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Billet de blog 17 juin 2025

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Sécurité ou peur ? Quand la loi devient propagande

Derrière l’argument de la « sécurité », le gouvernement Meloni adopte par décret des lois répressives ciblant le dissensus et les plus vulnérables. La loi devient un instrument de propagande, la peur un outil de contrôle. La société se dépolitise et la démocratie se vide. Une réponse civile et politique s’impose. Par Irene Di Jorio

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Fascisme oui, fascisme non : allons aux faits

Le 25 avril dernier, à l’occasion de la fête de la Libération, la présidente du Conseil italien a pris ses distances avec le fascisme, affirmant « le caractère central des valeurs démocratiques que le fascisme avait niées » et qui sont consacrées par la Constitution de la République italienne. Un geste symbolique, perçu par certains comme un tournant, inscrivant l’Italie de Giorgia Meloni dans le sillage de l’Europe démocratique.

Il ne s’agit pas de débattre de l’étiquette la plus appropriée pour définir le gouvernement Meloni – post-fasciste, populiste, « dictature du spin » ou autre – mais de comprendre comment, derrière les tailleurs pastel, l’image de mère de famille, les discours rassurants et la rhétorique de la « sécurité », l’Italie glisse vers une dérive liberticide qui s’inscrit dans le recul démocratique plus général de l’Europe.

Le gouvernement italien n’est pas le régime fasciste de Mussolini, même si certaines politiques rappellent des traits du fascisme historique : censure et propagande, exaltation de la « patrie », racisme, sexisme, homophobie, logique du bouc émissaire avec la création d’ennemis de la communauté nationale et de la sécurité publique. Contrairement au passé, cependant, tout cela se présente comme une défense de la démocratie, qui évite la répression ouverte ou la rend peu visible. Le fait que certains de ces traits coïncident avec les politiques d’une Europe qui transforme l’accueil en ségrégation, barricade ses frontières et en externalise la gestion (comme les camps en Albanie) ne remet pas en cause l’analogie et la critique, mais en élargit la portée.

Un décret-loi appelé « sécurité »

Quelques semaines avant le 25 avril, invoquant des raisons d’urgence non précisées, le Conseil des ministres italien a approuvé « par décret » un projet de loi sur la « sécurité publique » qui était bloqué depuis longtemps au Sénat pour des raisons budgétaires, et qui était condamné depuis plus d’un an par des experts, des juristes et des organisations internationales. L’OSCE, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, six rapporteurs spéciaux de l’ONU avaient exprimé leur inquiétude face à la violation flagrante des droits humains, civils et politiques. Associations, syndicats, partis, collectifs étudiants, centres sociaux, artistes étaient descendus dans la rue pour s’y opposer. L’association Antigone[1] l’avait qualifié de « plus grande atteinte à la liberté de manifester de l’histoire républicaine » : un texte qui aurait fait emprisonner même Gandhi. Ses 38 articles ne parlent pas de droits ou de justice sociale, mais uniquement d’interdictions, de sanctions, de durcissement des peines et de nouveaux délits : le blocage d’une route pendant une manifestation devient un délit pénal ; hausse de peines pour les manifestations visant à empêcher la construction d’infrastructures ; introduction du délit de révolte en prison et dans les Centres de Permanence pour le Rapatriement (CPR), punissant aussi la résistance passive ; forte hausse des peines pour les occupations illégales d’immeubles ou la coopération à celles-ci (de 2 à 7 ans de prison) ; suspension du sursis pour les femmes enceintes ou avec enfants en bas âge (même le code Rocco, hérité du fascisme, n’était pas allé aussi loin) ; circonstance aggravante si un délit est commis dans des gares, métros ou wagons. La définition du terrorisme est élargie, la révocation de la citoyenneté est facilitée, le cannabis dit « light » (sans effet stupéfiant) est classé comme drogue et criminalisé. Le décret semble viser des catégories spécifiques : les syndicats de base qui organisent des piquets de grève dans le secteur de la logistique ; les militants pour le climat et le droit au logement ; les détenus, les migrants, les femmes Roms... Parallèlement, le texte renforce la protection des policiers et militaires faisant l’objet d’enquêtes pour des abus commis dans l’exercice de leurs fonctions (frais juridiques pris en charge par l’État) et garantit une protection accrue aux agents des services de renseignement.

Populisme pénal et glittering generalities

Approuvé début avril, le « décret sécurité » a été publié dans la Gazzetta Ufficiale le 11 avril 2025 et est entré en vigueur le lendemain. A partir de cette date, le Parlement avait 60 jours pour le convertir en loi. Les constitutionnalistes ont parlé d’un « coup d’État blanc », l’Union des chambres pénales a proclamé trois jours de grève, le réseau « No DDL Sicurezza – A Pieno Regime »[2] a multiplié les mobilisations, dont une grève de la faim tournante et une manifestation nationale à Rome le 31 mai. Malgré cette contestation massive, la majorité parlementaire a entériné la conversion du décret en loi – d’abord à la Chambre le 29 mai, puis au sénat le 4 juin – sans débat et sans permettre l’examen d’aucune des propositions d’amendement. Meloni avait, en amont, justifié l’urgence par la nécessité de respecter « les engagements pris envers les citoyens et ceux qui sont appelés chaque jour à défendre notre sécurité ». La propagande exploite les moyens les plus efficaces à ses fins, y compris les lois. Dans le « populisme pénal », le droit pénal devient un instrument de propagande : il rassure l’électorat et dissuade l’expression du dissensus. Le recours aux décrets est une pratique bien ancrée qui contourne le débat parlementaire : cela s’est produit avec le décret anti-rave (octobre 2022), le décret contre l’immigration irrégulière (mars 2023) et le décret contre la délinquance juvénile (septembre 2023).

L’invocation de la « sécurité » ne date toutefois pas de ce gouvernement. De 1998 à 2022, au moins quatre « paquets sécurité » ont été adoptés en Italie, tous axés sur la sécurité urbaine, la micro-criminalité et l’immigration, traitée comme un problème d’ordre public. La principale différence entre les gouvernements concerne le timing : la droite les adopte en début de mandat, pour récompenser un électorat mobilisé par la peur et les promesses sécuritaires ; la gauche en période de perte de consensus, dans le but de le regagner[3].

Le mot d’ordre « sécurité » est bien connu des historiens des pratiques d’influence pour sa plasticité rhétorique. « Sécurité » fait partie de ces termes que l’Institute for propaganda analysis (IPA) identifiait déjà en 1937 comme des glittering generalities : des mots à forte charge émotionnelle, qui éblouissent par leur généralité, suscitant l’adhésion sans exiger de preuves[4]. Les résultats électoraux suggèrent que cette stratégie a mieux fonctionné à droite.

Vous écrivez « sécurité », nous lisons « répression »

Si l’appel à la sécurité n’est pas nouveau, les politiques du gouvernement Meloni introduisent de nouveaux éléments : pour chaque sujet de débat public, la réponse se traduit par de nouvelles peines ou le durcissement des peines existantes, dans une optique punitive qui donne plus de pouvoir aux puissants et frappe les plus vulnérables. D’un côté, la loi Nordio (n° 114 du 9 août 2024) a aboli le délit d’abus de pouvoir. De l’autre, le décret sécurité criminalise les protestations sociales et la marginalité. Sa « sécurité » n’est pas la « sécurité des droits » (travail, logement, éducation, soins de santé, etc.), mais un « droit à la sécurité » indépendant de la garantie des droits humains. Suivant la rhétorique néolibérale, la sécurité s’individualise et la marginalité devient le résultat d’un échec personnel, sanctionné par la misère ou la punition, si des règles sont enfreintes[5]. C’est la même logique qui a transformé le « ministère de l’Éducation publique » en « ministère de l’Éducation et du Mérite », dans une école qui éduque à l’obéissance, punit, enseigne « l’italianité » et affirme que « seul l’Occident connaît l’Histoire »[6].

L’obéissance n’est plus une vertu

Un large front d’opposition a rebaptisé le « décret sécurité » « décret de la peur ». Le message du décret est clair : manifester n’est plus un droit, mais un danger. Ainsi, la répression se dissimule sous le masque de la sécurité. Si, au nom de la sécurité, on peut violer des droits fondamentaux comme la liberté d’expression et de manifestation, alors les jeunes qui grandissent aujourd’hui en Italie finiront par croire que c’est la démocratie elle-même qui est dangereuse. Dans un État qui criminalise les protestations, donne le pouvoir aux forts, naturalise les inégalités, atomise et réprime la contestation, la société se dépolitise, l’indifférence règne et la démocratie s’effondre. Meloni revendique le caractère démocratique de ces choix au nom du vote populaire, oubliant que la démocratie ne se résume pas aux urnes : elle vit dans la participation, la solidarité et le droit de résister à des lois injustes.

L’histoire est pleine d’horreurs commises par des hommes obéissants et disciplinés, qui exécutaient des ordres. Mais elle est aussi pleine de lois abandonnées parce que reconnues, avec le temps, comme injustes. Ce n’est pas le moment d’avoir peur, c’est le moment de prendre position, d’être partisans. Comme l’écrivait Antonio Gramsci en 1917[7]. Comme le rappelait Don Lorenzo Milani en 1965 : lorsque la loi trahit la justice, « l’obéissance n’est plus une vertu »[8].

Par Irene Di Jorio, professeure d’histoire de la communication de masse à l’Université libre de Bruxelles pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Fondée en 1991 dans le sillage de la revue éponyme, Antigone est une association indépendante, à but non lucratif, engagée dans la défense des droits et des garanties dans le système pénal et pénitentiaire italien. Elle réunit universitaires, magistrats, personnel pénitentiaire, parlementaires, enseignants et citoyens impliqués, à titres divers, dans la justice pénale. Après avoir obtenu l’autorisation du ministère de la Justice de visiter les prisons, Antigone gère l’Observatoire sur les conditions de détention en Italie (depuis 1998), celui sur les établissements pénitentiaires pour mineurs (depuis 2008) et coordonne l’European Prison Observatory (depuis 2000).

[2] Le réseau « No DDL Sicurezza » est né en novembre 2024 pour coordonner les mobilisations contre le projet de loi sécuritaire du gouvernement Meloni. Il rassemble un large éventail d’acteurs – forces sociales et politiques, associations, juristes, syndicats, centres sociaux, etc. – unis pour défendre les droits fondamentaux face à la dérive autoritaire.

[3] Stefano Anastasia, « Le sfide alla democrazia costituzionale della politica della sicurezza del governo italiano », in Il più grande attacco alla libertà di protesta della storia repubblicana, sous la direction de l’association Antigone, 2024, pp. 4-9, https://www.antigone.it/upload/Ebook_pacchetto_sicurezza_2.pdf (consulté le 22 mai 2025).

[4] « How to detect propaganda », Propaganda analysis, vol. 1, n. 2, novembre 1937, pp. 5-8.

[5] Stefano Anastasia, op. cit. ; Marco Ruotolo, « Sicurezza e disprezzo dell’altro », Costituzionalismo.it, n. 1, 2025, https://www.costituzionalismo.it/wp-content/uploads/1-2025-1.-Ruotolo.pdf (consulté le 23 mai 2025)

[6] Nuove indicazioni 2025. Scuola dell’Infanzia e Primo ciclo d’istruzione. Materiali per il dibattito pubblico, p. 68, https://www.mim.gov.it/documents/20182/0/Nuove+indicazioni+2025.pdf (consulté le 23 mai 2025).

[7] Antonio Gramsci, « Indifferenti », in Masse e partito. Antologia 1910-1926, sous la direction de Guido Liguori, Roma, Editori Riuniti, 2016, pp. 73-75.

[8] Lorenzo Milani, L’obbedienza non è più una virtù. Documenti del processo di Don Milani, Firenze, Libreria Editrice Fiorentina, 1971 (éd. orig. 1965).

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