La Ministre Glatigny - Ministre de l’éducation au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles - annonçait, début février, sa volonté de « mettre la réforme du tronc commun sur pause », ajoutant ainsi de la confusion dans un contexte déjà tendu où une succession de mesures diverses (fin du système de nomination, réduction de l’encadrement dans l’enseignement qualifiant, restrictions d’inscriptions en 7e P) est venue déstabiliser le secteur de l’enseignement. Au-delà des arguments invoquant le « bon sens » (respect du temps de la mise en œuvre) ou le risque de perte d’emplois, il faut revenir au débat de fond, remettre les choses en perspective historique et rappeler que la consolidation de l’école commune jusqu’à 15 ans relève avant tout d’un choix de société.
Quelle est la vision de l’éducation qui a motivé ce « tronc commun polytechnique renforcé », pièce maîtresse du Pacte pour un Enseignement d’excellence ? En miroir, quelle vision des finalités de l’école sous-tend les arguments de ceux qui veulent aujourd’hui faire machine arrière ? Le débat n’est pas nouveau ; il ressuscite l’opposition entre une vision universaliste de l’éducation, basée sur le principe d’éducabilité généralisée, et une conception différentialiste de l’éducation dans laquelle la mission première de l’école est de préparer à des fonctions socioéconomiques différenciées.
Des voies scolaires séparées à une école commune
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’enseignement est loin d’être “commun”. Il est structuré en voies parallèles et étanches, s’adressant chacune à une classe sociale déterminée. Ce modèle s’inscrit dans une société d’ordres séparés, et non dans un projet démocratique. C'est dans les années 50 que la volonté de construire une structure scolaire unique pour tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, s’affirme. Si ce projet vise à augmenter le niveau global de qualifications dans un contexte de relance économique, il est inséparable du combat pour la démocratisation scolaire. Dès les années 50, l’école primaire devient progressivement le premier « tronc commun », c’est-à-dire une première étape de la scolarité visant les mêmes objectifs pour tous les élèves. Dans un contexte international où tant les États-Unis que les pays du bloc soviétique construisent progressivement une école commune jusque l’âge de 16 ans, le débat sur le secondaire s’installe aussi en Belgique et conduit à la réforme de l’enseignement « rénové » (1971). La séparation en filières débute dès lors à l’issue d’un premier degré dit d’observation (à 14 ans). Cependant, ce premier degré ne sera jamais pleinement commun, dans la mesure où un sas spécifique est réservé aux élèves n’ayant pas obtenu leur diplôme de fin de primaire.
Faire vivre (et actualiser) l’école commune
En proposant d’étendre le tronc commun jusqu’à 15 ans mais aussi d’en modifier le contenu pour en faire un véritable “tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire”, le Pacte pour un Enseignement d’excellence entend renouer avec le projet d’une école démocratique commune mais aussi l’actualiser. Trois grands types d’arguments méritent d’être rappelés en faveur de cette réforme.
Tout d’abord, la volonté de mieux lutter contre les inégalités sociales dans les parcours scolaires (Baye et al., 2023) , par l’allongement du tronc commun et la transformation des contenus curriculaires. L’allongement vise à donner plus de temps à l’école pour compenser les inégalités sociales face aux apprentissages. De nombreuses recherches internationales démontrent, en effet, l’impact positif d’un tronc commun long sur la réduction des inégalités sociales à l’école. Plus le tronc commun est long (jusque 16 ans, le plus souvent), moins forte est la corrélation entre origine sociale et performances scolaires des élèves, sans pour autant affecter négativement le niveau moyen de performance de ces systèmes éducatifs (Terrin & Triventi, 2023). Par ailleurs, la transformation en profondeur du curriculum, qui s’est traduite par la production de nouveaux référentiels et dont l’implémentation progressive est en cours, poursuit le double objectif de renforcer les savoirs et les compétences de base (français, mathématiques, sciences, langues) tout en proposant de nouveaux contenus essentiels pour la société du XXIe siècle (formation technique et technologique, initiation aux arts et à la culture, éducation au numérique, etc.). Proposer une culture scolaire davantage « polytechnique » devrait également permettre à chaque élève de se frotter à une diversité de contenus dans le tronc commun, afin de favoriser ensuite une orientation plus « positive » et limiter les orientations par l’échec vers l’enseignement de qualification.
Un second argument porte sur l’exigence croissante de compétences intellectuelles élevées pour faire son chemin dans une société de plus en plus complexe et imprévisible. C’est ce qui justifie de transmettre à tous les élèves non seulement un socle plus ambitieux de savoirs et de compétences de base, mais aussi des compétences critiques, la capacité à apprendre tout au long de la vie, ou encore l’esprit d’entreprendre. Ces compétences devenues indispensables à la vie citoyenne, sont aussi de plus en plus souvent exigées par le monde du travail, y inclus pour des métiers adossés aux filières de formation professionnelle.
Enfin, éduquer ensemble plus longtemps tous les jeunes, c’est aussi confirmer la place de l’école comme institution par excellence où on apprend à vivre ensemble et à faire société, à préparer donc à l’exercice de la pluralité dans une société démocratique.
Le retour de la critique : préparer plus tôt à des places différenciées
Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’allongement du tronc commun signent le retour des logiques différentialistes. Considérer qu’il y a des élèves « qui sont en délicatesse avec l’école », pour lesquels le tronc commun ne serait pas adapté et qu’il faudrait orienter plus rapidement, relève d’une représentation statique de l’intelligence. Ce discours différentialiste – à rebours du projet d’émancipation moderne – trouve son prolongement dans un modèle adéquationniste : l’école devrait au plus tôt préparer à des rôles sociaux différenciés et répondre prioritairement aux exigences du monde du travail à travers l’orientation précoce vers des filières distinctes.
Défendre et faire vivre le tronc commun polytechnique
Le Pacte pour un Enseignement d’excellence est le résultat d’un travail de longue haleine. Il présente des limites, mais la mesure phare de l’allongement du tronc commun traduit la volonté d’être plus juste et plus ambitieux pour tous les élèves. Le déconstruire aujourd'hui serait un recul, au regard de l’idéal démocratique de justice sociale et l’ambition de donner à chaque élève un maximum de clés pour comprendre et agir dans un monde complexe. À l’heure où notre société a cruellement besoin de retisser les bases culturelles du contrat social, la classe politique ne doit-elle pas, plus que jamais, positionner l’école comme un bien commun plutôt qu’un lieu de différenciation des parcours ?
Certes, rappeler l’ancrage de la réforme dans un projet démocratique ne suffit pas à en garantir la réussite sur le terrain. C’est pourquoi l’allongement du tronc commun s’accompagne d’autres réformes touchant notamment à la formation des enseignants et au curriculum. Il faut toutefois reconnaître que la traduction de cette ambition structurelle en pratiques pédagogiques quotidiennes, capables de répondre à l'hétérogénéité accrue des élèves, représente un défi majeur. Mais, plutôt que de mettre "sur pause" l'ambition de cette réforme, mobilisons-nous pour soutenir les équipes éducatives et garantir sur le terrain les moyens nécessaires à sa réussite. C’est de la sorte que nous pourrons faire de l'école commune une véritable promesse d'avenir pour tous les jeunes.
Un collectif de l’UCLouvain : Marie Verhoeven, Branka Cattonar, Christian Maroy, Géraldine André, Hugues Draelants, professeurs en sociologie ; Caroline De Pascale et Maxime Michiels, doctorants en sociologie ; Dzifanu Nelike K Tay, Docteure en histoire ; Vincent Dupriez, professeur de sciences de l'éducation ; Amandine Bernal Gonzalez, Simon Enthoven et Jérôme Kariger, doctorants en sciences de l’éducation, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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