Une communauté scientifique en effervescence
En 2012, Jenifer Doudna et Emmanuelle Charpentier mettaient au point une nouvelle technique biomédicale capable de modifier le patrimoine génétique des êtres vivants et des virus. Depuis lors, cette technique, intitulée CRISPR-Cas9, a suscité autant de promesses que d’inquiétudes. Si les deux chercheuses ont reçu le prix Nobel de Chimie en 2020 (soit seulement 8 ans après leur découverte, alors que la moyenne est plutôt de 20,8 ans, signe de l’importance de cette découverte)[1], l’édition du génome humain – pour reprendre le terme en vogue – a aussi été ciblée comme une technique présentant un potentiel d’utilisation comme arme de destruction massive par les responsables du renseignement américain en 2016, notamment à l’égard de l’utilisation de virus modifiés génétiquement comme arme biologique[2]. CRISPR-Cas9 est entretemps devenu absolument ubiquitaire dans le champ de la recherche biomédicale, en vue d’applications sans cesse plus variées. Tour d’horizon d’un outil au potentiel ambivalent.
Un peu de biologie
CRISPR-Cas9 permet d’éditer – c’est-à-dire de modifier – le patrimoine génétique du vivant et des virus. Or, le patrimoine génétique d’un humain par exemple, en particulier l’ADN contenu dans le noyau de nos cellules, permet d’assurer l’essentiel de nos fonctions métaboliques. C’est ce patrimoine génétique qui détermine aussi un certain nombre de traits physiques, tels que la couleur de nos yeux par exemple. Il intervient enfin aussi dans la détermination de traits plus complexes, tels que la réussite scolaire. Si on veut prendre une image, on pourrait se représenter un humain comme un gâteau au chocolat. Dans cette métaphore, notre patrimoine génétique représente la recette de cuisine qui va permettre de réaliser le gâteau au chocolat. La recette est une chose, mais le gâteau ne sera pas pareil en fonction de différents autres paramètres. De la même manière, le patrimoine génétique est une chose, l’environnement dans lequel évoluent les individus en est une autre et ces facteurs interagissent ensemble.
Ce que CRISPR-Cas9 permet de faire, c’est de modifier notre recette de cuisine, notre patrimoine génétique, pour « corriger » des gènes considérés comme défectueux ou même pour optimiser notre patrimoine génétique. Pour filer la métaphore, CRISPR-Cas9 fonctionne un peu comme une paire de ciseaux munie d’un GPS : cette technologie va permettre d’identifier un segment d’ADN défectueux (une faute d’orthographe ou une erreur de quantité dans la recette de cuisine) ou à optimiser, de couper le segment d’ADN en question et, éventuellement, de le remplacer par un autre segment considéré comme fonctionnel ou optimisé[3].
CRISPR-Cas9, pour quoi faire ?
À ce stade, on imagine très bien en quoi cet outil présente un potentiel impressionnant en termes d’applications thérapeutiques. On pourrait grâce à CRISPR-Cas9 soigner une foule de maladies génétiques. Les premiers traitements fondés sur cette technique ont d’ailleurs déjà reçu des autorisations de mise sur le marché, pour soigner la drépanocytose et la béta-thalassémie[4]. On pourrait aussi, par exemple, régler le problème de la pénurie d’organes humains. Des chercheurs et des chercheuses travaillent actuellement à modifier génétiquement des porcs pour qu’ils produisent des organes « humanisés », afin qu’ils puissent être transplantés chez l’humain sans que le système immunitaire ne rejette le greffon[5].
Mais on peut aussi imaginer d’autres applications de cet outil, pour modifier certains traits (doter son enfant à naître d’yeux bleus, par exemple), augmenter nos capacités physiques (stimuler la croissance musculaire par exemple) ou cognitives (stimuler les bases génétiques qui interviennent dans la réussite scolaire par exemple). Dans ces cas-là, on comprend tout de suite à quel point ces fonctionnalités posent des questions éthiques majeures, notamment en matière d’eugénisme ou de renforcement des inégalités sociales. Et encore, seules les applications sur l’humain sont envisagées ici. Il convient de noter toutefois que les recherches sur ces applications sur l’humain sont actuellement légalement interdites en Belgique. Nous restons donc dans le domaine de l’hypothétique, même si les résultats sur des animaux ont déjà produit des résultats stupéfiants.
Une humanité à deux vitesses ?
Les inégalités traversent la société belge. C’est la raison pour laquelle le gouvernement fédéral belge se dote régulièrement d’un secrétariat d’État à l’égalité des chances, afin de limiter les impacts négatifs de ces inégalités. Avec CRISPR-Cas9, un certain nombre d’inégalités sociales pourraient s’inscrire jusque dans le patrimoine génétique des individus, créant de facto une humanité à deux vitesses. En effet, si les applications mélioratives de l’édition du génome humain devaient présenter un certain coût ou n’être disponibles que dans certains pays, il est possible que seule une fraction des Belges puisse y avoir accès. Cette fraction pourrait se modifier elle-même ou modifier sa descendance, pour optimiser ses capacités et donc ses chances dans la société actuelle d’accéder aux emplois les plus exigeants ou de performer dans les compétitions sportives de haut niveau. Si ce type d’application n’est pas encore à l’ordre du jour sur l’humain en Belgique actuellement, les premiers humains édités génétiquement dans une perspective thérapeutique, voire même méliorative, existent déjà[6]. Il convient donc de se préparer à l’éventualité qu’émerge un jour une nouvelle aristocratie, génétique cette fois.
Mais que fait le législateur ?
Face à ces risques, le législateur belge a réagi de deux manières différentes : en interdisant préalablement dans une série de législations la recherche sur les embryons ou sur les humains déjà nés vivants et viables[7], d’une part, en prévoyant des législations qui condamnent dans une série de domaines les discriminations fondées notamment sur une « caractéristique génétique »[8], d’autre part. Cet arsenal juridique est nécessaire, mais il n’est pas certain qu’il soit suffisant. Pour le comprendre, prenons un cas concret. Imaginons que des parents veulent optimiser leurs enfants pour leur donner les meilleures chances dans la vie. Imaginons qu’un pays adapte prochainement sa législation pour autoriser ce genre d’interventions. Les parents se rendent dans ce pays, éditent le patrimoine génétique de leur enfant, et reviennent en Belgique. Comment est-ce que les autorités publiques belges devraient se comporter à l’égard de l’enfant génétiquement optimisé ? En raison de cette optimisation, devraient-elles lui interdire l’accès à certaines activités sociales, telles que le sport de haut niveau ou le marché de l’emploi, pour ne pas discriminer la population non modifiée ? Est-ce que cela serait juste à l’égard d’un enfant qui n’a pas demandé à être optimisé, notamment eu égard au principe constitutionnel de l’intérêt supérieur de l’enfant ? Mais ne rien faire, n’est-ce pas une validation d’une utilisation technologique susceptible de discriminer à long terme une part importante de la population belge ?
Cet exemple nous place face à des questionnements moraux et juridiques complexes. La solution ne se trouve intégralement ni chez les experts, ni chez les politiques. Elle suppose la tenue d’un débat national sur ces questions, pour tout d’abord informer de ce qui pourrait arriver à nos sociétés. Si ce débat n’a pas lieu très prochainement, il y a un risque que nos sociétés soient à nouveau bouleversées par les applications d’une technologie, alors que nous pouvons dès aujourd’hui les anticiper. Nous avons l’occasion de faire le pari de la démocratie, de considérer qu’elle est suffisamment mature pour aboutir collectivement à une solution qui nous évitera l’écueil d’une société encore plus fragmentée.
Vincent Martin-Schmets, Doctorant au Centre de droit public et social, Faculté de Droit et de Criminologie, Université Libre de Bruxelles (ULB), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent s
[1] C. DELUZARCHE, « Science décalée : la chimie plus vite récompensée par le prix Nobel », in Futura, publié le 12 octobre 2019, disponible via le lien suivant https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/science-decalee-science-decalee-chimie-plus-vite-recompensee-prix-nobel-77899/ ; voir également le site officiel du prix Nobel, disponible via le lien suivant : https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/2020/popular-information/.
[2] J. R. CLAPPER, « Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence Community », publié le 9 février 2016, p. 9, disponible via le lien suivant : https://www.intelligence.gov/annual-threat-assessment.
[3] Sur le fonctionnement de CRISPR-Cas9 et pour la métaphore, voir notamment le livre rédigé par J. DOUDNA, J. A. DOUDNA & S. H. STERNBERG, A Crack in Creation, Gene editing and the unthinkable power to control evolution, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2017, pp. xi-xx, 8-23, 31-32, 40-41, 48-58, 100, 117-159, 178-179, 233-234.
[4] Voir notamment à ce sujet la page consacrée à ce traitement sur le site de l’European Medicine Agency, qui lui a délivré une autorisation de mise sur le marché en 2024, disponible via https://www.ema.europa.eu/en/medicines/human/EPAR/casgevy.
[5] N. TERRASSE, « Xénogreffe : des organes de porcs génétiquement modifiés pour répondre à la pénurie en France », in Science et Avenir, publié le 17 mars 2025, disponible via le lien suivant : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/xenogreffe-des-organes-de-porcs-genetiquement-modifies-pour-repondre-a-la-penurie-en-france_184613.
[6] D. NORMILE, « CRISPR Bombshell : Chinese researcher claims to have created gene-edited twins », in Science, 26 novembre 2018, doi : https://doi.org/10.1126/science.aaw1839, consulté le 27 mars 2025.
[7] Voir notamment les dispositions suivantes en droit belge : article 5, 5° de la loi du 7 mai 2004 relative aux expérimentations sur la personne humaine, M.B., 18 mai 2004 ; articles 3, 1° et 5 de la loi du 11 mai 2003 relative à la recherche sur les embryons in vitro, M.B., 28 mai 2003.
[8] Voir notamment la loi fédérale du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, M.B., 30 mai 2007.