Afin de lutter contre l'inflation, la Banque Centrale Européenne (BCE) a augmenté le taux d'intérêt qui aujourd'hui s'élève à 4 %. Cette hausse du taux d’intérêt a entrainé les banques centrales de l’Eurosystème à transférer 140 milliards d’euros par an au profit des banques. L’ampleur de ces subventions apparait en les comparant aux dépenses annuelles totales de l'Union Européenne (UE), qui s'élèvent à 168 milliards d'euros. Une situation remarquable qui l'est d'autant plus si l'on considère que ces subventions bancaires sont décidées sans aucune discussion politique et sont accordées sans conditions. Cela contraste avec les dépenses de l'UE, qui sont le résultat d'un processus décisionnel politique élaboré et s'accompagnent généralement de conditions strictes.
Pour donner un autre exemple : l'UE transfère 50 milliards d'euros par an aux agriculteurs. Pour que les agriculteurs puissent tirer profit de ces transferts, ils doivent satisfaire à un tsunami de conditions et de règles. Les banquiers obtiennent des transferts presque trois fois plus élevés, sans conditions. Une situation surréaliste. C'est d'autant plus remarquable que les médias et le grand public ignorent pour la plupart cette extraordinaire générosité à l'égard des banquiers.
Comment se fait-il que la lutte contre l’inflation a pour effet d’enrichir les banques? Quelles sont les problèmes qui en découlent ? Et que peut-on faire pour remédier à ce problème ? Ce sont les questions auxquelles j’entends répondre dans cette chronique.
Pourquoi la lutte contre l’inflation enrichit les banques ?
Les banques détiennent des dépôts (réserves bancaires) à la banque centrale. Les banques belges, par exemple, détiennent leurs réserves bancaires à la Banque Nationale de Belgique. Il s’agit de comptes courants qui peuvent être retirés instantanément par les banques. Ces réserves bancaires sont donc comparables aux comptes courants que nous, citoyens, détenons auprès des banques. Mais il y a une différence importante. Les réserves bancaires sont rémunérées par les banques centrales de l'Eurosystème. Ce taux de rémunération est égal aux taux d’intérêt fixé par la BCE. Comme ce dernier a été relevé à 4%, le taux de rémunération des réserves bancaires a atteint 4%. Par contre, les banques ne paient aucun intérêt, ou paient un taux d’intérêt dérisoire sur les comptes courants détenus par leurs clients.
Les réserves bancaires détenues par les banques auprès des banques centrales dépassent désormais les 3.000 milliards d'euros. En conséquence, les banques centrales de l'Eurosystème versent 140 milliards d'euros d'intérêts aux banques, sur une base annuelle. La Banque Nationale de Belgique transfère ainsi 9 milliards d'euros aux banques belges par an. C’est la raison pourquoi la lutte contre l’inflation mené par la BCE a entrainé des transferts massifs au profit des banques.
Les banques s’enrichissent aux dépens des contribuables
La rémunération des réserves bancaires pose plusieurs problèmes. Premièrement, lorsque les banques centrales versent des intérêts aux banques, elles transfèrent leurs bénéfices au secteur bancaire. Les banques centrales font des profits parce qu'elles ont obtenu un monopole de l'État pour créer de l'argent. La pratique consistant à payer des intérêts aux banques revient donc à transférer ce profit de monopole à des institutions privées. Ce profit de monopole devrait en fait être retourné aux gouvernements qui ont accordé les droits de monopole. Il ne devrait pas être approprié par le secteur privé, qui n'a rien fait pour obtenir ce profit. La situation actuelle, qui consiste à payer des intérêts sur les avoirs de réserve des banques, équivaut à une subvention aux banques versée par les banques centrales aux frais des contribuables.
Deuxièmement, le paiement d'intérêts sur les réserves bancaires a une autre conséquence fâcheuse. Elle transforme la dette publique à long terme en dette à court terme. La plupart des obligations d'État détenues par les banques centrales ont été émises dans le passé à des taux d'intérêt très bas, souvent même nuls ou négatifs. Cela signifie que les gouvernements sont à l'abri des hausses de taux d'intérêt pendant un certain temps. En payant un taux d'intérêt de 4 % sur les réserves bancaires et en réduisant ainsi les recettes publiques d'autant, la BCE transforme cette dette à long terme en dette très liquide, ce qui oblige à une augmentation immédiate des paiements d'intérêts sur la dette consolidée de l'État et de la banque centrale, aggravant ainsi les problèmes budgétaires auxquels les gouvernements sont confrontés aujourd'hui.
Les banques centrales ont tendance à donner des leçons aux gouvernements sur les questions budgétaires et à les inciter à faire preuve de plus de discipline budgétaire. Pourtant, en transférant de grandes sommes d'argent, qui appartiennent aux gouvernements, aux banques commerciales et à leurs actionnaires, elles contribuent à l'augmentation des déficits budgétaires.
Troisièmement, les transferts importants vers les banques commerciales ont permis à ces banques de réaliser des bénéfices records. Ces bénéfices records ne sont pas utilisés par les banques pour augmenter leurs ratios de fonds propres, mais pour augmenter les dividendes versés aux actionnaires. Selon le Financial Times, les banques européennes ont augmenté leurs flux de dividendes vers leurs actionnaires de 120 milliards d'euros en 2023. C'est presque le même montant de subventions de 140 milliards d'euros qui leur ont été accordées par les banques centrales. Ainsi, nous obtenons la situation perverse suivante : les banques centrales transfèrent d'importantes sommes d'argent aux banques ; cet argent, qui appartient à la collectivité et donc aux contribuables, finit dans les poches des actionnaires des banques. Il est difficile d'imaginer une politique plus perverse.
Ces transferts aux banques sont si élevés qu’ils anéantissent les profits des banques centrales. De plus, ils poussent beaucoup d'entre elles en territoire déficitaire. Le résultat est que non seulement les banques centrales ont cessé de transférer des bénéfices aux gouvernements aujourd'hui, mais elles ne transféreront aucun profit dans les années à venir.
Il est possible de combattre l’inflation sans faire des cadeaux aux banques.
Face à ce problème, la plupart des banques centrales gardent le silence, ou prétendent qu'il s'agit de la conséquence inévitable de la lutte contre l'inflation. Ce n'est pas le cas. Il existe une alternative. Les banques centrales pourraient décider qu'une partie des dépôts des banques détenus auprès de chacune d’elles (par exemple 50 %) ne sera pas rémunérée et devra être maintenue à la banque centrale. L'autre partie continuera d'être rémunérée. Un tel système à deux vitesses présente l'avantage que la BCE peut continuer à utiliser son mode opératoire qui consiste à augmenter (ou baisser) le taux d'intérêt sur les réserves bancaires. Dans le même temps, il permettrait aux banques centrales de l'Eurosystème de réduire les transferts massifs vers les banques, et d’arrêter une politique qui consiste à enrichir les banquiers et leurs actionnaires aux dépens des contribuables.
Le paradoxe est qu'un tel système à deux vitesses existait dans un passé récent. Pendant la période 2015-2021, la BCE imposait un taux d'intérêt négatif de -0,2 % à -0,5 % sur les dépôts bancaires. Cela impliquait que les banquiers devaient payer 0,2 % à 0,5 % à la banque centrale sur les dépôts qu'ils y détenaient. Comme on pouvait s'y attendre, les banquiers étaient très mécontents de cette situation et poussèrent la BCE à instituer un système à deux vitesses. Celui-ci a eu pour effet que les banquiers n'avaient à payer d'intérêts que sur une partie de leurs dépôts. En conséquence, sur l'ensemble de la période 2015-2021, les banques n’ont versé que 60 milliards d'euros aux banques centrales. Aujourd'hui, en un an, au lieu de payer, elles reçoivent 140 milliards.
La BCE pourrait facilement introduire aujourd'hui un tel système à deux vitesses pour limiter les transferts aux banques. Mais encore une fois, la BCE n'a d'oreilles que pour les banquiers qui prétendent qu'aujourd'hui un système à deux vitesses serait injuste et impossible à exploiter. Il n'était pas impossible d'opérer de la sorte quand, dans le passé, cela convenait aux intérêts des banquiers. Il est affligeant de constater que la BCE défend systématiquement les intérêts des banques à l’encontre des intérêts de la société. La BCE pourrait démontrer le contraire en réduisant les subventions aux banques. Cela n'affecterait pas sa capacité à lutter contre l'inflation. Cela rétablirait la confiance dans une institution qui se doit de défendre le bien-être de l'ensemble de la population, et non les profits des banques et de leurs actionnaires.
Paul De Grauwe, Professeur à la London School of Economics, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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