Carta Academica (avatar)

Carta Academica

Carta Academica est un collectif d'universitaires belges qui a décidé d’intervenir dans le débat public

Abonné·e de Mediapart

204 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 octobre 2024

Carta Academica (avatar)

Carta Academica

Carta Academica est un collectif d'universitaires belges qui a décidé d’intervenir dans le débat public

Abonné·e de Mediapart

Commission européenne : un nouveau portefeuille pour une nouvelle orientation ?

La nouvelle Commission européenne d’Ursula von der Leyen n’aura pas de portefeuille de l’emploi et des affaires sociales, mais une commissaire en charge « des personnes, des compétences et de la préparation ». Loin d’être anodin, cet étrange titre dessine une nouvelle vision reposant sur l’individualisation et la sécuritisation des problèmes sociaux. Par Amandine Crespy et Bastian Kenn

Carta Academica (avatar)

Carta Academica

Carta Academica est un collectif d'universitaires belges qui a décidé d’intervenir dans le débat public

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

S’il est vrai que les mots ont un sens en politique, les titres des portfolios des commissaires européens sont un instrument de choix pour indiquer dans quelle direction souffle le vent du changement. En 2019, la décision d’Ursula von der Leyen de renommer le portefeuille des migrations « Promotion de notre mode de vie européen » avait suscité l’émoi. Cette fois, la commissaire pour l’emploi et les affaires sociales sera en charge des « Personnes, des compétences et de la préparation », avec un périmètre couvrant les missions liées jusqu’ici à deux portefeuilles distincts : celui de l’emploi, d’une part, et de l’éducation, de l’autre.  

Les trois termes mis en avant pour le mandat à venir, « les personnes, les compétences et la préparation » (d’ailleurs peu évocateurs en français), contribuent à remodeler une vision politique reléguant les responsabilités collectives à l’arrière-plan au profit d’un monde où des individus atomisés sont sommés de s’armer pour faire face aux menaces permanentes et à une insécurité multidimensionnelle. Amalgamer éducation et emploi sous une même égide finit de soumettre la société aux prétendus besoins d’une économie désencastrée du politique et du social.

Les affaires sociales vs. “les personnes”

L’inclusion du terme « les personnes » est sans doute la plus difficile à décrypter – tant elle semble générique et (faussement ?) naïve. D’un côté, elle suggère un élargissement de la focale des travailleurs salariés à d’autres groupes tels que les enfants, les étudiants, les retraités, les travailleurs indépendants ou les personnes vivant dans la pauvreté. On pourrait donc saluer un potentiel novateur dans l’émergence de nouvelles catégories comme les « personnes vulnérables » dans le cadre de l’élaboration des politiques européennes.

Ceci étant, la disparition du champ lexical du social est inquiétante. Elle mène à oublier que les individus sont inévitablement intégrés dans des relations sociales (l'emploi étant une relation sociale par excellence), que les contraintes et les opportunités façonnant le destin des « personnes » dépend en grande partie de la stratification sociale et que l'objectif ultime des politiques publiques n'est pas seulement de résoudre les problèmes, mais aussi de renforcer la cohésion du tissu social. Contrairement aux travailleurs - intégrés dans le marché du travail - ou aux citoyens, impliqués dans la vie publique et dépositaire d’une histoire et d’une culture politiques - les « personnes » dont la Commission parle semblent flotter au-dessus de toute base institutionnelle ou systémique. Ce vocable relève, au final, autant de l’indétermination que de l’absurde : les autres commissaires ne travaillent-ils pas au profit des gens ?

L’emploi versus « les compétences »

Depuis des décennies, le concept central désignant le portefeuille en question fut l’emploi. Certes quelque peu aride, la notion d'emploi renvoie à un domaine de politique publique et à une mission claire pour les décideurs. En se fondant sur des droits et des responsabilités, l'économie devrait « employer » les travailleurs d'une manière qui puisse non seulement générer de la prospérité, mais qui soit aussi acceptable moralement. En ce sens, l'emploi constitue le nœud des relations entre capital et travail, entre employeurs et travailleurs. En mettant l’accent sur les compétences, on déplace la focale sur la responsabilité individuelle : « si vous voulez un emploi de qualité, vous devez acquérir les compétences requises par le marché ». Cette injonction fait du chômage un problème individuel plutôt que systémique. L'introduction de comptes individuels de formation est une des traductions pratiques de ce changement.

Les compétences ne sont pas un sujet nouveau à l’agenda européen. Au lendemain de la crise financière et des dettes de 2010, les compétences sont devenues une « stratégie de sortie de crise ». La première femme politique conservatrice à accéder au portefeuille de l’emploi au cours des deux dernières décennies, Marianne Thyssen, avait déjà vu la question des compétences mises en avant comme une composante clé de son portefeuille. Depuis, le discours des compétences (« skills, skills, skills ») est devenu à la fois plus omniprésent et plus controversé. Alors que l’année 2023 avait été proclamée  « Année européenne des compétences », les syndicats ont argué que le problème n’était pas principalement un manque de compétences de la main d’œuvre européenne, mais un manque d’emplois de qualité.

Politique sociale versus “préparation”

Le terme « Préparation » est peut-être l'ajout le plus inattendu au titre du portfolio. Le concept de preparedness, dont la traduction littérale en français est singulièrement dénuée de sens, fait référence à la capacité des sociétés à anticiper les risques et à affronter les chocs inattendus. À l’instar des catastrophes naturelles, les épidémies, mais aussi toutes les « transitions », doivent être considérées comme des menaces justifiant d’être en permanence sur le qui-vive. L’idée de « préparation » comporte également une référence implicite à la guerre. Dans l'histoire des États-Unis, le preparedness movement fit campagne pour le renforcement de l'armée après la Première Guerre mondiale.

Sur fond de mouvements géopolitiques tectoniques, on ne peut qu’y voir la cristallisation d’un discours de sécuritisation qui contribue à transformer notre compréhension des questions sociales. Celles-ci ne sont plus conçues comme le résultat d’une répartition inégale des ressources et des coûts, comme le fruit des décisions collectives prises par le passé, ancrées dans des dynamiques historiques et sociales largement endogènes, mais comme une question de gestion des crises, de capacité à répondre à des chocs « externes » qui viendront nous frapper de manière aussi certaine qu’imprédictible.

Le basculement en mode « gestion de crise » est un répertoire politique désormais bien connu des dirigeants et bureaucrates européens. Éprouvée et affinée au cours des quinze dernières années à la faveur de la crise financière et des dettes souveraines, de l’afflux migratoire de 2015, du Brexit, puis de la pandémie, la crisologie européenne fut un puissant moteur de fédéralisation. En temps de « crise », nécessité fait loi, ce qui permet de justifier à la fois des innovations institutionnelles bienvenues et de dangereux raccourcis démocratiques.

Mais la gestion de crise vaut-elle politique ? La réponse européenne à la pandémie de Covid illustre bien la vacuité du discours sur la « préparation ». Aucun des nouveaux outils déployés par l’UE (par exemple l’instrument de soutien aux régimes de chômage partiel ou le fonds de relance contre la pandémie) n’a sérieusement résolu les problèmes profonds auxquels sont confrontés les systèmes de santé européens, qu’il s’agisse du sous-financement chronique, des inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins, ou encore de la pénurie de main-d’œuvre. Si une nouvelle pandémie survenait demain, combien de pays de l’Union européenne seraient bien « préparés » ?

Dans un monde ébranlé par le changement climatique et les conflits, l’Union européenne devrait œuvrer à la mise en place de réponses institutionnalisées et durables, en affrontant l’épineuse question de la redistribution et du sens même du bien-être et de la prospérité. Attiser la panique morale, miser sur la responsabilité individuelle et se contenter de solutions managériales de faible portée risque de s’avérer tout aussi inefficace que dangereux.

Amandine Crespy (ULB) et Bastian Kenn (ULB), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.