Le 5 septembre 2023
Quel est l'avenir de l'État d'Israël ?
Quiconque possède ne serait-ce qu'un soupçon d'impartialité doit admettre que les Israéliens et les Palestiniens ont des prétentions équivalentes ou, au pire, presqu’équivalentes sur la Terre sainte ensanglantée. Les Israéliens se fondent sur l'histoire, les Palestiniens sur la possession. Les deux, mis dans la balance, pèsent d'un poids égal, ou suffisamment proche de l'égalité, pour que chaque partie ait une revendication valable sur la terre. Pour ma part, j'estime que l'argument de la possession est globalement plus convaincant que celui de l'histoire, au motif que "ne pas obtenir ce que je désire" est moins douloureux que "perdre ce que j'ai". En d'autres termes, la souffrance ressentie par les Juifs de ne pas "posséder" la Palestine, et d'être seulement autorisé à y vivre ou à la visiter de temps à autre, me semble nettement moindre que la misère ressentie par le Palestinien lorsqu'il est expulsé de la terre que lui et ses ancêtres ont labourée, ou lorsqu'il est réduit à un statut inférieur de citoyen parmi les conquérants. D'autres peuvent adopter le point de vue inverse - il n'y a pas de juge suprême pour décider qui a le meilleur dossier - mais quoi qu'il en soit, si la Raison l'avait emporté sur la Passion (elle n'a jamais eu la moindre chance), Israéliens et Palestiniens vivraient côte à côte en paix, peut-être sous l’égide d’un successeur efficace, disons islandais ou norvégien, du mandat britannique qui a gouverné ces ingouvernables entre les deux guerres mondiales.
Dans ce pays troublé, l'intention et la politique du "tout obtenir" ont provoqué un conflit meurtrier qui s'est soldé par la victoire décisive et certainement irréversible des Israéliens sur les Palestiniens. La victoire finale a été obtenue lors de la guerre des Six Jours, avec la défaite de l'Égypte, de la Syrie et de la Jordanie. Quant à un assaut concerté de l'ensemble du monde musulman contre les sionistes, il n'a bien sûr jamais eu lieu. Pour l'essentiel, sans rien dire à voix haute, ce monde (à l'exception peut-être de l'Iran) s'est lavé les mains de la Palestine ; les avions volent, le commerce est dynamique, des relations diplomatiques sont établies, et les Palestiniens, victimes de la Naqba, la « Catastrophe », sont laissés sans espoir dans leur ghetto de Gaza, leur Cisjordanie constellée de "colonies" juives, et leur statut déconsidéré au sein d'Israël. Je suppose que le monde arabe envoie un peu d'argent à ses frères et sœurs infortunés de Palestine. Pire encore : les Israéliens grignotent et grignotent encore ce fragment de territoire incomplètement conquis qui s'étend jusqu'au Jourdain, et ils le feront aussi inévitablement que l'a fait, au XIXème siècle, l'homme blanc en arrachant toujours plus de terres aux Amérindiens. Le pointillé des nouvelles "colonies" s'avère être un mode de conquête innovant. Peut-on vraiment douter que les Israéliens n'auront de cesse de s'emparer de la Samarie ? À tout cela, les jeunes Palestiniens répondent par des jets de pierres, des meurtres occasionnels, de temps en temps une volée de coups de feu, tandis que les plus âgés grincent des dents. Les Nazis ont massacré les Juifs, les Palestiniens en ont été punis.
Il est également triste de constater que les Juifs ont trouvé un refuge contre les persécutions quand ils n'en avaient plus besoin. Bien sûr, il y aura toujours des actes antisémites - comme il y aura toujours des actes hostiles à d’autres groupes - mais dans le monde non musulman, les Juifs survivants ont pu prospérer en paix ; la Palestine n'était plus un refuge contre l'extermination.
Et maintenant, l'avenir. L'interminable discours - ou babillage (selon moi) - sur la cohabitation de "deux nations" dans ce bout de Proche-Orient se poursuivra probablement, en l'absence de toute autre idée pour ramener la paix sur cette terre, mais surtout pour fournir aux politiques des oraisons vertueuses, des réunions luxueuses dans un cadre agréable et, j'imagine, des repas gastronomiques. Du point de vue de la realpolitik, Israël n'a aucune raison de rêver à ce partage du butin, n'ayant plus personne à craindre qui pourrait le forcer à accepter cette prétendue solution. Il n'a pas non plus de raison d'accorder la pleine citoyenneté à un peuple situé à l'intérieur de ses frontières, qui hait mortellement Israël et rêve de "jeter les Juifs à la mer".
Qu’attendre alors ? Très simplement, Israël devra supporter "pour toujours" les assassinats occasionnels, le vaste tollé, les jets de pierres, les émeutes, les tirs de roquettes et les coups de couteau au moyen desquels les Palestiniens font la guerre qu'ils peuvent à Israël. Nous devons accepter le fait qu'il existe dans le monde des problèmes sans solution avec lesquels il faut simplement "vivre". Les États-Unis, par exemple, seront accablés par les conséquences de l'esclavage – la question raciale - jusqu'à la fin de leur histoire. En comparaison, le problème auquel les Israéliens devront faire face tant que leur pays existera est mineur. Individuellement, chaque décès dû à un tir ou à un coup de couteau d'un ennemi est déplorable. Pour la nation, c'est une piqûre de moustique. Une éternelle souffrance vitale est, hélas, le lot des Palestiniens. Ils ne vont pas, ne pourront probablement pas, émigrer en masse. Ils devront se débrouiller.
Janvier 2024
En septembre 2023, je ne mentionnais que la "volée de coups" lâchée de temps à autre par le Hamas sur les Israéliens. Il semble que j’étais aussi peu perspicace que le gouvernement israélien, son armée et ses services secrets. Les heures et les heures de massacres, de viols et de mutilations sans opposition ont abasourdi les Israéliens, qui n'étaient pas du tout préparés, pas plus (semble-t-il) que les quidams comme vous et moi. J'ai lu quelque part que leur attention était concentrée sur la Cisjordanie, ce qui est tout à fait crédible. Quoi qu'il en soit, les sentinelles dormaient et l'ennemi s'est engouffré.
Les commentaires que j'ai entendus depuis lors, de la part des présidents jusqu’aux commentateurs de télévision et, plus en aval encore, de la part des rédacteurs de courrier dans les journaux, me paraissent étrangement aveugles.
Pour commencer, il faut dire que l'assassinat de quelques 1140 Juifs n'a rien accompli et ne pouvait rien accomplir de plus pour la cause du Hamas que leurs anciennes "volées de tirs". Leur fantasme de "balancer les Juifs dans la mer" est resté exactement ce qu'il était, et les plus sages d'entre eux devaient certainement le savoir. En revanche, la prise d'otages était, hélas, une manœuvre intelligente. Après les avoir cachés dans ses tunnels, le Hamas pouvait remporter telle ou telle petite victoire qui n'avait rien de fantaisiste - l'échange de prisonniers, et éventuellement d'autres gains importants mais locaux et temporaires.
Ainsi, la sortie sanglante du 7 octobre n'était en fait, contrairement au fantasme, rien d'autre qu'une action gratifiante émotionnellement de pure haine et de vengeance. Il n'y avait rien d'autre à en tirer qu’une exaltation momentanée - pas la cession par les Israéliens de cinq hectares de terre supplémentaires, d'un lot d'emplois, de pavés pour garnir une rue. Juste la satisfaction profonde d'avoir tué plus d'un millier d'Israéliens. "Nous l'avons fait quoi qu'il arrive ».
Le massacre du 7 octobre n'était pas plus intelligent qu'un acte de colère au volant.
En prenant conscience de tout cela, les Israéliens, s'ils avaient été plus rationnels que les dirigeants du Hamas, auraient enterré leurs morts, essayé de capturer quelques soldats et dirigeants du Hamas, et proclamé le même "Plus jamais ça" qui a suivi le génocide nazi. Un "plus jamais ça" musclé. Il ne leur restait plus qu'à s'assurer qu'ils ne seraient pas surpris une seconde fois en améliorant leurs services secrets et en entourant la bande de Gaza de forces armées efficaces et permanentes, prêtes à frapper à la moindre velléité de sortie. Il ne s'agit pas, en effet, d'une frontière de mille kilomètres. Le Hamas en tant que tel aurait survécu, nourrissant ses fantasmes, mais il serait resté le même, lançant des roquettes et assassinant quelques Israéliens au hasard de temps à autre, aussi incapable qu’un moustique d'empêcher Israël de dominer le territoire et de vivre dans l'abondance.
Je comprends que, psychologiquement, cette réaction froidement rationnelle n'était pas possible dans l'immédiat. Il fallait absolument évacuer sa colère. Il faut être froid pour raisonner. Un certain degré de violence était donc inévitable. Quelques bombes devaient être larguées avant que la raison ne reprenne le dessus et que la frontière ne soit entièrement protégée contre une nouvelle surprise.
Au lieu de cela, les Israéliens ont décidé, stupidement, qu'il ne pouvait y avoir de sécurité que si le Hamas cessait d'exister. Mais le Hamas n'est pas une armée faisant face à une autre armée, comme c'est le cas en Ukraine. Il s’apparente plus à un groupe de malfaiteurs dispersés dans la foule de Times Square le soir du Nouvel An, et que la police tente de neutraliser en tirant dans la masse. Cette analogie ne rend toutefois pas tout à fait justice à la situation, car, outre le massacre de milliers de civils qui se trouvaient sur leur chemin (et n'avaient nulle part où se terrer), les Israéliens ont également réduit la plupart des villes de Gaza à l'état de ruines.
En bref, ce que les Israéliens auraient pu accomplir par des moyens innocents et sages, ils l'ont fait et continuent, à l'heure où j'écris ces lignes, à le faire sous la forme d'un crime de masse. Un crime totalement inutile et superflu. Telle est l'horreur singulière du massacre en cours. D'autres que moi l'ont certainement noté, mais je n'ai pas encore vu ce diagnostic imprimé quelque part ou prononcé à haute voix.
Le tableau que j'ai brossé ici montre d'ailleurs que, d'un point de vue historique, il importe peu que les Israéliens parviennent ou non à détruire le Hamas. Comme je l'ai montré, en ce qui concerne la sécurité d'Israël, il importe peu que le Hamas soit "déraciné" ou, comme auparavant, enfermé vivant dans Gaza, nourrissant son fantasme de pousser Israël à la mer et, de temps à autre, de tuer un ou deux Israéliens : les tragédies individuelles ne jouent aucun rôle dans l'histoire. Bien sûr, les Israéliens sont en train de décupler la haine des Palestiniens à leur égard, et ce seul fait suggère que l'un ou l'autre type de Hamas prospérera toujours. Mais, je le répète, cela n'a pas grande importance : les Israéliens resteront pleinement capables, après avoir rectifié les erreurs qui ont conduit aux tueries du 7 octobre, d'appliquer une politique du "plus jamais ça" à l'encontre de cette misérable bande de terre, et le feront évidemment après avoir satisfait leur gigantesque soif de vengeance.
Oscar Mandel est poète, traducteur, fabuliste, dramaturge et professeur émérite de littérature au California Institute of Technology. Il est l'auteur de Être ou ne pas être juif (Éditions Allia).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.