dans son avant-propos de l’édition Fayard de poche (2005)[2], l’AF, souveraine sur la langue, aurait autorité pour préserver l’unité de la langue ; son dictionnaire en serait un des outils, tout comme ses « Dire, ne pas dire », qui depuis 2011 renouent avec une tradition des plus puriste. Tout un symbole, qui charrie en puissance la violence symbolique de l’exclusion qu’elle engendre en cas de non-respect des normes érigées.
Deux visions de la langue
En fait deux visions s’opposent en tension :
- Une vision de la langue qui repose sur l’illusion moniste (la belle langue, le bon usage à préserver), patrimoniale et souvent décliniste (C’était mieux avant). Dans cette vision, l’usager est au service de la langue, dont il doit témoigner de l’appropriation, en évitant les fautes par rapport à la norme, sous peine d’exclusion. Vision conservatrice, qui, comme la conserve, ne laisser passer ni la lumière, ni d’ailleurs les Lumières. La langue comme totem d’une Académie souveraine, rapportée à la nation.
- Une autre vision qui repose sur la vie et la diversité expansive de la langue, sur la richesse des usages. Une langue mise au service de l’usager, dont les erreurs peuvent être fertiles et porteuses d’évolution, une langue dont, en déplaçant la charge de la responsabilité, on doit dès lors questionner l’appropriabilité et au besoin réformer les discours et le corpus.
Plutôt un Collège des Francophones ?
Depuis des siècles, le français déborde des frontières de l’Hexagone, fondant la communauté des Francophones. Cette donnée « Francophonie » remet en cause la légitimité d’une souveraineté et d’une autorité autrefois concédées mais surtout auto-proclamées de l’AF sur la langue. Si tant est qu’elle ait jamais été justifiée, cette légitimité ne saurait politiquement s’imposer au-delà des frontières françaises.
Le maintien et la promotion de la langue française dans le monde seraient dès lors mieux et plus légitimement assurés par la mise en place d’une concertation organisée et mandatée qui intègre les pays francophones du Nord et du Sud. Une telle concertation permettrait d’accroitre l’accessibilité aux données de langue, aux usages partagés et à ceux relatifs aux variations, ainsi qu’aux discours descriptifs adaptés à cette nouvelle prise en compte des réalités francophones vécues dans toute la francophonie et non plus seulement en France ou même dans les pays du Nord (Belgique, Suisse, Québec). Cette concertation pourrait prendre la forme d’une instance explicitement mandatée pour cela, et pour laquelle on pourrait adopter le nom de « Collège des Francophones ». Ce Collège serait composé d’expert·e·s et d’usagères et usagers professionnels de la langue issus de toutes les régions francophones du monde.
La langue française n’a aujourd’hui toujours pas fait son aggiornamento démocratique. Or, soyons de bon compte : si l’AF se tait, le français existe toujours ; si les francophones se taisent, le français meurt.
Ça vous interrogerait pas un rapport de force, ça ?
Dan Van Raemdonck, Professeur de Linguistique française à l’ULB et à la VUB, par ailleurs Linguiste atterré, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] « [l]e Dictionnaire, il faut le rappeler et bien le souligner, n’est ni encyclopédique, ni historique, ni analogique, ni même étymologique. Il existe de nombreux et souvent excellents ouvrages de lexicographie, et il en paraît de nouveaux chaque année, vastes ou condensés, certains fort répandus, qui répondent à tous les besoins divers et particuliers ; les académiciens ne manquent pas d’y avoir recours. Le Dictionnaire de l’Académie est celui de l’usage, simplement et suprêmement, le dictionnaire du bon usage, qui par là sert, ou devrait servir, de référence à tous les autres. » Si la préface date de 1986, le premier tome parut effectivement en 1992 ; les suivants en 2000, 2011 et 2024.
[2] « C’est en effet par le moyen de son Dictionnaire que l’Académie assure et affirme sa souveraineté sur la langue française […]. Mais son magistère ne se limite pas aux prescriptions du Dictionnaire : si elle tient son autorité des statuts qui l’ont fondée, notre Compagnie doit de l’avoir conservée à l’action qu’elle exerce continûment sur l’usage grâce aux mises en garde, aux recommandations et aux déclarations qu’elle se fait devoir de publier, dès lors qu’il y va de l’unité ou de la pérennité de notre langue. »