Fin 2022, l’Institut français d’opinion publique (Ifop) publiait une étude sur la mésinformation des jeunes et la part que jouent les réseaux sociaux dans leur hypothétique perméabilité aux contre-vérités scientifiques[1]. Ladite étude concluait qu’une écrasante majorité des jeunes, en l’occurrence surtout ceux entre 11 et 24 ans faisant un usage important de TikTok, a fait « sécession avec le consensus scientifique » et, ce faisant, manque d’esprit critique et de rationalité. Ces conclusions, très radicales, ont fait l’objet d’une large diffusion non critique dans la presse et sur les réseaux[2]. Cela étant, à y regarder de plus près, aussi bien sur le plan scientifique qu’épistémologique, cette enquête a tout d’un naufrage intellectuel. Que les jeunes soient devenus « toc-toc » — pour emprunter les termes mêmes de l’Institut — reste selon nous à démontrer.
La fabrique du consensus
Afin de légitimer la thèse selon laquelle les jeunes auraient fait sécession avec le consensus scientifique, les auteurs déploient plusieurs sondages engendrant divers jeux de données. Aucun n’est à lui seul en mesure de démontrer cette prétendue sécession[3]. Néanmoins, nous n’abordons ici qu’un seul de ces sondages particuliers, dans la mesure où il est de loin le plus inepte et, paradoxalement, le plus largement diffusé dans la presse.
Celui-ci prend la forme d’une liste de 12 « vérités établies », par exemple relatives à la forme approximativement ronde de la Terre ou à l’évolution des espèces vivantes, avec lesquelles les sondés sont invités à indiquer leur accord ou désaccord (sans possibilité d’abstention). La métrique du dispositif est la suivante : aussitôt qu’un sondé marque son désaccord (et donc posséderait une croyance en décalage) avec une seule de ces 12 « vérités établies », il est déclaré en situation de sécession avec le consensus scientifique. Cette situation est ensuite corrélée positivement avec un emploi intensif des réseaux sociaux. CQFD.
Sur le plan méthodologique, il y a de quoi être surpris. La métrique du sondage cache en effet l’usage implicite d’un raisonnement fallacieux classique — dit « de la fausse alternative » —, prenant ici la forme suivante : soit un sondé adhère pleinement au consensus, c’est-à-dire qu’il croit à 100 % des phrases supposées vraies qui le constituent, soit ce dernier entre en sécession. En dehors de ces deux options, les auteurs éclipsent méthodologiquement la possibilité d’un spectre entier de voies médianes.
Pour se le figurer, raisonnons un instant par l’absurde. Envisageons une physicienne nucléaire récemment lauréate du prix Nobel et reconnue internationalement par ses pairs pour la qualité de son travail et sa grande intégrité scientifique. Ne serait-il pas étrange de considérer celle-ci comme irrationnelle et défiante à l’égard de la science pour la seule raison que, au sein de son cortège de croyances massivement en phase avec le consensus scientifique, elle possède néanmoins quelques croyances peu étayées sur divers objets (les neurones, les crustacés, les comètes, les virus ou les marchés boursiers) qui, à son insu, se révèlent en porte-à-faux avec un consensus dont elle ignore par ailleurs tout ? En réalité, n’est-il pas inexorable — et cela même pour les plus brillants scientifiques — que nos propres croyances sur toutes choses ne soient pas parfaitement alignées avec les consensus d’une époque ?
En tout état de cause, en prenant au sérieux la métrique du sondage, c’est une sécession de 100 % des sondés, jeunes comme moins jeunes, TikTokeurs comme lecteurs du Courrier International ou de Nature, qu’il faudrait s’attendre à observer. Le fait que les auteurs concluent à la défiance de « seulement » 69 % des jeunes ne tient en réalité qu’au caractère artificiellement limité (à 12) de la sélection des « vérités scientifiques » proposées, autorisant par-là, pour des raisons purement statistiques, quelque écart au résultat que leur métrique aurait dû immanquablement conduire à produire relativement à une liste qui aurait été plus complète. On le voit donc, le résultat obtenu et maintes fois relayé à grands cris dans la presse – « Plus de 2/3 de nos jeunes sont irrationnels ! » –, n’est que l’artéfact d’un double choix méthodologique absurde des enquêteurs, plutôt que révélateur de la posture réelle des enquêtés.
Cette ineptie méthodologique est en réalité exacerbée par une circonstance aggravante qui ne fait que renforcer l’illégitimité des conclusions de l’enquête. Celle-ci tient au fait que, parmi les 12 « vérités établies » censées capturer à gros traits le consensus scientifique, se retrouvent des affirmations qui n’ont absolument rien de scientifique ! À cet égard, la mesure de l’adhésion des participants au consensus scientifique leur réclame par exemple d’adhérer à des affirmations relatives à l’élection de Donald Trump, l’assaut du Capitole ou le massacre de Boutcha, affirmations pourtant considérées par les auteurs eux-mêmes comme participant d’un consensus médiatique. Mais par quelle logique viciée ceux-ci ont-ils ainsi cru bon de conclure que du rejet de A (le consensus scientifique) ou B (le consensus médiatique), il est légitime de conclure au rejet de A (le consensus scientifique) ? Pourquoi diable les auteurs estiment-ils que ne pas entretenir les bonnes croyances – pour autant même que, dès 11 ans, on en ait ! – à l’égard de l’élection de Donald Trump est signe d’une sécession avec les sciences ?
Croyances au paranormal : pseudo-révélations sur la pyramide !
Indice de cette supposée sécession, cette même enquête Ifop a révélé les chiffres ahurissants d’un niveau très élevé de croyance au paranormal chez les Français (59 %), et plus particulièrement chez les jeunes. Qu’en est-il réellement ?
Sans surprise, l’Ifop a appliqué la méthode des quotas pour extraire une population dite « représentative », en vérifiant que l’échantillon n’est significativement pas trop différent des caractéristiques (démographiques, socio-culturelles, professionnelles et géographiques) de l’ensemble de la population ciblée. La marge d’erreur, non-indiquée, est autour de 3 %. Ainsi, pour évaluer les croyances au paranormal des jeunes, une portion infime de 0,00018 % des 11-24 ans a été sondée. Or les sondeurs ont divisé ce groupe pour ne garder que les données des 18-24 ans tout en continuant à les tenir pour « représentatif des jeunes ». Le tout est comparé ici aux avis des « séniors » (+ de 65 ans) dont un nombre inconnu a été sondé.
Cette opposition générationnelle n’a l’air de rien, mais elle vient renforcer un contraste recherché par le sondeur. Certains choix interpellent :
- Les résultats des jeunes de 2022 sont comparés à 6 autres enquêtes effectuées entre 1972 et 2022, certaines avec des modes opératoires très différents (face à face ou téléphone, au lieu d’un sondage en ligne). De précédentes enquêtes Ifop ne sont pas citées alors qu’elles montrent justement une diminution récente de certaines croyances au paranormal[4].
- Les fluctuations des chiffres sont présentées comme des hausses ou des baisses de points, mais aucun test statistique ne vient confirmer que ces variations sont significatives.
- Des scores fallacieux sont calculés, dont nous avons déjà parlé plus haut.
- Enfin, des explications nous sont présentées sans établir clairement de relations de causalité, comme « c’est la faute à la pandémie de COVID-19 ou aux réseaux sociaux ». Or, les corrélations obtenues n’y suffisent pas. On ne vérifie en fait aucune augmentation depuis la pandémie. Sommes-nous donc prêts à croire que priver les jeunes de TikTok les rendra assurément plus rationnels ?
Malgré ces réserves, devrait-on s’inquiéter que les jeunes croient fortement au paranormal et davantage que leurs aînés ? Les résultats présentés avec fracas par l’enquête étaient en fait prévisibles. Les sociologues ont cinquante ans de recul dans l’évaluation de ces croyances[5] et, en France comme ailleurs[6], ils parviennent à la même conclusion : ces croyances sont stables. En Occident, entre 50 et 70 % de la population déclare croire à au moins un phénomène paranormal, souvent à la suite d’une expérience personnelle interprétée comme « paranormale »[7]. Deuxième leçon apprise par les sociologues : les jeunes croient davantage que leurs aînés, mais ces croyances ne se maintiennent pas nécessairement avec l’âge. On obtient donc toujours la même pyramide de croyances, avec une large base chez les jeunes et un sommet étroit dans les générations ultérieures, une constante structurelle indépendante des changements sociétaux ou des progrès scientifiques. En découpant cette pyramide pour isoler la base de son sommet, n’est-on pas en train de générer un faux problème ?
Conclusion
Que retenir de tout ceci ? Sans doute que ce genre de sondage commandité[8], à défaut d’offrir plus de transparence sur les données récoltées, les méthodes d’acquisition et leurs limites, devrait être examiné plus scrupuleusement par les médias avant que ceux-ci n’en relayent à grand cris les résultats. Ceci à plus forte raison quand les sondages en question se révèlent en porte-à-faux avec les experts ou la littérature scientifique pertinente et que, en outre, ils participent inutilement à exacerber des tensions intergénérationnelles en caricaturant une jeunesse plus critique et informée que les anciennes générations aimeraient le croire.
Par Olivier Sartenaer, Professeur en philosophie des sciences à l’Université de Namur, Doan Vu Duc, Doctorant en philosophie des sciences à l’Université de Namur, et Renaud Evrard, Maitre de conférence en psychologie à l’Université de Lorraine,
pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Olivier Sartenaer aimerait remercier Thomas Durand et Vincent Flibustier pour leur aimable partage d’informations et de réflexions sur le sujet.
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] Enquête sur la mésinformation des jeunes et leur rapport à la science et au paranormal à l’heure des réseaux sociaux, étude Ifop pour la fondation Reboot et la fondation Jean Jaurès, décembre 2022.
[2] En Belgique, voir par exemple, dans Le Soir : « Astrologie et réseaux sociaux: pourquoi un tel engouement chez les jeunes ? ». https://www.lesoir.be/507426/article/2023-04-14/astrologie-et-reseaux-sociaux-pourquoi-un-tel-engouement-chez-les-jeunes. En France, voir, dans Le Figaro : « Spiritisme, extraterrestres, conspirationnisme : les Français ont-ils perdu la raison ? ». https://www.lefigaro.fr/actualite-france/spiritisme-extraterrestres-conspirationnisme-les-francais-ont-ils-perdu-la-raison-20230329
[3] En ce qui concerne la première portion de l’enquête, l’inférence des auteurs est rendue caduque par une confusion des registres descriptif (lié à la vérité) et normatif (lié au bien-être), amalgamant allègrement science et technologie. Relativement à la troisième partie de l’enquête, c’est cette fois un amalgame patent entre « parasciences » et « pseudosciences » — termes que les auteurs emploient de façon interchangeable — qui mine la recevabilité de leur inférence.
[4] Par exemple, IFOP (2022). Enquête IFOP pour Esteban Frédéric « Les Français et la superstition ». https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/05/119104-Resultats.pdf
[5] Boy, D. (2002). Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures. Revue française de
sociologie, 43(1), 35-45.
[6] Castro, M., Burrows, R., Wooffitt, R. (2014). The Paranormal is (Still) Normal: The Sociological
Implications of a Survey of Paranormal Experiences in Great Britain. Sociological Research Online, 19(3), 16. http://www.socresonline.org.uk/19/3/16.html>
[7] Evrard, R. (2023). Phénomènes inexpliqués. HumenSciences.
[8] Pour information, la Fondation Jean Jaurès se présente comme défendant le progrès et la démocratie, et la Fondation Reboot le raisonnement critique, en particulier chez les jeunes.