Le 29 août dernier, Nicole de Moor, secrétaire d’État à l’asile et à la migration au gouvernement belge, a décidé de priver les hommes isolés demandeurs d’asile du droit à l’accueil. Bien que cette décision représente une violation de la “loi accueil”[1] et de la directive européenne 2013/33/EU, et qu’elle ait été suspendue par le Conseil d’État, la secrétaire d’État a décidé de passer outre, laissant entendre qu’en matière de dissuasion migratoire, l’État de droit est un détail.
Les arguments invoqués à l’appui de cette décision sont « la crise » de l’accueil et la vulnérabilité de certaines catégories de personnes demandeuses d’asile. Refuser l’accueil d’hommes seuls doit permettre d’assurer l’accueil des femmes et des enfants. Le facteur de vulnérabilité est ici instrumentalisé pour éroder les droits à l’asile et à la protection, ce qui s’inscrit dans une politique dissuasive qui remonte à plusieurs années.
Une politique migratoire restrictive, sur fond de catégorisation et de hiérarchisation des personnes migrantes
Depuis les années ‘70, la politique migratoire européenne est marquée par une approche restrictive, ce que traduit la loi belge de 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers. Au fil des décennies, les voies légales de migration se sont réduites, avec un triple effet : une fragilisation de la politique d’asile ; la vulnérabilisation croissante des personnes migrantes qui cherchent des voies d’entrée toujours plus dangereuses ; la création et la pérennisation de zones de non-droit dans les États européens, en raison notamment du Règlement de Dublin[2] : cet accord européen prévoit en effet le renvoi possible des demandeurs d’asile vers le pays par lequel ils sont entrés dans l’Union Européenne pour y voir traiter leur demande d’asile, ce que peu de demandeurs sont en état de faire.
Le durcissement de la politique migratoire traduit également un processus de catégorisation et de hiérarchisation des personnes migrantes. Ces mécanismes ont d’abord pour effet d’opérer des distinctions entre les individus dans l’accès aux procédures d’accueil et aux droits qui en résultent. Mais ils opèrent également une hiérarchisation fondée sur des critères moraux qui se traduit en une (dé)légitimation de ces personnes d’accéder à ces droits (Wihtol de Wenden, 2010). Dans l’imaginaire collectif, la figure du « réfugié humanitaire » apparaît par exemple plus légitime que celle du « migrant économique » (Brücker et al., 2019). De même, au sein de la catégorie des migrants « humanitaires », des critères de vulnérabilité sont fréquemment mis en avant pour justifier les discriminations opérées par les politiques d’accueil (Ngombe, 2020).
Ce double processus de catégorisation et de hiérarchisation a des effets juridiques et pratiques très concrets pour les personnes migrantes. Mais il contribue également à construire un discours moral sur la plus ou moins grande légitimité des uns et des autres à accéder à leurs droits, et conduit in fine à justifier auprès de l’opinion publique l’abandon de toute forme de légalité dans les décisions de la politique d’asile. La prise de position de la secrétaire d’État Nicole De Moor illustre ce processus, fruit d’une construction progressive en Belgique depuis plusieurs années.
Personnes « en transit » et sans abrisme : les effets collatéraux du Règlement de Dublin
Au cœur de l’été 2015, un camp de personnes réfugiées voit le jour au parc Maximilien à Bruxelles, avec le soutien de collectifs militants de sans-papiers, d’ONG humanitaires et de citoyens. Lors du démantèlement du camp en octobre, une distinction est opérée entre les personnes demandeuses d’asile, éligibles au droit à l’accueil organisé par le gouvernement fédéral d’une part, et les « sans-papiers » exclus de ce droit, d’autre part. La distinction n’est pas uniquement juridique et procédurale. Elle est aussi porteuse de représentations sociétales qui traduisent une séparation entre migrants « légitimes » et « illégitimes », distinction qui va évoluer dans les politiques en matière d’accueil au cours des années suivantes.
À partir de 2017, la présence de « migrants en transit » au parc Maximilien déclenche une action policière, ce qui suscitera une mobilisation solidaire en réaction à cette approche répressive. Cette catégorie de personnes « en transit » englobe des profils aux origines, aux parcours et aux statuts hétérogènes, dont un grand nombre proviennent de pays justifiant l’octroi d’une protection internationale (Myria, 2020). Interpellé sur l’absence de leur prise en charge par le gouvernement fédéral, Charles Michel, alors premier ministre, avait rétorqué que ces personnes n’avaient qu’à demander l’asile, laissant entendre que leur situation de transit était en fait un choix et non un état imposé par un dispositif juridique contraignant. Or, les migrants en transit sont très souvent dans l’impossibilité de déposer une demande dans le pays par lequel elles “transitent”. Le Règlement de Dublin les expose en effet à une menace d’expulsion vers le pays par lequel elles sont entrées en Europe et les condamne de facto à une situation d’errance (Agier, 2023), en séjour irrégulier.
Le droit - initialement reconnu comme légitime - de ces personnes de demander l’asile est ici remis en cause pour des raisons juridiques qui tiennent à un règlement procédural européen. En outre, la criminalisation du transit tout comme l’impossibilité juridique et matérielle d’organiser l’expulsion de ces personnes (Maillary, 2018) accroit les situations de sans-abrisme et de logement précaire, une problématique dont la prise en charge est transférée aux pouvoirs publics locaux et régionaux ainsi qu’aux acteurs privés.
Les vrais, les faux et les « vraiment » vulnérables : le droit à l’accueil au prisme de valeurs morales
La mobilisation solidaire et une prise en charge locale des personnes “en transit” ont permis l’accompagnement social et juridique d’une partie d’entre elles vers une demande d’asile, en contournant une première décision de renvoi à l’abri du Règlement de Dublin (Costa Santos et Garny, 2022). En janvier 2020, la secrétaire d’État à l’asile et à la migration de l’époque, Maggie de Block, leur a alors reproché de faire du “shopping de l’asile” et a décidé de priver ces hommes, femmes et enfants du droit à l’accueil pour laisser la place aux “vrais primo-arrivants”. Le Conseil d’État a suspendu cette décision, estimant que la catégorie juridique de demandeur d’asile était bien d’application à ces personnes, au-delà de la délégitimation politique dont elles faisaient l’objet.
Quelques mois plus tard, à l’hiver 2021, la saturation des dispositifs fédéraux d’hébergement laisse des milliers de demandeurs d’asile à la rue, d’abord des hommes, ensuite des femmes et des enfants. Interpellé sur la présence d’enfants, le nouveau secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Sammy Mahdi, mettait l’accent sur le recours prioritaire aux « tests d’âge »[3] à appliquer aux MENA (mineurs étrangers non-accompagnés) pour, selon lui, éviter que des demandeurs d’asile adultes ne prennent la place des vrais enfants.
Dans ces deux cas, personnes en transit et mineurs soupçonnés d’être des adultes trichant sur leur âge font bien partie de la catégorie normative des “migrants légitimes”, car ils fuient des situations de guerre et d’insécurité. Ils font également partie de la catégorie juridique de “demandeur d’asile”, à laquelle sont associés divers droits inscrits dans la législation belge, européenne et internationale (notamment le droit à l’hébergement) dont, hommes comme femmes, ils sont pourtant privés. Dans les deux cas, parler de « vrais primo-arrivants » et de « vrais enfants » reflète la logique de suspicion croissante, séparant “vrais” et “faux” réfugiés, qui caractérise la politique migratoire des dernières décennies (Kobelinsky, 2007).
Si la figure du demandeur d’asile bénéficie dans les discours d’une supposée légitimité qui est liée à sa vulnérabilité, cette légitimité est pourtant érodée par de nouveaux critères qui n’ont aucune base légale. On en veut pour preuve les plus de 7.000 condamnations de l’État belge en 2022 pour refus d’accueil, condamnations qui ne trouvent aucune suite légale ou politique. Et dans le même temps, les mécanismes de catégorisation et de hiérarchisation produits par les discours politiques et diffusés par les médias contribuent à légitimer des choix arbitraires contraires à la loi. S’ensuit une fragilisation du droit à l’asile qui laisse progressivement place à des logiques d’assistance sociale (Frigoli, 2004) : procédant au cas par cas, une justice locale se déploie, cherchant une voie entre la priorisation de certaines demandes et les ressources disponibles, réservant une réponse positive uniquement aux personnes considérées comme « vraiment » vulnérables. Le droit universel à la protection se heurte ici à la pratique discrétionnaire de l’État et de ses objectifs politiques de dissuasion migratoire.
Hiérarchiser pour vulnérabiliser
Dans ce discours, qui prend parfois appui sur le droit pour délégitimer certaines catégories de migrants (sans papiers, personnes en transit, faux MENA…), la notion de vulnérabilité joue un rôle central dans la construction du demandeur d’asile « légitime ». Elle contribue à créer une hiérarchisation morale entre les sujets de droits et s’inscrit dans une politique de restriction du droit d’asile, privant des milliers de personnes de droits qui leur sont pourtant reconnus. Ces hommes et ces femmes, déjà vulnérables, sont vulnérabilisés davantage, laissés à la merci de la violence de la rue et de l’errance, et criminalisés, au passage, confrontés à l’arbitraire des institutions de l’État. À la recherche du migrant « vraiment » vulnérable, on vulnérabilise des personnes, que l’on exclut de leurs droits. Dans la volonté politique d’illégaliser, voire de criminaliser, ces migrants, l’État glisse lui-même dans l’illégalité.
Ce qu’illustre la décision de la secrétaire d’État aujourd’hui, c’est la facilité avec laquelle on justifie désormais des décisions illégales qui accentuent la « crise » de l’accueil, sans qu’aucun des trois pouvoirs - le gouvernement, le parlement, les tribunaux – ne parvienne à faire respecter la loi en matière d’asile. Et l’on assiste, presque paisiblement, à l’érosion, condamnation après condamnation, de l’État de droit en Belgique.
Adriana Costa Santos, doctorante en sciences sociales et politiques, UCLouvain – Site Saint-Louis – Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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Références
Agier, M. (2023). Les migrants et nous : éloge de Babel. Débats, Cnrs éditions.
Brücker, P., Veron, D. et Vertongen, Y. (2019). Du mouvement des sans-papiers à la « crise » des réfugiés : évolution des catégories d’action et enjeux théoriques. Critique internationale, 84, 9-21.
Collyer, M. (2010). Stranded Migrants and the Fragmented Journey, Journal of Refugee Studies, Volume 23, Issue 3, Septembre 2010, p. 273–293.
Costa Santos, A. et Garny, N. (2022). Créer des liens et revendiquer des droits, Revue Akène vol. 4 - Accueillir, c'est résister, Novembre 2022.
Frigoli, G. (2004). Le demandeur d’asile: un «exclu» parmi d’autres? La demande d’asile à l’épreuve des logiques de l’assistance. Revue européenne des migrations internationales, 20(2), 153-167.
Kobelinsky, C. (2007). Le jugement quotidien des demandeurs d’asile. Recueil Alexandries.
Fournier, K. (2017). L’estimation de l’âge des MENA en question: problématique, analyse et recommandations. Plate-forme Mineurs en Exil.
Maillary, C. (2018). Traque, expulsion, abandon : parcours de dublinés. Plein droit 119.4 : 16-20.
Myria (2020) Myriadoc 10 : La Belgique, une étape vers le Royaume-Uni. Myria Centre Fédéral Migration, Bruxelles.
Ngombe, M. (2020). Les couloirs humanitaires: un régime d’exception pour gérer des réfugiés «désirables». Revue internationale des études du développement, 65-86.
Wihtol de Wenden, C. (2010) Le glissement des catégories de migrants. Migrations Société 2: 193
[1] Loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et d’autres catégories d’étrangers reprise dans le Cadre Légal de Fedasil.
[2] Le Règlement de Dublin stipule que l’État-membre de l’UE responsable du traitement d’une demande de protection internationale est généralement celui d’entrée en Europe, ce qui implique qu’une personne qui demande l’asile en Belgique peut voir sa demande considérée irrecevable et être renvoyée vers le pays d’entrée.
[3] Lorsqu’un candidat à l’asile se présente comme MENA, une procédure de « doute d’âge » peut être déclenchée par l’Office des Étrangers ou les services de police, ce qui implique de lui imposer un triple test médical (radiographie des dents, de la clavicule et du poignet) pour déterminer son âge. Ces tests d’âge sont largement contestés par la communauté scientifique et par le milieu associatif, en même temps qu’ils sont déterminants pour la protection d’un mineur par l’État belge, ainsi que pour son entrée dans l’une ou l’autre des catégories conditionnant l’accès à des droits et à des procédures différents (voir Fournier, 2017).