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Billet de blog 21 avril 2025

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L’Europe face au mirage du renouveau de sa politique migratoire

Le Pacte sur la Migration et l’Asile adopté par l’Union européenne en 2024 entend concilier renforcement des contrôles aux frontières, solidarité entre États membres et respect des droits des migrants. Sous couvert de renouveau, il institutionalise surtout la logique défaillante de l’approche « hotspot » créée dans le contexte de la crise des réfugiés de 2015, par Denis Duez et Agathe Piquet

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Le filtrage des migrants au cœur des dispositifs européens

La Commission européenne a présenté en 2015 sa nouvelle approche « hotspot » comme une réponse humanitaire innovante à l’intensification des flux migratoires. L’installation de hotspots aux frontières de l’UE cherche alors à assurer une protection rapide et effective des demandeurs d’asile tout en soutenant les États membres de première ligne, l’Italie et la Grèce, à orienter rapidement les migrants vers une procédure de protection internationale ou d’expulsion. À cette fin, le soutien de l’UE et de ses agences au titre de l’approche hotspot vise à aider les autorités nationales à enregistrer, identifier et débriefer les demandeurs d’asile, mais aussi à mettre en œuvre des opérations de retour des migrants.

Dans la pratique, le fonctionnement des dispositifs hotspots fait prévaloir des impératifs de filtrage du plus grand nombre au détriment de la dimension humanitaire. Le manque d’information fournie aux migrants sur les procédures d’asile, la réalisation d’entretiens individuels hâtifs ou encore le tri opéré parfois sur le seul critère de la nationalité restreignent l’accès à la protection internationale. L’accord de 2016 entre la Turquie et l’UE, qui prévoit le retour en Turquie de tout migrant arrivé sur le territoire grec qui n’y aurait pas fait de demande d’asile ou dont la demande aurait été rejetée, exacerbe ces dynamiques. Il décuple en effet le recours aux procédures accélérées et restreint encore davantage les critères d’admissibilité à la protection internationale.

Ces limites, identifiés dès 2017 dans un rapport de la Cour des comptes européenne, n’ont pas empêché les auteurs du Pacte de faire de la logique du tri accéléré la nouvelle procédure standardisée aux frontières européennes. Le règlement « filtrage », l’un des textes législatifs qui composent le Pacte, élargit cette pratique à toutes les personnes franchissant ou ayant franchi irrégulièrement une frontière extérieure d’un État membre, demandant l’asile à la frontière ou ne remplissant pas les conditions d’entrée dans l’UE. À l’instar de l’approche hotspot, le Pacte prévoit, à la suite d’un examen réalisé au sein même de centres de transit, une redirection rapide des migrants vers une procédure d’asile, classique ou accélérée, ou une procédure de retour dans des délais très courts (trois ou sept jours selon les situations).

Cette généralisation de l’approche hotspot a de quoi surprendre tant les expériences italiennes et grecques tendent à démontrer son caractère irréaliste. Dans les deux pays, cette approche a été marquée par des retards considérables dans le traitement des dossiers. En réponse à ces lenteurs, la nouvelle procédure de filtrage s’appuie désormais sur la présomption d’irrecevabilité des demandes d’asile pour les personnes provenant de pays pour lesquels le taux de reconnaissance du statut de réfugié est inférieur à 20%. Une telle discrimination par la nationalité vise à accélérer le tri, mais elle le fera au prix d’un renoncement au principe de l’examen individualisé des demandes d’asile, pierre angulaire du régime européen d’asile.

L’affirmation de logiques de contrôle au détriment des conditions d’accueil

Conçus comme de simples lieux de transit, les hotspots se sont mués en espaces d’immobilité forcée. La détention administrative des migrants s’y est généralisée, en particulier en Grèce. À la suite de l’accord UE-Turquie évoqué précédemment, toute personne enregistrée dans un hotspot grec après mars 2016 reçoit dans un premier temps l’interdiction de quitter l’île où elle se trouve tant qu’il n’aura pas été statué de manière définitive sur sa demande d’asile. Ces évolutions conduisent au retrait d’acteurs humanitaires initialement impliqués, tel que le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés. Dans un second temps, à partir de 2021, les hotspots grecs deviennent des centres fermés à l’accès contrôlé.

Or, censés permettre le « roulement » rapide des flux de migrants, les hotspots n’ont pas été construits et équipés pour devenir des structures d’accueil prolongé. Il en résulte une multiplication des atteintes aux droits fondamentaux des personnes, en particulier des plus vulnérables, ainsi qu’une dégradation des conditions de vie dans les centres. Le camp de Moria, principal camp de réfugiés sur l’île de Lesbos, en est un parfait exemple. Les lenteurs dans le traitement des dossiers, l’extension des mesures de détention administrative, la restriction de la liberté de circulation des migrants, combinées à l’échec du programme de relocalisation des demandeurs d’asile vers d’autres États membres et à la pandémie de COVID-19, contribuent à la surpopulation du centre. En septembre 2020 il a été ravagé par un incendie alors qu’il accueillait plus de 12 000 personnes, dont 4 000 enfants, pour une capacité maximale de 2 000 places.

En 2023 et 2024, tandis que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Grèce et l’Italie pour les conditions de vie et de détention dans les structures des hotspots, les négociateurs du futur Pacte, sourds aux mises en garde, ont choisi de généraliser l’approche hotspot à l’échelle de l’UE. À terme, cette décision pourrait impliquer la détention systématique des migrants se présentant aux frontières de l’UE sans les documents requis. Elle supposera aussi la création dans tous les États membres d’infrastructures de type hotspot dotées d’un personnel qualifié habilités à réaliser les contrôles sanitaires, mener les entretiens avec les migrants, analyser leurs dossiers ou encore s’occuper des mineurs. Pourtant, les expériences des hotspots italiens et grecs ont montré que la disponibilité d’un personnel qualifié, notamment des médecins, peut s’avérer limitée. Aucune solution à ce problème n’est proposée dans le Pacte, ce qui laisse planer le doute quant à l’effectivité de l’accès aux soins et à l’aide juridique dans ce nouveau dispositif.

De la réponse d’urgence à la routinisation

La pratique consistant à transformer en politiques pérennes des arrangements initialement conçus comme des mécanismes d’urgence est un phénomène documenté. La généralisation de l’approche hotspot s’inscrit dans un tel mouvement. Ici, la pérennisation concerne toutefois un dispositif insatisfaisant qui crée autant de problèmes qu’il n’en résout. En effet, les hotspots n’ont pas permis la gestion efficace et ordonnée des migrations fondée sur une approche humanitaire promise par la Commission européenne. Cette dernière n’a d’ailleurs même pas procédé à l’évaluation des hotspots avant de soumettre le projet de Pacte en 2020. Elle était pourtant tenue de le faire.

L’institutionnalisation de pratiques problématiques au regard des droits des migrants soulève d’inévitables interrogations quant aux finalités recherchées. À l’évidence, l’objectif poursuivi par le Pacte relève autant de la mise à l’écart des étrangers que de la mise en œuvre efficace des instruments de la protection internationale. Les références, nombreuses, à la Charte des droits fondamentaux de l’UE et à la convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés visent à cet égard à rassurer les commentateurs les plus inquiets. Cependant, peut-on envisager que des dispositifs similaires n’aboutiront pas in fine aux mêmes effets ? Comment la généralisation de l’approche hotspot pourrait-elle ne pas s’accompagner de la systématisation de la détention des migrants et des violations des droits fondamentaux ?

Ainsi, sous couvert d’une approche innovante « empreinte d’humanité » évoquée par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union de 2020, le Pacte s’inscrit en réalité dans la continuité de l’action publique européenne. Il atteste du raidissement politique sur les enjeux du contrôle des frontières de l’UE dans un contexte marqué par le succès, partout en Europe, des partis portant un agenda identitaire et anti-migration. La menace récente du gouvernement polonais de ne pas mettre en œuvre le Pacte si cela impliquait l’accueil de demandeurs d’asile supplémentaires en est une nouvelle illustration.

Denis Duez et Agathe Piquet, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

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