La proposition de la Commission européenne de déréglementation des nouvelles techniques de modification génétique des plantes, et donc de ne plus les soumettre à des tests de sécurité, de traçabilité ou d'étiquetage obligatoire, a déjà fait beaucoup de bruit. Le 24 avril, les députés européens se prononceront à nouveau à ce sujet. Le premier vote du Parlement fut très partagé. Au sein du Conseil européen les États membres ne parviennent pas à se mettre d'accord et aujourd’hui il s’avère que des groupes de travail composés de scientifiques de différents États membres aboutissent à des conclusions radicalement différentes.
Ainsi, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) conclut que la proposition de la Commission suppose à tort qu´une grande partie des plantes obtenues à l'aide de nouvelles techniques génétiques (NTG) seraient équivalentes à celles obtenues par sélection traditionnelle. Pour elle, la suppression des tests de sécurité obligatoires pour ces plantes est dès lors injustifiable. L'agence souligne au contraire qu'il est important d'étudier les conséquences des modifications génétiques au cas par cas avant de les introduire dans l'environnement et la chaîne alimentaire. Elle affirme d’ailleurs que l'utilisation des NTG en agriculture est aussi une question socio-économique et appelle donc à un débat démocratique. L'agence allemande BfN (Bundesamt für Naturschutz) et l'agence autrichienne UBA (Umweltbundesamt Austria) ont également fait valoir que les NTG devraient faire l'objet d'une étude approfondie avant que l'on puisse tirer des conclusions quant à leur sécurité.
Des incertitudes
Les experts du Conseil Supérieur de la Santé (CSS) belge, en revanche, ne semblent pas préoccupés par l'annulation des tests et des contrôles pour la majorité des NTG. Ils vantent leur potentiel en matière de nouvelles cultures agricoles à haut rendement, résistantes à la chaleur, ou encore la réduction d´utilisation des pesticides qu’ils permettront. Ce faisant, le CSS ne se contente pas de vendre des promesses. Contrairement aux agences française, allemande et autrichienne, il ne voit pas de problème à traiter la plupart des NTG de la même manière que les végétaux traditionnels. Cette approche met au rebut le principe de précaution et fait fi de l'approche scientifique. De l'amiante au plomb, des pesticides comme le Dichlorodiphenyltrichloroethane (DDT) à l'utilisation des « chlorofluorocarbon industrial gases (CFC) » dans les réfrigérateurs, l’histoire montre que le principe de précaution a été rejeté comme irrationnel par les gouvernements, les entreprises et parfois même les scientifiques. Et on a soutenu que, malgré les risques, il était approprié d'utiliser ces substances parce qu'il n'y avait pas d'autres solutions. Pourtant, des recherches ont montré que les risques avaient été largement sous-estimés dans chacun de ces cas. En outre, avec le recul, il s'est avéré qu'il existait davantage d'alternatives viables que ce qui avait été affirmé à l'époque.
La proposition actuelle de déréglementation des NTG donne lieu à des réflexions similaires. Il s'agit de nouvelles techniques dont on ne sait, par définition, que très peu de choses. Sheila Jasanoff, professeure à Harvard, souligne que, ce faisant, nous devons tenir compte non seulement des "inconnues connues", mais aussi des "inconnues inconnues". Ce sont ces dernières qui la préoccupent le plus. Ce sont ces considérations qui amène de nombreux experts scientifiques, dont le « Réseau européen des scientifiques pour la responsabilité sociale et environnementale » ENSSER, à conclure que le principe de précaution devrait être appliqué aux NTG. Dans le cas des plantes génétiquement modifiées d’ailleurs, il existe bel et bien des alternatives vers des systèmes alimentaires plus résilients.
Si différents groupes d'experts parviennent à des conclusions aussi divergentes sur la même question, il est important d'en étudier l'origine. Des recherches montrent que des années d'activités de lobbying ont contribué au climat politique favorable à la déréglementation en Belgique. En outre tant le président du groupe d'experts que plusieurs des scientifiques qui en sont membres ont des liens étroits avec l'industrie ou ont participé à des activités de lobbying. Cela pourrait bien expliquer la divergence.
Lien entre la recherche et l´industrie
Pieter Spanoghe, président du groupe de travail, est surtout connu des médias belges pour sa position contestée sur les pesticides. Il défend notamment le glyphosate, un pesticide "probablement cancérigène" selon l'Organisation Mondiale de la Santé. L'affirmation de l'expert selon laquelle, en termes de santé publique, “tout est sous contrôle” n'est pas tout à fait surprenante. Les Monsanto Papers révèlent la pression de l’industrie sur les scientifiques pour affirmer l'innocence du glyphosate en dépit de toute évidence. Depuis plusieurs années, Spanoghe organise également un symposium sur les pesticides à l'Université de Gand, sponsorisé par CORTEVA, BASF, Bayer et Syngenta. Ces entreprises profiteront de la déréglementation des NTG.
Deux autres membres du groupe de travail belge, Geert Angenon et Nathalie Verbruggen, ont cosigné une lettre de lobbying adressée à la Commission européenne demandant la déréglementation des nouvelles techniques de modification génétique des plantes. Cette lettre a été envoyée après que la Cour de justice de l'Union européenne ait jugé, en juillet 2018, que ces plantes relevaient bien de la législation sur les organismes génétiquement modifiés (OGM). Dans cette lettre, initiée par l'Institut flamand de biotechnologie (VIB), un groupe de chercheurs en biotechnologie exhorte la Commission européenne à prendre des mesures, car, à défaut, le secteur biotechnologique européen serait selon eux confronté à de graves problèmes économiques. Ils défendent donc la nécessité d'exclure les NTG de la législation existante sur les OGM principalement pour des raisons d'intérêt économique. En 2023, Hervé Vanderschuren, également membre du groupe de travail, salue la proposition de déréglementation de la Commission dans un avis scientifique publié dans la célèbre revue Nature. Il est également coordinateur d'un projet de recherche en collaboration avec SYNGENTA et CORTEVA.
Deux autres experts, Hans De Steur et Dominique Van Der Straeten, ont récemment co-signé un article avec Mathias De Mesmaeker, chef de la délégation auprès de la présidence belge et seule personne issue des administrations et des cabinets ministériels à être entendue dans le cadre de cet avis. Dans cet article, ils supposent que les OGM sont souhaitables et attribuent les attitudes négatives à l'émotivité et au manque de connaissances. De cette façon, ils taisent le fait qu’au-delà des débats politiques, la controverse scientifique est loin d’être close. A ce stade, les affirmations concernant la sécurité des NTG ne sont que des "hypothèses ou des croyances", selon le professeur Michael Antoniou1. Comme il l'affirme: à ce stade, il n'existe aucune étude publiée examinant les risques liés aux aliments obtenus à l'aide de ces nouvelles techniques.
Innovation et démocratie
Nous avons montré ailleurs que la présidence belge de l'UE est tout sauf un facilitateur neutre dans ce dossier. La partialité de la seule force de l'administration qui a été entendue et d’au moins six membres du groupe de travail du CSS montre la forte orientation partisane de ce dossier. Bien entendu, les scientifiques ne sont pas neutres. Même s´ils appliquent des méthodes calibrées et des protocoles disciplinaires, ils n’en restent pas moins des individus avec des opinions et des idéaux guidant aussi leur recherche. Mais il s'agit ici d'autre chose : il s'agit d'intérêts économiques et professionnels directs et de la tentative d'influencer les décisions en leur faveur. Malheureusement, l'histoire a montré plus d'une fois que des décisions regrettables sont facilement prises lorsque les intérêts industriels l'emportent sur le bon sens. Du plomb au tabac en passant par la dissimulation du changement climatique, les intérêts économiques ont prévalu.
Les conclusions de l'avis belge en disent donc autant sur la composition du groupe d'experts que sur le fond. Contrairement à ses homologues français, allemand et autrichien, le groupe de travail belge semble minimiser les incertitudes tant au niveau de la biosécurité qu’au niveau socio-économique. Le principe de précaution est considéré comme un obstacle inutile. Cependant, comme l'affirme Andy Stirling, spécialiste de l'innovation, le principe de précaution ne vise pas à interdire les nouvelles technologies, mais appelle à donner à l'innovation une orientation réfléchie et à prendre le temps nécessaire pour le faire.
[1] Professeur de génétique moléculaire et de toxicologie au King’s College de Londres.
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Barbara Van Dyck, chercheuse en agroécologie politique à l`Université Libre de Bruxelles, et Anneleen Kenis, professeure d'écologie politique et de justice environnementale à Brunel University London et chercheuse qualifiée au FWO (KU Leuven/Universiteit Gent), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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